Faire advenir une mémoire commune à l'humanité

Jacqueline Chabaud

Citer cet article

Référence électronique

Jacqueline Chabaud, « Faire advenir une mémoire commune à l'humanité », Revue Quart Monde [En ligne], 146 | 1993/1, mis en ligne le 05 août 1993, consulté le 28 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3256

Voilà quelques temps, un ingénieur serbe, vivant en France, témoignait des souffrances des ex-Yougoslaves, dans une Lettre de liaison de la Mission de France. Il concluait sur l'espoir d'une cohabitation future que le pardon rendrait possible : « La démarche du pardon dit : Etranger, toi qui n'es pas de mon sang, je te donne ce bout de moi-même. J'ai confiance que tu t'en occuperas aussi bien que moi... Il s'agit de ne pas garder ma mémoire pour moi seul, mais de la confier à un voisin. »

Cri magnifique qui résonne comme un écho dans la béance de mon impuissance face à toutes les tueries, celles de Bosnie et celles qu'on oublie.

Cri puissant qui couvre aussi mon ignorance d'un monde de silence.

Des rescapés des camps nazis, des survivants des goulags ont confié leur mémoire, et de l'horreur indicible jaillirent parfois des chefs d'œuvre. Des malades du sida ont donné jusqu'au bout de leur être, et de l'immense agonie surgirent parfois œuvres d'art.

Mais les humbles gens enfermés dans ces camps pour cause d'appartenance raciale, de résistance, de débilité mentale ou d'aliénation, à qui ont-ils pu confier leur mémoire ? A qui pourraient-ils la confier, ces pauvres de tous les continents atteints par le sida ? Le monde du silence est toujours celui du pauvre, au cimetière, où même son nom disparaît dans la fosse commune, comme dans les enfers humains d'où il ne lègue pas un bout de lui-même.

Cri fraternel qui bute aux confins de ma peur à reconnaître les battements du cœur de l'autre comme miens. N'importe quel autre : le riche pour le pauvre, le pauvre pour le riche.

Comment cet autre me confierait-il sa mémoire, si je ne désire pas la recevoir ? Comment lui donnerais-je la mienne, s'il ne me reconnaît pas comme son semblable ?

Parvenir à se dire : « toi qui es de mon sang, de ma souffrance, de mon espoir, je t'offre ce bout de moi-même, j'ai confiance » pour faire advenir un lieu de mémoire communne à l’humanité entière, ne serait-ce pas l’avenir qu'ATD Quart Monde nous invite à créer ?

Jacqueline Chabaud

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND