Acteur-formateur-chercheur dans la lutte contre la grande pauvreté

Nathalie Barrois, Patrick Brun et Gaston Pineau.

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Nathalie Barrois, Patrick Brun et Gaston Pineau., « Acteur-formateur-chercheur dans la lutte contre la grande pauvreté », Revue Quart Monde [En ligne], 209 | 2009/1, mis en ligne le 01 mars 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3092

Une formation aboutissant au diplôme universitaire de Hautes Etudes en Pratiques Sociales (Duheps) a été menée conjointement par l’Université François Rabelais de Tours et le volontariat d’ATD Quart Monde, de mai 2006 à octobre 2008. Les auteurs en expliquent la genèse, le contenu, et montrent en quoi une telle démarche révolutionne la place de l’enseignement en l’assujettissant à l’expérience personnelle et collective des participants.1 Au cours de l’année 2009, cette rubrique rendra compte de la recherche abordée dans quelques-uns des treize mémoires produits par les participants. Cet article reprend de larges extraits d'un article à paraître dans : Guillaumin Catherine, « Pratiques réflexives en formation. Ingénieries émergentes », Paris, Éd L'Harmattan, 2009.

L'idée d'un Duheps pour aider les volontaires d'ATD Quart Monde à formuler et socialiser les savoirs originaux développés par leurs actions et leurs expériences d’engagement avec le monde de la grande pauvreté a germé au sein d’une démarche partenariale de croisement des savoirs amorcée depuis 1993. Cette démarche a généré deux programmes européens de coformation-action-recherche : le croisement des savoirs de 1996 à 1998 avec le groupe de recherche Quart Monde-Université (1999); le croisement des pratiques (2000-2001) avec Quart Monde Partenaire (2002).2 Ces programmes visaient à donner toute leur place à la pensée des personnes en situation de grande pauvreté.

Mais qu'en était-il du savoir du volontariat permanent qui les avait rejointes ?

En ces moments de recherche collective d’alternatives aux mesures sociales instituées de lutte contre la très grande pauvreté, cinquante ans d’expérience de volontariat n’ont-ils pas construit des savoirs transférables ? Lesquels ? Comment ?

L’engagement de volontaires permanents remonte aux premières années de la fondation du mouvement ATD Quart Monde par Joseph Wresinski en 1957.

« Les volontaires sont des hommes et des femmes venus de tous les continents qui ont choisi de rejoindre de manière permanente le peuple du Quart Monde, de donner la priorité aux plus démunis dans tous les domaines de leur vie pour que soit définitivement brisée l’exclusion. Ce qui les unit, c’est une volonté de respecter les familles les plus misérables ; c’est la conviction que ces familles sont engagées très concrètement à soutenir et libérer plus pauvres qu’elles. Actuellement, ils sont quelque quatre cents femmes et hommes de différentes nationalités, origines, professions, religions ou philosophies, dans vingt-sept pays. Ensemble, ils forment le volontariat ».3

Acquérir la maîtrise théorique de sa pratique sociale

Le volontariat recèle une richesse d’expérience extrêmement variée, individuelle et collective, locale, nationale et internationale. La première génération arrive à la retraite. D’autres s’engagent. Le père Joseph Wresinski est mort. Certains l’ont connu. D’autres pas. Quelles communications se construisent entre ces différentes générations de volontaires ? Quels savoirs peuvent s’échanger ? Quelle transmission est possible, de cette culture d’action et d’interaction très spécifique, très située ? Quelle coformation ? Et même quelle autoformation pour chacun au cours de la vie ?

Les programmes précédents de croisements des savoirs et des pratiques n'ont pas répondu à ces questions. Ils les ont au contraire avivées. Le Duheps organisé par l’Université de Tours a paru correspondre aux besoins. « Cette formation s’adresse à un large public de professionnels des secteurs de la formation, de l’éducation, de l’enseignement, du travail social, du développement local, de la politique urbaine, sanitaire et sociale[ ……]. Elle leur permet d’acquérir la maîtrise théorique de leur pratique sociale : elle vise au développement des compétences nécessaires à la maîtrise des situations professionnelles :

Capacité à identifier les situations problèmes et à les problématiser en liant théorie et pratique.

Capacité à se doter d’un outillage conceptuel et méthodologique pertinent.

Capacité à formaliser les préconisations professionnelles transférables ».

