Aide sociale et droit au logement

Dominique Goubau

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Dominique Goubau, « Aide sociale et droit au logement », Revue Quart Monde [En ligne], 151 | 1994/3, mis en ligne le 01 décembre 1994, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3183

Deux décisions rendues récemment par le Tribunal des droits de la personne du Québec appliquent très concrètement le concept de discrimination à des situations de grande pauvreté.

Le Tribunal des droits de la personne du Québec a rendu récemment deux décisions de principe en matière de droit au logement et de discrimination fondée sur le statut de bénéficiaire de l’aide sociale. Ce tribunal spécialisé, crée en 1989, a pour mission de trancher les cas des citoyens victimes d’une violation de la Charte des droits et libertés de la personne. La Charte prévoit, parmi bien d’autres choses, que nul ne peut refuser de signer un contrat de bail si ce refus est motivé par une discrimination fondée, par exemple, sur l’état civil ou sur la condition sociale d’une personne.

Dans une première affaire1, un propriétaire avait refusé d’accorder un appartement à une famille, car sa politique était de ne pas louer de logement aux prestataires d’aide sociale. Il avait déclaré sans détour qu’il ne permettait même pas aux personnes d’établir leur crédibilité financière car de toute façon il ne louait pas aux « assistés sociaux ». Le locataire s’en est plaint à la Commission des droits de la personne du Québec qui, à son tour, saisit le tribunal après des essais de conciliation infructueux.

La première question que devait trancher le tribunal était de savoir si le statut de bénéficiaire de l’aide sociale fait partie de la « condition sociale » et donc s’il s’agit d’un motif prohibé de discrimination. S’appuyant notamment sur l’opinion d’experts, le tribunal constate que les personnes assistées sociales sont considérées par la société comme n’ayant pas de statut social et que de cette situation découlent des préjugés défavorables, ce qui en fait une catégorie distincte.

Le tribunal estime que la « condition sociale » peut être définie comme la situation qu’une personne occupe au sein d’une communauté, notamment par ses origines, son niveau d’instruction, d’occupation et de revenu, et par les perceptions et représentations qui, au sein de cette communauté, se rattachent à ces diverses données objectives. Il en conclut que le statut de bénéficiaire de l’aide sociale constitue de toute évidence un motif de discrimination interdit par la Charte québécoise et que si un propriétaire a évidemment le droit de vérifier la solvabilité de son futur locataire, il lui est par contre interdit de présumer qu’une personne est insolvable du simple fait qu’elle n’a pas d’emploi, c’est-à-dire sans autre vérification additionnelle. Le tribunal ajoute à cela que des expériences antérieures négatives avec des bénéficiaires de l’aide sociale n’autorisent pas plus ce propriétaire à refuser de louer un logement à une telle personne. Les derniers mots du jugement méritent d’être citées : « Se voir attribuer des attributs négatifs, malgré la réalité, simplement parce qu’il reçoit des prestations de sécurité du revenu est dégradant et humiliant. »

En conséquence, le propriétaire fut condamné à 3 500 dollars canadiens de dommages et intérêts exemplaires pour avoir agi de façon discriminatoire et pour avoir porté atteinte au respect de la dignité d’une personne.

Bien entendu, il faut signaler que la cause du locataire avait été facilitée par le fait que la politique discriminatoire du propriétaire était clairement annoncée : « On ne loue pas aux assistés sociaux. » En réalité, la plupart des propriétaires sont plus subtils et arrivent au même résultat par des considérations de solvabilité : « On ne loue qu'aux personnes solvables ». La deuxième affaire dont le Tribunal des droits de la personne fut récemment saisi concerne précisément le cas d’un propriétaire qui avait refusé un locataire, en prétextant de l’incapacité financière de celui-ci et en affirmant que son statut de prestataire d’aide sociale n’y était pour rien.

