Protection sociale et exclusion

Yannick Marec

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Yannick Marec, « Protection sociale et exclusion », Revue Quart Monde [Online], 152 | 1994/4, Online since 01 March 1995, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3201

Les courants de la pensée sociale ont permis de produire un système de protection sociale. Ce dernier s’est néanmoins révélé inapte à résoudre la question de l’exclusion. Pourquoi ?

De la Révolution française à la Première guerre mondiale

Depuis plusieurs années, l’histoire universitaire s’est attachée à l’étude des représentations dans divers domaines, en s’éloignant quelque peu des approches que l’on pourrait qualifier de « positivistes » fondées sur l’histoire des seules réalités apparemment objectives. Cela constitue une sorte de prolongement à l’histoire des mentalités qui s’est développée notamment dans les années 1970. On peut aussi voir dans cette nouvelle orientation l’influence de penseurs comme Michel Foucault dont les perspectives se situaient au carrefour de la sociologie et de la philosophie. Cependant, cette démarche nouvelle ne signifie pas l’abandon du travail traditionnel de l’historien qui cherche, au-delà des discours, à percer les réalités sociales et culturelles.

Néanmoins, l’accent mis sur l’étude des représentations a permis de mettre en évidence des processus d’exclusion qui n’étaient guère perçus autrefois ou dont la portée semblait sans grande importance. C’est dans cette perspective que s’est située la rencontre de Caen1 d’octobre 1989 centrée sur la question de la sous-représentation ou de la non-représentation de l’extrême pauvreté depuis la Révolution, la période révolutionnaire constituant une étape charnière capitale si l’on envisage l’émergence de la démocratie politique. En même temps, cette période fondatrice est marquée par des phénomènes d’exclusion dont les effets continuent de se faire sentir. Dès la fin du XVIIIème siècle, la conception des droits de l’homme et du citoyen prête à discussion et peut faire l’objet d’interprétations divergentes qui tiennent aux différents regards portés sur l’évolution des rapports sociaux.

C’est pourquoi nous commencerons par évoquer les limites de la conception de la citoyenneté développée par les élites révolutionnaires tout en cherchant à en préciser les effets sur la représentation des plus pauvres. Ensuite, à partir de différents textes concernant les conceptions et les modalités de la protection sociale au cours d’un long XIXème siècle allant de la Révolution à la Première guerre mondiale, nous chercherons à pointer quelques-uns des présupposés idéologiques ayant conduit à des pratiques d’exclusion en dépit de la générosité des discours et des projets. Ce sera aussi l’occasion d’aborder la question de la prise de parole des plus démunis ou de ceux qui se voulaient leurs représentants.

Révolution française et représentation de l'extrême pauvreté

Quelques repères

La convocation des Etats généraux pour mai 1789 met d’emblée des limites à la représentation de l’extrême pauvreté, de ce Quatrième Ordre, celui « des pauvres journaliers, des infirmes et des indigents » évoqué dans certains textes de l’époque.

Le Clergé et la Noblesse ont, au départ, autant de représentants que le Tiers-Etat. Le système électoral est censitaire : seuls ceux qui payent des impôts votent. Il n’y a donc pratiquement pas de représentants de ce qu’on peut appeler les milieux populaires.

Les Cahiers de doléances ne contiennent pas les revendications des plus pauvres, sauf de manière incidente. L’on peut se reporter, à ce propos, aux « Cahiers du Quatrième Ordre » de Dufourny de Villiers, lequel s’indignait que le quatrième des ordres soit le seul qui « conformément aux anciens usages tyranniques des siècles ignorants et barbares ne soit pas appelé à l’Assemblée nationale, et envers lequel le mépris est… égal à l’injustice »

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 est assurément un texte fondateur de grande portée. C’est la consécration publique d’un certain nombre de droits individuels et politiques, qui est à resituer dans la volonté de lutter contre l’absolutisme royal et le système des privilèges de l’ancienne France.

Mais des limites sont perceptibles, particulièrement dans un des principaux articles, l’article 2, ainsi libellé : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Ainsi l’égalité qui est évoquée dans l’article 1er est une égalité de droit et ne figure pas parmi les droits naturels et imprescriptibles. C’est une égalité politique essentiellement, ce qui évacue la question de l’inégalité des situations sociales.

