La culture, c’est le refus de la misère

Jacqueline Chabaud

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Jacqueline Chabaud, « La culture, c’est le refus de la misère », Revue Quart Monde [En ligne], 156 | 1995/4, mis en ligne le 01 juin 1996, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2988

« La culture peut changer quelque chose à la misère », concluait une délégation du Quart Monde. Cette déclaration conduit l’auteur vers certaines exigences d’une culture vraiment moderne.

Lors d’une réunion de l’Université populaire Quart Monde, chacun donnait ses idées sur le thème du jour, la Paix. Soudain un homme habituellement silencieux se risqua à prendre la parole : « Je n’ai pas aimé le film à la télé hier soir. »

Voilà des années qu’André Modave, un volontaire qui animait cette réunion à Bruxelles, me racontait cette histoire dont la suite importe. Il avait aussitôt cherché ce que cet homme avait voulu dire. Heureusement, il se souvenait qu’au programme de télévision de la veille figurait un film de guerre. André put alors questionner l’intervenant : « Vous dites que vous n’avez pas aimé ce film parce que vous pensez que la guerre est une mauvaise chose ? » Le visage de l’homme s’éclaira d’un sourire. Il avait été compris. Son désir d’être enfin relié aux autres avait rencontré le désir d’André de le rejoindre, si fort qu’il avait trouvé et souligné la pertinence de son intervention.

Où est le cercle vicieux de la misère ?

En d’autres lieux, aurait-on prêté attention à ce propos, semblant tomber comme un cheveu sur la soupe ? Mais la maladresse des mots, l’obscurité de la phrase, la naïveté de l’intervention, expliqueraient-elles à elles seules le fait que leurs locuteurs ou leurs scripteurs ne soient pas entendus, lus, compris ? Ne seraient-ils pas déjà mis en état d’infériorité, à cause de leur statut social ou encore de leur âge, trop petit ou trop grand ? Mis hors circulation de la pensée (plus totalement encore que les personnes atteintes dans leur état mental ou psychiatrique qui, elles, ont au moins des spécialistes pour être écoutées).

Se sachant rejetés, ils se renferment dans un silence si étouffant que, parfois, ils s’en délivreront par un accès de colère. Leur silence sera perçu comme passivité, leurs cris, comme déraison, le tout, comme indigence d’esprit. Et le rejet, ainsi justifié, continuera. Du fond de ce témoignage venu de Rennes, sourd la douleur lancinante des intelligences blessées au scalpel de notre conviction de savoir, de notre confort de jugement, de notre prétention à la supériorité. Le cercle vicieux de la misère, c’est d’abord cela.

La plupart des gens se croient à l’extérieur de ce cercle, bien qu’aujourd’hui ils craignent d’y entrer et comprennent mieux l’engrenage de ceux qui tombent dans l’exclusion. Mais cela leur donne-t-il de mieux comprendre ceux qui sont nés dans la grande pauvreté ?

Ceux-là savent que ce cercle vicieux est à la dimension du globe et détient prisonnière toute l’humanité. Leur enfermement pour cause de misère est si total qu’eux seuls peuvent révéler aux autres leur propre enfermement pour cause de savoir. Qui d’autres qu’eux, privés de la liberté de penser, de circuler, d’échanger, pourraient réapprendre à l’humanité son aspiration à la paix, à construire un monde qui ne soit pas séparé ? Qui d’autres qu'eux, dont l’intelligence, le savoir et l’expérience sont comptés pour nuls, pourraient réaffirmer l’unicité de toute personne et de son apport à la communauté des hommes ?

Leur refus obstiné d’être exclus de cette communauté serait-il seulement un appel moral à reconsidérer la dignité humaine ? Non. Et voilà sans doute pourquoi ils éprouvent tant de mal à se faire entendre. En se situant dedans, et pas en marge de cette communauté, ils font de la misère et de sa destruction non plus une question marginale, mais la question politique majeure - celle du vivre ensemble - et l’axe central de toutes les politiques.