Aussi après une gestation de quelques années, un groupe exploratoire s'est réuni en 2005 pour construire un projet avec les buts suivants, longuement et soigneusement négociés et discutés :

1 - produire des savoirs nouveaux issus de la lutte contre la grande pauvreté.

2 - contribuer à valider la connaissance, l’action et la démarche de recherche de ceux qui agissent avec les familles en situation de précarité et de grande pauvreté.

3 - permettre à des volontaires qui ont une longue expérience de terrain de relire leur expérience, de reconnaître sa valeur et de formaliser les savoir-faire, savoir-être et savoir-penser que l’engagement et la mise en œuvre de projets ont développés en eux.

4 - construire la reconnaissance des compétences, de la méthodologie d’action du volontariat d’ATD Quart Monde, en tant que contribution à la lutte contre la misère.

5 - développer la capacité collective de recherche, d’action et de formation au sein du mouvement en associant savoirs de l’expérience, savoirs de l’action et savoirs universitaires.

L’Université rendue à son universalité

En mai 2006, à l'Institut international de recherche d'ATD Quart Monde à Pierrelaye dans la banlieue parisienne, avait lieu une première rencontre de présentation du projet et des attentes d'une quinzaine de volontaires. En septembre, quatorze d’entre eux se lançaient dans l'aventure copilotée par un représentant de l'université (secondé la seconde année, pour cause de départ en retraite, par un jeune doctorant sur les dynamiques coopératives en pédagogie) et un représentant du mouvement. Une responsable de formation du mouvement a assuré pour le groupe un accompagnement logistique personnalisé très dynamique.

Pour les volontaires, comme pour tout le monde, l’expérience n’est pas automatiquement formatrice. Elle peut même être déformatrice si elle n’est pas forgée aux feux de la réflexion, la sienne et celle des autres.

Durant ces deux années tout un éventail de moyens pédagogiques collectifs, véritable accompagnement socio-maïeutique, a été mobilisé pour appuyer la production progressive de savoirs: interventions méthodologiques, présentation des projets personnels, interventions thématiques, approches réflexives, écrits intermédiaires, accompagnement médiactif (grâce au soutien d’un formateur-chercheur sur l’utilisation d'Internet pour optimiser l’alternance présence/distance dans la formation), regroupements hors-session, sans oublier les entretiens individuels qui se font à la demande et jouent bien sûr un rôle majeur.

Une révolution de l'apprentissage ? Certes cela amène à penser qu’on peut apprendre sans enseignement formel, par soi-même, avec les autres, par l’expérience et à l’école de la vie. Une révolution de l'apprentissage donc, mais non avec la volonté d'éliminer l’enseignement : plutôt avec celle de voir ces auto et coapprentissages comme la base sur laquelle l’enseignement doit se construire. L’enseignement change alors de nature. Il quitte la place centrale commandant l’apprentissage, jusqu’à parfois l’assujettir et le paralyser, pour libérer les capacités d’apprendre des adultes.

Ainsi passant par cette ré initiation des apprentissages, les volontaires ont pu non seulement produire un écrit transmissible, qui donne sens à leur expérience, mais aussi se saisir d'une nouvelle approche pour aborder les questions liées à l'action, à la pratique de « leur métier de volontaire » comme le disait l'un d'entre eux.

Maintenant ils ont les mots pour dire leur pratique : « Avant je racontais, et c'était une succession d'anecdotes qui ne me permettait pas de rejoindre l'autre dans son vécu, dans sa pensée. J'étais le héros d'une belle histoire, intéressante peut-être, mais trop décousue pour permettre un dialogue constructif. »

Ces années ont également permis une ouverture sur le monde universitaire. Ayant acquis des repères et des méthodes, les « Duhepsistes » ont maintenant les outils pour oser s'y confronter et continuer d'enrichir leur pensée. L'Université, par la grâce du Duheps, est rendue à son universalité, de nouveau ouverte vers la cité.

Des acteurs devenus auteurs

Aujourd’hui, les volontaires Duhepsistes ont réussi. Ils ont repris les traces du passé précieusement gardées dans des centaines de pages d'écrits quotidiens, les ont confrontées à la mémoire d'aujourd'hui à l'aide d'interviews, puis les ont passées au crible des mots, des concepts et des analyses. Partis de leur expérience : des années de vie partagée avec des familles oubliées dans l'Est de la France, des années de pré-école au cœur de la famille - maman et petit enfant réunis - d'action avec les personnes sans domicile à Paris, avec les enfants dans les rues de New York ou de Ouagadougou, de semaines de vacances vécues ensemble dans une grande maison du Jura, de présence dans un camp pénal en Côté d'Ivoire, ils ont abouti à une nouvelle parole qui donne sens.