Dans cette deuxième affaire2, le tribunal fait un pas de plus en affirmant que le fait de ne pas louer un logement à une personne parce que ses revenus sont insuffisants, mais sans faire aucune vérification quant à la situation réelle de cette personne (par exemple en faisant un appel téléphonique à l’ancien bailleur), constitue de la discrimination lorsque ce refus s’exerce à l’endroit d’une personne pauvre qui tire principalement ses revenus de l’aide sociale.

Le tribunal souligne que la décision de ne pas louer présuppose que la personne pauvre ne pourra effectivement payer le loyer et constitue dès lors une catégorisation basée sur les préjugés et le mépris. Au fond, ce que le tribunal reproche au propriétaire, c’est de ne pas avoir fait des vérifications élémentaires de solvabilité réelle, indépendamment du statut social de la personne.

De plus, comme dans cette affaire il s’agissait d’une femme seule en charge de sa famille, le tribunal retient également contre le propriétaire le motif de discrimination fondée sur l’état civil, la structure d’une famille – qu’elle soit monoparentale ou bi-parentale – étant au Québec un des éléments compris dans le concept d’état-civil.

Dans ce cas, le propriétaire fut condamné à payer 1 000 dollars de dommages et intérêts, car les faits de cette affaire ne permettaient pas au tribunal de conclure qu’il y avait eu atteinte à la dignité de la personne.

Ces deux affaires constituent une victoire incontestable pour les personnes les plus démunies, en même temps qu’un avertissement aux propriétaires qui, dorénavant, ne pourront plus refuser un logement à un bénéficiaire de l’aide sociale, à moins d’avoir la preuve que ce locataire a un passé de mauvais payeur.

Extrait de la décision du Tribunal des droits de la personne du Québec

Canada

Province de Québec

District de Montréal

Le Tribunal des droits de la personne du Québec

N° : 500-53-000013-936

Montréal, le 21 décembre 1993

Sous la présidence de l'honorable juge Michèle Rivet

Avec l'assistance des assesseurs Mme Diane Demers, M. Jean-Pierre Gagnon

La Commission des droits de la personne du Québec, organisme constitué en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne (LRQ c. C-12), ayant son siège social au 360, rue Saint-Jacques dans les cité et district de Montréal, agissant en faveur de madame Johanne Drouin.

Partie demanderesse.

- et -

Léonard Whittom, résidant et domicilié au 9385 André-Grasset, Montréal,Québec,H2M 2B6, et Jean Lavallée, résidant et domicilié au 1905 Bélanger, Terrebonne, Québec, J6X 2T7, faisant affaires sous la raison sociale Les Entreprises Calidet Enr. située au 9385 André-Grasset, Montréal, Québec, H2M 2B6.

Partiues défenderesses.

- et -

Johanne Drouin, résidant et domiciliée au 660, place Théberge, app.104, Terrebonne, Québec, J6W 4R4.

Partie victime et plaignante devant la Commission des droits de la personne du Québec.

Mme Johanne Drouin, le 29 février 1992, s'est vu refuser la location d'un logement situé au 1160 de la rue McKenzie à Terrebonne par la concierge de l'immeuble, Mme Labonté. Pour la Commission des droits de la personne (ci-après appelée la CDP) qui, en l'espèce, prend fait et cause au nom de Mme Drouin, partie victime et plaignante devant elle, MM. Whittom et Lavallée ont porté atteinte au droit de Mme Drouin d'être traitée en toute égalité, sans distinction ou exclusion fondée sur son état civil et sa condition sociale, en lui refusant la location de ce logement. De même pour la CDP, MM. Whittom et Lavallée ont porté atteinte au droit de Mme Drouin à la sauvegarde de sa dignité sans distinction ou exclusion fondée sur l'état civil et la condition sociale. La CDP réclame donc la somme de 1 500,00 $ à titre de dommages moraux.

