La résistance non-violente

Jean-Marie Muller

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Jean-Marie Muller, « La résistance non-violente », Revue Quart Monde [En ligne], 147 | 1993/2, mis en ligne le 05 novembre 1993, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3294

Face à l’injustice, l’oppression et l’agression, en quoi la non-violence est-elle une action ? A quelles conditions est-elle porteuse de sens ?

Mon propos voudrait s’efforcer de préciser la signification et la fonction de la non-violence dans la lutte contre l’injustice et dans le combat pour la paix.

Il nous faut convenir que la non-violence est encore une idée neuve qui suscite parmi nos contemporains de nombreux malentendus, équivoques et confusions. Ce qui fait d’abord difficulté, c’est que, par lui-même, le mot de non-violence exprime une négation, une opposition, un refus. Il s’agit donc de préciser à quoi exactement la non-violence dit non, à quoi elle s’oppose, ce qu’elle refuse. Pour préciser la signification de la non-violence, il nous faut donc d’abord préciser la signification de la violence.

D’une manière générale, on peut dire que la violence, c’est ce qui porte atteinte à l’humanité de quiconque la subit, c’est ce qui blesse et meurtrit l’humanité de celui qui en est victime. Toute violence est un viol de la personne de celui contre qui elle s’exerce, viol de son identité, de ses droits, de son corps. Toute violence, en définitive, est un processus de meurtre. Ce processus, le plus souvent, n’ira pas jusqu’à son terme mais c’est bien la mort qui est visée. De l’humiliation à l’extermination, multiples sont les formes de violence et multiples les formes de mort. Porter atteinte à la dignité de l’homme, c’est déjà porter atteinte à sa vie.

Refuser les chaînes de la violence

La première violence est celle des situations d’injustice qui maintiennent des êtres humains dans des conditions d’aliénation et d’oppression, c’est celle de la misère qui condamne les pauvres à vivre dans un état permanent de précarité et les prive de leurs droits civils, politiques, sociaux, économiques et culturels. C’est d’abord à cette violence de l’injustice et de la misère que la non-violence oppose un non catégorique. Mais dire non à l’injustice n’a de sens que si ce refus s’exprime concrètement par une solidarité agissante avec ceux qui sont les victimes de cette injustice et par une lutte déterminée pour en combattre, en même temps, les effets et les causes. La non-violence est donc bien à l’opposé de la résignation et de la passivité devant l’injustice. La non-violence est essentiellement une résistance contre la violence qui mutile les victimes de l’injustice.

L’injustice n’est pas seulement constituée par la violence de l’oppression, elle l’est également par la violence de l’agression. Ceux qui en sont victimes subissent directement des actions violentes. C’est la guerre avec son cortège des destructions, de souffrances, de malheurs, de misères et de morts. Là encore, la non-violence oppose un non catégorique à la violence de l’agression. Mais, là encore, la non-violence n’est pas seulement un refus ? elle est une résistance active, elle est une action.

Si la violence est ce qui meurtrit l’humanité de celui qui la subit, il faut ajouter : la violence meurtrit également l’humanité de celui qui l’exerce. « Frappé ou être frappé, affirmait Simone Weil, c’est une seule et même souillure. Le froid de l’acier est pareillement mortel à la poignée et à la pointe (de l’épée). Tout ce qui est exposé au contact de la violence est susceptible de dégradation. »

La violence n’est pas seulement la violence de l’injustice et de la misère, elle est aussi la violence de l’action contre l’injustice et la misère. Elle n’est pas seulement la violence de l’agression, elle est aussi la violence de la défense contre l’agression. Notre société juge nécessaire et légitime cette violence seconde, cette contre-violence qui combat la violence première de l’oppression ou de l’agression. Plus que cela, notre société honore cette violence, elle la sacralise. La violence devient alors la vertu de l’homme fort, de l’homme courageux, de l’homme d’honneur qui prend le risque de mourir pour combattre l’injustice et défendre la liberté. La non-violence apparaît alors comme la négation et le reniement des valeurs et des vertus auxquelles la violence est associée. Si la violence est la vertu de l’homme fort qui se bat contre l’injustice, la non-violence ne peut être que la faiblesse de l’homme lâche qui s’accommode de l’injustice.