Bien plus, au nom de la liberté, on ira jusqu’à réprimer ce qui aurait pu favoriser l’avènement d’une certaine égalité sociale : décret d’Allarde du 2 mars 1791 sur les maîtrises et jurandes ; loi Le Chapelier du 14 juin 1791 sur les corporations et les associations.

Le devoir de protection de la société envers ses membres (« Bienfaisance nationale ») est proclamé.

Dès 1790, le comité de mendicité de l’Assemblée constituante, par la bouche de son président La Rochefoucault-Liancourt, évoque « les droits de l’homme pauvre sur la société et ceux de la société sur lui » et prévoit un système d’organisation de lutte contre la mendicité. Durant la Convention (à partir de septembre 1792), la législation sociale se précise pour aboutir au rapport Barère du 22 Floréal an II (11 mai 1794) sur les moyens d’extirper la mendicité dans les campagnes grâce à un système complet de secours.

Cependant, malgré un effort réel et la modernité des mesures envisagées, les réalisations sont partielles et insuffisantes. D’abord à cause d’un contexte difficile : guerre avec l’étranger, insurrection vendéenne et fédéraliste. Mais aussi parce que le secours, lorsqu’il existe, reste conditionnel. Ce qui paraît déterminant, c’est la capacité ou non à travailler. Par exemple, le comité présidé par La Rochefoucault-Liancourt prônait le principe suivant : « La société doit à tous ses membres de la subsistance ou du travail. S’ils sont malades, on doit les secourir. Mais c’est en donnant du travail à ceux qui n’en ont pas qu’on détruira la mendicité. » De même Barère, dans son plan d’aide aux cultivateurs vieillards et infirmes, prévoyait qu’il fallait pour être secouru, avoir participé au travail de la terre pendant au moins vingt ans et pouvoir attester d’un manque de ressources.

L’importance accordée à la notion de travail pouvait donc sécréter des formes d’exclusion.

La nature de la Révolution et la non-prise en compte de l’extrême pauvreté

Le primat de politique sur le social favorise la justification de l’inégalité sociale au nom de l’égalité politique. Les hommes étant proclamés égaux en droit, ils apparaissent responsables de leur destinée, si bien qu’à la limite le pauvre devient responsable de sa propre déchéance.

L’inégalité des fortunes ne semble pas être un mal susceptible de remettre en cause les fondements de la démocratie issue de 1789. L’accent est mis sur la représentation politique des citoyens et non sur la représentation sociale.

De ce fait, on assiste à l’exclusion de la vie politique des citoyens « passifs » - ceux qui ne payaient pas comme impôt l’équivalent de trois journées de travail – au profit des autres citoyens dits « actifs »(Constitution de 1791) et à l’échec des tentatives d’ouverture en direction d’une conception plus sociale de la Révolution : échec de la Constitution de 1793 ; échec ou projet avorté de Robespierre pour imposer une déclaration des droits de l’homme et du citoyen plus ouverte, en avril 1793 ( à propos de la propriété) ; marginalisation des tentatives ultra-révolutionnaires comme celle de Dufourny de Villiers (cf, son rôle dans les journées révolutionnaires de mai-juin 1793 dirigées contre les députés girondins. Voir, sur ce point, le Dictionnaire critique de la Révolution française sous la direction de François Furet et Mona Ozouf (Flammarion, Paris, 1988)

Le problème de la richesse ou de la pauvreté étant absent des débats révolutionnaires, particulièrement dans ceux de la Constituante, il n’était pas question de représentation spécifique de l’extrême pauvreté. On peut même dire, avec des nuances, que la question de la dépendance l’emporte sur celle de la situation sociale : exclusion de la vie politique des femmes, « dépendantes » du mari, des domestiques, « dépendants » du maître.

Le travail doit faire entrer les pauvres dans le monde des nantis ou du moins des employés. A la limite, nul n’est pauvre s’il est en état de travailler ou d’économiser. La propriété, fruit du labeur, devient le garant de la sécurité.

