Notre terre, où tout homme…

Alwine A. de Vos van Steenwijk

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Alwine A. de Vos van Steenwijk, « Notre terre, où tout homme… », Revue Quart Monde [En ligne], 146 | 1993/1, mis en ligne le 05 août 1993, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3260

Depuis un siècle et demi, l’efficacité des façons de produire est progressivement devenue une prouesse (certains diront : un art), dans laquelle les sociétés industrialisées ont rivalisé au point d’y exceller. Elles ont marqué les esprits, et par la force des choses, la terre qui les abrite, de cette conviction de la valeur des performances économiques, en développant leurs usines, leurs villes, leurs routes, leurs lignes à haute tension et leurs satellites de communication. Elles se sont laissé aveugler par l’utopie que l’argent fait le bonheur, le progrès matériel le bien-être culturel et social des hommes. Elles ont négligé la réflexion qui devait accompagner toute évolution rapide dans la vie des communautés nationales et internationales, ignoré le gaspillage des ressources de la planète, omis d’être attentives aux rythmes de régénération de la nature. Elles n’ont pas songé à tenir compte du devenir de leurs membres les moins armés pour suivre sur le chemin du changement, ni de celui d’autres sociétés humaines, qui, elles, ne pouvaient pourtant pas ne pas être affectées par leur course à l’exploit technologique et économique. Nos sociétés occidentales, vierges folles de notre temps face à une terre, notre terre, qui s’est mise à mourir.

Parce qu’une terre meurt, quand nous y laissons mourir les hommes. C’est bien cela qu’ont fait nos sociétés qui croyaient, au contraire, devenir mieux capables de les faire vivre. Elles ont laissé mourir les plus pauvres en nombres incalculables. Or les hommes, contrairement à ce que nous pensons, ne meurent pas parce que la terre se dégrade ; la terre va à la perdition parce que nous ne cultivons plus en premier l’humanité qui l’habite. Nous l’avons tellement oublié qu’aujourd’hui, nous pensons devoir empêcher les pauvres d’avoir des enfants, pour que la terre vive et qu’eux vivent à leur tour !

« Ici, même la terre est morte », constatait un détenu dans un camp pénal, quelque part dans un pays du tiers-monde. « Même la terre », parce que dans ce camp, on laissait mourir les hommes. Un grand responsable dans l’appareil judiciaire s’en est ému : « Ils ont été condamnés à des peines d’années et de vies, et nous les laissons mourir »…

Cet homme, avec le père Joseph Wresinski, a décidé d’implanter une infirmière volontaire en ce lieu mort. Pour que des corps d’hommes, des mains, des cœurs et des esprits se remettent à l’heure de la vie, se redressant et se remettant à créer. Avec Simone, les détenus ont bâti une bibliothèque, un club du savoir ; leurs mains se sont mises à parler par la sculpture, leur plume dans la poésie. C’est alors, qu'avec l’homme qui avait voulu qu’ils vivent, ils ont commencé à semer des fleurs, à faire pousser des légumes. La terre morte d’un camp de détention pouvait être remise à la vie, parce que les hommes qui l’habitaient s’étaient remis à vivre.

« La grande pauvreté, disait le père Joseph Wresinski, nie tous les droits, parce qu’elle nie l’homme lui-même. » Dans son expérience, la misère niait le droit des plus pauvres d’habiter la terre, leur droit d’habiter une terre respectée comme partie intégrante de toute vie, parce qu’elle niait la vie même de l’homme de la misère. Elle niait son droit de vivre parmi les vivants, son droit de crée parmi ceux qui créent. Et nier ainsi l’homme de la misère, c’était nier l’homme. « Cultiver l’homme et il cultivera la terre »… Pour lui, c’était bien l’espérance née de la souffrance des plus pauvres qui pouvait nous transporter dans le temps nouveau, tant espéré par tous et dont notre souci de l’écologie témoigne. L’espérance qu’il exprima, un 17 octobre, sur le parvis des Droits de l’homme, à Paris :

« Que naisse une terre solidaire,

Une terre, notre terre

Où tout homme aurait mis le meilleur de lui-même,

Avant que de mourir. »

CC BY-NC-ND