Certes, face à l’injustice, mieux vaut être violent que lâche. Gandhi préférait en effet la violence à la lâcheté. « Là où le choix existe seulement entre la lâcheté et la violence, affirmait-il, il faut se décider pour la solution violente. » Mais il ajoutait aussitôt : « Je n’en crois pas moins que la non-violence est infiniment supérieure à la violence. » La violence peut apparaître nécessaire pour lutter contre l’injustice mais la  non-violence ne se résigne pas à cette nécessité, elle s’efforce au contraire de la surmonter et de la dépasser. Car la violence, fut-elle au service d’une cause juste, contient en elle une part irréductible d’injustice. Au demeurant, a-t-on jamais vu un homme, un peuple, une nation ne pas prétendre que sa cause est juste ?

La violence est un engrenage, un enchaînement, un déchaînement, un mécanisme aveugle. La violence s’avère incapable d’apporter une solution humaine, juste et durable, aux inévitables conflits humains qui opposent et divisent les hommes. C’est pourquoi la non-violence refuse toutes les idéologies qui justifient la violence et enferment l’histoire dans la fatalité de la violence. La non-violence se présente ainsi comme une éthique qui refuse la fatalité de la violence, aussi bien la fatalité de la violence de l’injustice et de la misère que la fatalité de la violence de la lutte contre l’injustice et la misère. Elle est une revendication de sens dans un monde que l’injustice, la misère et la guerre rendent insensé. Elle est un témoignage d’espérance.

Non-violence : une résistance, pas une passivité

Mais le refus de l’injustice et de la guerre exige une action qui soit capable de les combattre et de les combattre efficacement. Dans cette perspective, la non-violence doit être considérée comme un ensemble de moyens d’action, de méthodes d’action, qui doivent être jugés, non seulement un fonction de leur moralité, mais également et en définitive de leur efficacité, c’est-à-dire de leur capacité à atteindre la fin recherchée. Le choix de la non-violence veut être réaliste. C’est l’expérience qui nous enseigne qu’il existe une cohérence entre la nature des moyens mis en œuvre dans l’action et la nature des résultats obtenus par l’action. Il est illusoire de penser qu’il est possible d’atteindre la fin recherchée si je mets en œuvre des moyens qui se trouvent en contradiction avec cette fin. Je dois au contraire rechercher des moyens qui se trouvent en cohérence, en  harmonie avec la fin recherchée. Si la fin que je recherche est la justice et la paix, je dois mettre en œuvre des moyens justes et pacifiques, c’est-à-dire non-violents. « Les moyens, affirme Gandhi, sont  comme la graine, et l’arbre comme la semence. Le rapport est aussi inéluctable entre la fin et les moyens qu’entre l’arbre et la semence. » La non-violence récuse donc toute idéologie qui tente de légitimer la violence en prétendant que “la fin justifie les moyens”, c’est-à-dire n’importe quels moyens. Certes, il est nécessaire que la fin soit juste pour que le moyen le soit également, mais cela n’est pas suffisant.

La mise en œuvre des différents moyens de l’action non-violente doivent être organisés, planifiés et coordonnés dans le cadre d’une stratégie. C’est ce que nous appellerons la stratégie de l’action non-violente.

L’action contre l’injustice concerne avant tout ceux qui la subissent. Mais il est vrai que, souvent, ceux qui subissent l’injustice sont trop écrasés par elle pour avoir la force d’agir ouvertement contre elle. Ils résistent certes. Ils ne pourraient pas vivre s’ils ne résistaient pas. Leur vie même est une résistance, une résistance quotidienne mais une résistance silencieuse. Cette résistance n’est surtout pas passive. Il est étrange qu’on parle encore souvent de résistance passive pour désigner la résistance non-violente. En réalité, l’expression de résistance passive est contradictoire car la résistance, par définition, exclut la passivité. Toute résistance exige volonté, détermination et persévérance.