L’utilisation de la notion de « peuple » évacue le problème des différenciations sociales. Il en est de même de celle de « citoyen ». Les pauvres et les plus pauvres deviennent ainsi des irreprésentables, à tel point que la composition sociale des assemblées révolutionnaires, et même des Clubs les plus radicaux, comme celui des Cordeliers, ne reflétera jamais effectivement celle de la « grande nation. »

Avec le Directoire (à partir de 1795–1796), s’il n’y a pas de retour pur et simple de la situation d’Ancien Régime en matière d’assistance, il y a cependant eu retour en force de l’aide facultative. On abandonne tout projet d’assistance nationale et de reconnaissance du droit des pauvres aux secours pour lui substituer l’aide facultative des bureaux de bienfaisance ou des œuvres privées. C’est la consécration de la marginalisation de l’extrême pauvreté. Une conception libérale et en même temps moralisatrice des rapports sociaux se développe dans les décennies suivantes jusqu’au dernier quart du XIXème siècle. De plus, jusqu’au milieu du XIXème siècle, la représentation politique est très restrictive puisqu’il faut attendre 1848 pour voir s’affirmer la notion de suffrage universel, mais sans les femmes. (Voir l’ouvrage de R. Huard « Le suffrage universel en France 1848–1946 », Aubier, Paris, 1991).

Protection sociale et exclusion au cours du XIXè siècle

La vision libérale de la protection sociale transparaît dans les écrits de Villermé, pourtant un libéral « progressiste » pour l’époque (cf. Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, 1840. Tome II, pages 147–192)

Elle consiste à lutter contre la fausse pauvreté, à prôner l’apprentissage des bonnes habitudes (discipline sociale et prévoyance : compter d’abord sur soi-même et sur sa bonne conduite, c’est la credo libéral), à craindre que les sociétés de secours mutuels ne favorisent des coalitions si la bourgeoisie ne peut y jouer un rôle de surveillance et d’intervention (peur sociale). La sécurité est avant tout dans la propriété.

La conception bourgeoise de la prévoyance semble ignorer que cette prévoyance est impossible à toute une frange de la population. Elle devient même ultra-libérale ou maximaliste au début du XXème siècle, comme en témoigne Henri Vermont, membre du Conseil supérieur de la Mutualité ( cf . « Les pensions de retraite », conférence publique, Fécamp, 1905).

D’une part, la prévoyance ne saurait faire l’objet d’une obligation. L’épargne est libre par essence et ne peut être imposée. Pourquoi écraser le travailleur d’un impôt alors qu’on veut lutter contre la misère ? D’autre part, pourquoi envisager un système de retraite pour les seuls ouvriers ? Par souci d’égalité et de justice, tous les membres de la société devraient y avoir part. Mais alors cela représenterait un coût insupportable.

On trouve aussi chez le même auteur un refus d’une évolution en faveur d’une prévoyance sociale élargie, fondée sur des techniques assurantielles normatives, telle qu’elle se développe au tournant des XIXème et XXème siècles.

Denis Poulot, un des tenants de la vision solidariste (cf. « Le sublime ou le travailleur comme il est en 1870, et ce qu’il peut être. » Maspero, 1980) rappelle que le refus de la charité et de l’humiliation qui l’accompagne est un acquis de la Révolution de 1789. Selon lui, la justice doit être réalisée par la solidarité. Il faut développer une prévoyance collective par le biais des sociétés de secours mutuels et élargir la protection sociale mais sans recourir à une intervention de l’Etat.

Jules Siegfried (cf. « Les retraites ouvrières devant le Parlement », conférence du 20 février 1906, in Le Musée social. Mémoires et documents, Mars 1906) prône une prévoyance collective et organisée avec l’intervention de la puissance publique. Selon lui, élargir progressivement la protection sociale est dans la logique de l’affirmation d’un droit social et d’un droit du travail (cf. Code du travail, en 1910).

Mais le solidarisme ne prend en compte ni le chômage ni le travail intermittent.

Qu’en est-il du côté des attitudes ouvrières et socialistes ?

Proudhon (cf. Confessions d’un révolutionnaire, 1849) critique le droit à l’assistance qui est octroyé par égoïsme de classe pour ne pas reconnaître le droit au travail. Mais il reste proche d’une vision libérale dans sa défense, ici tactique, de la propriété (c’est lui l’auteur de « La propriété, c’est le vol »), et en opérant une distinction entre bons et mauvais travailleurs.

Jules Guesde (cf. Le salariat, organe ouvrier normand, du 24 novembre 1899) explique la misère par la non consommation et la concurrence du machinisme. En prônant la nécessité d’une expropriation sociale des profits réalisés par les exploiteurs, il s’intéresse aux fondements économiques de la misère et de l’exclusion.