Après deux années de travail intense, ces acteurs devenus auteurs ont présenté leurs travaux devant un jury composé de membres de l'Université François Rabelais et d’ATD Quart Monde, ultime épreuve pour aller au bout de cette aventure, prendre la mesure du trajet parcouru en le présentant à l'oral, dans un dialogue fécond qui élargit le champ de la question travaillée.

Treize mémoires ont ainsi été présentés et reçus avec mentions :

« Rencontres et recréation de liens en milieu de pauvreté ».

« Misère et isolement, quelle relation ? ».

« Efficacité et temporalité dans la lutte contre la pauvreté ».

« Se faire proche des plus pauvres, pourquoi, comment, jusqu’où ? ».

« Relations, chemin de libération ? ».

« Aller vers : rencontres interpersonnelles et transformations reliantes ».

« L’audiovisuel comme médiation pour le partenariat entre organismes publics ou privés et les plus pauvres ».

« Du bonheur en situation de malheur ? ».

« Relations avec les plus pauvres, chemin de transformation réciproque et mutuelle ».

« La relation éducative entre l'enfant en situation d'exclusion et l'adulte, vers un épanouissement mutuel ».

« Changement et construction de vie entre une famille de volontaires et des familles oubliées »

« L'université populaire Quart Monde, lieu de reconnaissance des plus pauvres et lieu de formation pour devenir partenaire ».

C'est une étape qui s'achève. Il reste maintenant à tirer, tant de l'expérience de ce Duheps que de ses productions, tous les fruits qui en sont la moisson : pour les volontaires et le mouvement ATD Quart Monde et pour l'Université elle-même. Nouveau défi que de faire vivre les outils de transmission que sont ces travaux universitaires, afin qu'ils puissent éclairer d'autres acteurs et permettre ce dialogue entre la pensée et la pratique. Alors le Duheps aura vraiment montré toute sa fécondité en permettant aux volontaires de devenir « acteurs-chercheurs-formateurs ».

Vous pourrez découvrir dans les prochaines revues quelques-uns des thèmes traités par des volontaires ayant participé à la démarche du Duheps.

1 À partir de larges extraits d'un article à paraître dans : Guillaumin Catherine, « Pratiques réflexives en formation. Ingénieries émergentes »

2 Voir RQM n°170/ juin 99 ; et aussi « Le croisement des pouvoirs », Éd.l’Atelier/ Éd.Quart Monde, 2008 ; ainsi que « Le croisement des savoirs et des

3 Jona Rosenfeld et Bruno Tardieu, « Artisans de démocratie », Éd.l’Atelier/ Éd.Quart Monde, 1998, p.300.

1 À partir de larges extraits d'un article à paraître dans : Guillaumin Catherine, « Pratiques réflexives en formation. Ingénieries émergentes », Paris, Éd L'Harmattan, 2009.

2 Voir RQM n°170/ juin 99 ; et aussi « Le croisement des pouvoirs », Éd.l’Atelier/ Éd.Quart Monde, 2008 ; ainsi que « Le croisement des savoirs et des pratiques », Groupes de recherche Quart Monde-Université et Quart Monde-Partenaire, Éd.l’Atelier/ Éd.Quart Monde, 2008.

3 Jona Rosenfeld et Bruno Tardieu, « Artisans de démocratie », Éd.l’Atelier/ Éd.Quart Monde, 1998, p.300.

Nathalie Barrois

Nathalie Barrois, volontaire permanente depuis 1993. Après huit années consacrées à la petite enfance à Noisy-le-Grand puis en Haïti, elle a rejoint l'équipe d'animation de la formation au centre international du mouvement ATD Quart Monde.

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Patrick Brun est docteur en sciences de l'éducation, et coanime la démarche du croisement des savoirs depuis le début.

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Gaston Pineau.

Gaston Pineau est professeur émérite de l'Université François Rabelais de Tours en sciences de l'éducation, spécialiste des histoires de vie, et a également participé au croisement des savoirs comme responsable universitaire de l'action.

CC BY-NC-ND