L’homme resté sur le côté ouvre au monde de demain

Refuser la misère, c’est donc d’abord refuser ce qui casse les relations entre les gens. Cette pensée, politique, résulte aussi d’une pratique d’ordre politique : celle de l’Université populaire Quart Monde. Là des citoyens privés des moyens d’exercer leur citoyenneté et des citoyens possédant ces moyens choisissent de se relier les uns aux autres pour partager leurs savoirs, et d’abord le savoir de plus démuni des participants.1 Ce dernier est la porte qui ouvre au monde de demain. Et plus encore l’homme resté tout seul sur le côté, l’absent que tous recherchent inlassablement parce qu’il leur manque.

Pareil rassemblement de citoyens, basé sur l’inversion des priorités, porte la gestation d’une société radicalement neuve. L’anecdote relatée au début de ces lignes le montre, comme aussi le témoignage de l’Université populaire Quart Monde de Rennes2.

L’apport imprévisible des plus pauvres

Cette pensée sur la culture est en elle-même un acte culturel, inlassablement posé.

Elle est née, en effet, dans cet échange nommé partage du savoir, dans cette relation établie entre les uns et les autres qui a permis l’expression de chacun. N’en va t-il pas ainsi de tout acte de culture ?

Qu’il s’agisse de musique, de peinture, de littérature de science… aucune œuvre ne serait créée sans la relation de son auteur à des devanciers et à ses contemporains. Le « Je » de l’homme, fut-il un créateur de génie, est toujours pluriel, seul l’imposteur le nie.

Comment à travers les lignes de ce témoignage ne pas deviner cette société nouvelle en gestation qui l’a permis ?

Certaine ne sont pas libres dans leur tête, faute d’avoir pu apprendre à lire et à écrire – leur expérience questionne nos conceptions sur la liberté de penser. Peut-être croient-ils qu’ils n’ont pas de pensée, manquant des moyens de l’exprimer et d’être invités à la dire. Tel cet homme de la région parisienne qui, naguère, apprenait à lire avec Feuille de Route3et le soutien d’un ami. Ayant lu un titre d’article « Tout homme a une pensée », il s’arrêta net pour interroger son ami : « Alors, moi aussi, j’ai une pensée ? »

Maîtrisant l’alphabet ou non, les personnes en grande pauvreté sont obligées à la soumission. Ici, peu à peu, elles expérimentent que la relation à autrui est possible.

Pensée. Relation. Des mots- clés. Dès lors, elles acquièrent le droit de tout homme à se savoir héritier d’une pensée, à se l’approprier, à la formuler, à la transmettre, à l’enrichir de la pensée des autres.

Puisqu’il y a échange, partage, sont bien sûr également bouleversées les personnes dotées de diplômes et de métiers, assises dans la société, ne fut-ce que sur un strapontin. Elles se croyaient libres dans leur tête. Les voilà conduites à remettre en cause cette liberté. Comment leur pensée et leur savoir pourraient-ils prétendre à l’universel, puisque forgés dans l’enfermement séculaire des nantis ? S’approprier toutes les richesses générées par l’esprit humain, les confisquer, n’est-ce pas une oppression pire encore que celle résultant de la confiscation des biens matériels ?

Nul n’accède à la culture sans en être changé, et du moins en principe, sans contribuer tant soit peu à la changer. Là, justement, le bât blesse. Si l’on admet que chacun, quel qu’il soit, puisse bénéficier de l’accès à la culture, accepte-t-on vraiment qu’il puisse contribuer à son évolution ? En participant à l’Université populaire Quart Monde, les personnes vivant ailleurs que dans la misère ont choisi la réponse. Il ne leur suffit pas d’agir afin que les citoyens en grande pauvreté accèdent à leur droit à la culture. Il leur faut agir pour que la société en accepte la conséquence : la transformation aujourd’hui totalement imprévisible, de cette culture vivant sans cesse d’un échange dont ils étaient jusque-là absents. Une révolution sans aucune mesure avec celle des autoroutes de l’information, laquelle risque d’opprimer davantage les populations en grande pauvreté, puisque conçue par et pour le cerveau et l’argent des plus forts.