Jean Jaurès (cf. L’Humanité du 14 mars 1905) incarne le ralliement d’une frange du monde ouvrier et d’une partie des socialistes aux projets solidaristes, en opposition à la Confédération générale du travail et aux anarcho-syndicalistes qui continuent d’y voir une roublardise de la bourgeoisie. Il préfère néanmoins le système de la répartition à celui de la capitalisation et préconise une extension des retraites aux différentes couches sociales.

Tous ces courants d’idées n’abordent toujours pas l’exclusion des laissés-pour-compte des mutations économiques : ouvriers sans statut ou exclus de la production (cf. le « lumpen-prolétariat » évoqué par Karl Marx, et les « sous prolétaires » étudiés par Paul Vercauteren.)

Force est de constater, pour conclure, que malgré les évolutions constatées, l’affirmation du droit du travail n’a jamais réussi à résoudre la question des exclus. On peut même se demander si le caractère progressiste indéniable de la législation sociale solidariste n’a pas contribué à renforcer ces phénomènes d’exclusion, qui peuvent être considérées comme autant d’atteintes aux droits de l’homme en société.

1 Colloque « Les plus pauvres dans la démocratie » tenu à Caen, à l’initiative du Mouvement international ATD Quart Monde, dans le cadre de la

Ouvrages généraux

Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres en Europe (XVI-XVIIIèmes siècles),PUF, 1974

Henri Hartzfeld, Du paupérisme à la sécurité sociale (1850-1940), Presses universitaires de Nancy (2ème édition), 1989.

Bronislaw Geremek, La potence et la pitié. L'Europe et les pauvres du Moyen-Age à nos jours, Gallimard, 1987.

Ouvrages plus spécilisés

Paul Vercauteren, Les sous-prolétaires. Essai sur une forme de paupérisme contemporain, Les Editions Vie ouvrière, Bruxelles, 1970

Alan Forrest, La Révolution et les pauvres, traduit de l'anglais par Marie-Alix Revellat, Perrin, 1986

Jean Imbert (sous la direction de), La protection sociale sous la Révolution française, Association pour l'étude de l'histoire de la sécurité sociale, Paris, 1990 (Diffusion La Documentation française).

Jean-Baptiste Martin, La fin des mauvais pauvres. De l'assistance à l'assurance, Champ Vallon, Seyssel, 1983.

Recueils de textes et commentaires

Le Quart Monde, Textes et documents pour la classe n° 537, 17 janvier 1990

1789. Recueil de textes et documents du XVIIIème siècle à nos jours, Ministère de l'Education nationale, 1989, CNDP.

Jacques Godechot, Les constitutions de la France depuis 1789, Garnier/Flammarion, 1970

Christine Fauré, Les déclarations des droits de l'homme de 1789, Payot, 1992.

Actes de Colloque

Mouvement ouvrier et santé. Une comparaison internationale, N° spécial de "Prévenir", 1er et 2ème semestres 1989, n° 18 et 19.

Démocratie et pauvreté. Du quatrième ordre au Quart Monde, Présentation de René Rémond, postface de Michel Vovelle. Editions Quart Monde / Albin Michel, 1991

De la charité médiévale à la sécurité sociale (sous la direction d'André Gueslin et Pierre Guillaume), Les Editions ouvrières, 1992.

Dictionnaires

Dictionnaire critique de la Révolution française (sous la direction de François Furet et Mona Ozouf), Flammarion, Paris, 1988.

Dictionnaire d'Histoire de la Révolution française (sous la direction de Albert Soboul, Jean-René Suratteau et François Gendron), PUF, Paris, 1989.

Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (sous la direction de Jean Maitron), publié en plusieurs volumes aux Editions ouvrières.

1 Colloque « Les plus pauvres dans la démocratie » tenu à Caen, à l’initiative du Mouvement international ATD Quart Monde, dans le cadre de la commémoration de la Révolution française.

Yannick Marec

Yannick Marec, né en 1948, est maître de conférences d’Histoire contemporaine, à l’Université de Nancy II puis à l’Université de Rouen. Il mène des recherches sur l’histoire de la pauvreté et de la protection sociale en France depuis la Révolution. Membre du comité national d’histoire de la Sécurité sociale, il a fait partie du comité scientifique du colloque "Du Quatrième Ordre au Quart monde" publié sous le titre Démocratie et pauvreté (Editions Quart Monde et Albin Michel, 1991)

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