Quant à la partie défenderesse, elle nie l'ensemble des allégations de Mme Drouin, et affirme que la seule raison pour laquelle la concierge a refusé de lui louer ce logement tenait à une appréhension que Mme Drouin ne puisse rencontrer financièrement les coûts du loyer et ce, suite à une comptabilité sommaire de ses revenus ; ce n'est donc nullement le fait qu'elle soit prestataire de l'aide sociale. De la même manière, indique la partie défenderesse, en aucun temps Mme Drouin n'a fait quelques démarches supplémentaires que ce soit pour les convaincre qu'elle pouvait financièrement assumer le loyer.

Qu'en est-il ?

En témoignage, Mme Drouin vient expliquer au tribunal qu'elle est mère de deux jeunes enfants. Lors des événements, elle habitait un logement pour lequel elle payait 475,00 $ par mois, somme à laquelle il fallait ajouter un plan annuel d'électricité qui lui coûtait quelque 55,00 $ par mois de même que des frais mensuels de téléphone.

En février 1992, elle apprend que le logement sis au 1160 de la rue McKenzie à Terrebonne sera disponible à compter de juillet puisque sa cousine doit le quitter. Elle informe donc la concierge qu'elle est intéressée à louer ce logement pour lequel le loyer réclamé est de 485,00 $ par mois. Le lendemain, nous dit-elle, elle reçoit un téléphone de sa cousine ; cette dernière lui indique que la concierge ne lui louera pas le logement parce qu'elle n'est pas solvable. La concierge lui indiquera précisément que c'est parce qu'elle n'a pas assez de revenu. Mme Drouin continuera donc d'habiter dans le logement où elle était, logement qu'elle quittera en juillet 1993.

Les revenus mensuels de Mme Drouin se composaient alors de 655,00 $ en prestations d'aide sociale, de 333,00 $ de pension alimentaire et de 108,00 $ d'allocation familiale. Elle ne possédait aucun véhicule automobile.

La cousine de Mme Drouin, Mme Johanne Calvé, confirmera l'essentiel de son témoignage. Elle nous dira que la concierge a refusé la location parce que ses revenus n'étaient pas suffisants, parce que sa cousine n'était pas solvable, et finalement parce qu'elle était prestataire de l'aide sociale.

Enfin, M. Michel English, concierge du logement où habitait alors Mme Drouin, indiquera que s'il a accepté le renouvellement du bail à Mme Drouin en juillet 1992 sans augmentation de loyer, c'était parce que sa locataire payait très bien. Il indique de plus qu'il n'a reçu aucun appel pour vérifier ce qu'il en était du comportement de sa locataire d'alors quant au paiement du loyer.

Aucun de ces faits n'est nié par la défense.

M. Whittom, propriétaire des immeubles, indique qu'il est intervenu dans la décision de la concierge Labonté. Pour lui, c'était presque improbable, en prenant en compte les revenus mentionnés par Mme Drouin, qu'il n'y aurait pas quelques problèmes plus tard : « Ce n'est pas acceptable, tôt ou tard, on allait avoir des problèmes. » Pour lui, le fait qu'une personne soit sur le bien-être social en aucun temps n'a été un facteur qui a guidé la décision de ne pas louer. Les premiers critères, nous dit-il, pour être accepté chez nous, c'est la question du revenu.

Il indique de plus qu'il ne peut à chaque demande de location, parfois nous dit-il « on en a quelque 50 ou 60 », faire une enquête de crédit pour vérifier la solvabilité des locataires éventuels, ces enquêtes coûtant à chaque fois au minimum quelque 15,00 $.

(...)

Contrairement aux Etats-Unis où le seuil de pauvreté est établi en chiffres absolus, au Canada et au Québec, nous indique Mme Provost, sont considérées pauvres les personnes qui consacrent plus de 56,2 % de leur revenu au logement, à la nourriture et au vêtement.

(...)