Une pensée en avance sur notre temps

Ces populations aspirent pourtant à participer au changement. Le père Joseph Wresinski le rappelait aux fonctionnaires de l’ONU, lors d’une allocution qu’il leur adressait à New York le 16 octobre 1985 : « Dans toutes les zones de misère que j’ai parcourues, en tous continents, j’ai pourtant trouvé que les gens, et même les enfants, savaient que le monde bougeait, changeait, se développait. Pour eux, la vraie peine n’était pas d’être pauvres et de le demeurer. Leur peine était que d’autres participaient au changement quand eux demeuraient exclus, comptés pour nuls. »

Par le refus de leur exclusion, les plus pauvres posent un acte politique en s’affirmant citoyens, réalité en voie d’être enfin reconnue.

Par leur volonté de participer au changement, ils posent aussi un acte culturel, en s’affirmant contemporains, réalité encore niée. Pour eux, comme pour toutes les populations auxquelles l’injustice du monde ou l’histoire impose les conditions de vie d’une époque révolue. Mais assimiler l’homme à son état matériel de vie, le réduire ainsi à l’état d’objet, n’est-ce pas la pire injure faite à la dignité humaine ? Un exemple récent illustre bien ce refus, inconscient ou non, de regarder les pauvres comme nos contemporains. En marge de la Conférence des femmes à Pékin, une chaîne de télévision privée, et réputée culturelle, a diffusé un reportage (remarquable) sur les habitantes d’un village africain. Seul un œil attentif pouvait lire au générique final l’année du tournage de ce documentaire, réalisé voilà quelque quinze ans ! S’il s’était agi de Berlinoises, de Suédoises ou de New-Yorkaises… mais la question ne se pose même pas !

Ce texte de l’Université populaire Quart Monde rennaise remet les pendules à l’heure. Bien mieux, il témoigne d’une expérience et d’une pensée en avance sur notre temps. Il affirme que le partage de la culture constitue l’un des moyens de briser la misère, affirmation malheureusement encore bien loin de convaincre la majorité des gens. Mais il va beaucoup plus loin. Il définit la culture comme étant, en soi, refus de la misère. Une définition sans doute encore irrecevable, bien que, nul ne le conteste, toute culture naisse et vive de la relation ente les êtres humains. Mais une définition d’autant plus nécessaire à faire sienne en un temps où l’on confond dangereusement partage de la culture et consommation des biens culturels, devenus des produits absorbés isolément par des individus.

Seuls ceux qui sont amputés d’une partie d’eux-mêmes parce que privés de leurs relations aux autres, peuvent redire à l’humanité son idéal, tellement oublié qu’elle a construit des tours d’ivoire pour préserver sa (et ses) culture(s) des intrus. N’est-ce pas lorsqu’il n’y aura plus ni tours ni en conséquence plus d’intrus, que la culture entrera vraiment dans la modernité ?

1 Voir Revue Quart Monde n° 140 : Reconnaître l’autre comme chercheur.

2 Cette réflexion de la délégation de Rennes est publiée intégralement dans ce numéro.

3 Journal mensuel du Mouvement international ATD Quart Monde.

1 Voir Revue Quart Monde n° 140 : Reconnaître l’autre comme chercheur.

2 Cette réflexion de la délégation de Rennes est publiée intégralement dans ce numéro.

3 Journal mensuel du Mouvement international ATD Quart Monde.

Jacqueline Chabaud

Jacqueline Chabaud, journaliste depuis 1957 dans la presse écrite, est depuis 1979 responsable du journal mensuel Feuille de Route du Mouvement ATD Quart Monde. Elle a animé pendant douze ans l’Association internationale des journalistes de la presse féminine et familiale.

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