Le plus souvent, les opprimés ne peuvent aller au-delà de cette résistance silencieuse qui leur permet d’assumer leur situation mais qui leur permet pas de la transformer. Et quand le silence est rompu, c’est plutôt par la violence que par la non-violence. Cette violence est alors davantage un moyen d’expression qu’un moyen d’action. Elle est davantage la revendication d’une identité que la recherche d’une efficacité. Elle est le moyen de se faire reconnaître pour celui dont l’existence même reste méconnue. Elle est l’ultime moyen d’expression de l’homme privé de tous les autres moyens d’expression. Elle est en quelque sorte un moyen d’existence. « Je suis violent, donc je suis. »

L’action non-violente exige d’avoir surmonté à la fois la peur d’agir et la tentation d’agir par la violence. Une résistance ouverte, une action directe représentent souvent pour les opprimés un risque qu’ils ne sont pas à même de prendre. « Ce risque n’est envisageable, écrivait le père Joseph Wresinski en 1984, uniquement si d’autres hommes s’engagent et consacrent leur vie à leur côté. » Cependant, il arrive que ce risque puisse être assumé par ceux-là mêmes qui subissent l’injustice. Ils trouvent alors la force de rompre le silence et de prendre la parole sur la place publique pour demander justice.

La première forme d’action non-violente ouverte consiste à faire apparaître l’injustice au grand jour, alors que la société est organisée pour qu’elle reste cachée derrière les apparences de l’ordre établi, de la paix sociale, de l’unité nationale. Il s’agit de créer un débat public et de construire une opinion publique en s’efforçant de vaincre l’indifférence de la majorité silencieuse. Cette opinion publique est alors en mesure d’interpeller les pouvoirs publics qui ont généralement d’autres priorités et d’autres urgences que de répondre aux besoins des plus pauvres. Toute initiative dans ce sens doit être prise en relation étroite avec ceux-là mêmes qui sont victimes de l’injustice. Dans chaque situation concrète, il convient de se demander comment il est possible d’intégrer peu à peu les pauvres et les opprimés dans la dynamique d’une lutte non-violente qui leur permette de vaincre leur peur et d’affronter le risque de prendre la parole. Cette prise de parole par les opprimés eux-mêmes pour dire l’injustice qu’ils subissent et leur refus de la subir est une étape décisive vers leur libération.

Il existe ainsi une pédagogie de l’action non-violente en direction même des victimes de l’injustice. Cette pédagogie est également orientée vers l’opinion publique, c’est-à-dire vers l’ensemble des citoyens afin d’éveiller en eux une prise de conscience. Il s’agit bien de leur faire prendre conscience et non pas de leur donner mauvaise conscience. Il s’agit d’éveiller leur responsabilité et non leur culpabilité. Ce qui caractérise une situation d’injustice sociale, c’est qu’en effet tous les citoyens en sont co-responsables, donc complices, ne serait-ce que par la complicité du silence. Il s’agit donc de briser cette complicité du plus grand nombre en s’efforçant de susciter une solidarité. C’est ce travail que nous appelons la « conscientisation. »

Enfin, la pédagogie de l’action non-violente s’oriente vers ceux qui ont le pouvoir de décision pour faire cesser l’injustice. Au premier rang de ceux qui ont ce pouvoir de décision se trouvent les hommes politiques qui sont en charge de la puissance publique. Nous savons d’expérience que les pouvoirs n’agissent pour la justice que sous la pression du pouvoir des citoyens. L’action non-violente a pour visée la construction de ce pouvoir des citoyens afin qu’ils fassent pression sur le pouvoir de décision des hommes politiques. J’ai parlé de pression, peut-être faudrait-il parler de contrainte ? Car, là encore, l’expérience nous montre que les seuls moyens de la persuasion qui sont employés dans le cadre du débat démocratique s’avèrent le plus souvent impuissants pour obtenir justice.

Pour conclure, je dirai que la non-violence est un défi. Il appartient à chacun d’entre nous de le relever. Nous n’avons aucune certitude de réussir mais le seul fait d’essayer donne déjà un sens à notre lutte.

Jean-Marie Muller

Jean-Marie Muller est membre fondateur du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN) et Directeur des études à l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits (IRNC). Il est auteur de nombreux ouvrages sur la non-violence, notamment de Stratégie de l’action non-violente (Le Seuil, coll. Points politique).

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