Décider de ne pas louer à une personne parce que ses revenus sont insuffisants sans faire aucune vérification quant à la réalité de cette personne, soit par un appel à l'ancien locateur ou de toute autre manière, c'est prendre une décision qui contrevient aux prescriptions de l'article 10 de la Charte lorsque le refus s'exerce à l'endroit d'une personne pauvre qui tire principalement ses revenus de l'aide sociale. La décision de ne pas louer préjuge que la personne pauvre ne pourra effectivement payer le loyer, et la stigmatise en prenant en compte un des principaux éléments de la condition sociale, soit la catégorisation financière d'une personne, une des facettes spécifiques de la condition sociale, comporte préjugés et mépris.

Nous trouvons donc ici en l'occurrence que les défenderesses en ne louant pas à Mme Drouin ont agi de manière discriminatoire en l'empêchant d'exercer en pleine égalité son droit de conclure un acte juridique, soit un contrat de bail, pour des motifs reliés à l'une des composantes de la condition sociale. Ajoutons qu'il importe peu qu'elles aient eu ou non l'intention d'agir de manière discriminatoire.

(...) de plus, ont-ils aussi, indirectement cette fois, exercé une discrimination au motif de l'état civil ?

Rappelons-le : la discrimination indirecte, par suite d'un effet préjudiciable, s'opère lorsqu'une décision, neutre en apparence, a pour effet de créer une distinction reliée à un motif illicite. Ici, la concierge a refusé de louer à Mme Drouin parce qu'elle n'avait pas les revenus suffisants. Cette décision, qui ne prenait pas directement en compte la qualité de famille monoparentale de Mme Drouin, néanmoins avait nécessairement comme effet d'affecter tout particulièrement ce type de familles, puisque ce sont celles-ci, particulièrement si elles sont dirigées par une femme, qui sont les plus pauvres dans la société.

(...) Les locateurs ont donc ici indirectement empêché Mme Drouin d'exercer en pleine égalité son droit de conclure un contrat de bail d'habitation, en exerçant une exclusion reliée à un motif prohibé, celui de l'état civil.

(...)

Pour avoir contrevenu au droit de Mme Drouin de conclure un acte juridique (ici un contrat de bail), sans exclusion fondée sur la condition sociale et l'état civil, et pour avoir contrevenu à son droit à la dignité, à son honneur et à sa réputation, la CDP demande au tribunal de condamner la défenderesse à des dommages moraux au montant de 1 500 $. Compte tenu des conclusions auxquels le tribunal en arrive, un montant de 1 000 $ est approprié.

Par ces motifs, le tribunal :

accueille en partie la demande ;

déclare que Léonard Whittom et Jean Lavallée ont contrevenu au droit de Johanne Drouin d'exercer en pleine égalité, sans exclusion fondée sur la condition sociale et l'état civil, son droit de conclure un contrat de bail d'habitation ;

ordonne aux parties défenderesses de verser à Mme Johanne Drouin la somme de 1 000,00 $ à titre de dommages moraux ;

le tout avec intérêt depuis le dépôt de la présente demande au taux fiscal suivant l'article 28 de la Loi sur le ministère du Revenu (LRQ c. M-31) et les dépens.

La présidente du tribunal des droits de la personne

Mme Hélène Tessier (Procureur de la partie demanderesse)

M. Robert Laurin (Procureur de la partie défenderesse)

1 Commission des droits de la personne du Québec c/L Gauthier et al. (1994) RJQ 253 à 264.

2 Commission des droits de la personne du Québec c/Whittom J.E. 1994 -319.

1 Commission des droits de la personne du Québec c/L Gauthier et al. (1994) RJQ 253 à 264.

2 Commission des droits de la personne du Québec c/Whittom J.E. 1994 -319.

Dominique Goubau

Dominique Goubau, originaire de Belgique, a été pendant plusieurs années membre de la Maison Droit Quart Monde de Bruxelles. Il vit depuis une dizaine d’années au Québec où il a travaillé comme avocat à l’Aide juridique, organisme dont le rôle est de fournir des services d’avocat aux personnes économiquement défavorisées. Il est actuellement avocat au barreau de Québec et professeur de droit de la famille à l’université Laval.

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