Pour une éthique de la paix

Théo Kneifel

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Théo Kneifel, « Pour une éthique de la paix », Revue Quart Monde [En ligne], 147 | 1993/2, mis en ligne le 01 décembre 1993, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3296

L’expérience de l’injustice vécue forge un questionnement constant sur les mécanismes de ségrégation et d’oppression. Devant la misère et l’exclusion qu’engendre le système économique mondial, l’auteur a choisi une forme de « résistance civile. »

Je veux commencer par un témoignage. J’avais quatre ans et habitais en Silésie supérieure. En un quart d’heure, en pleine nuit, nous étions mis à la porte par les soldats russes. A partir de ce jour-là, nous avons vécu une année, de camps en camps, jusqu’à ce que nous ayons pu trouver un train, utilisé d’habitude pour le transport de bétail, et arriver dans un petit village très catholique, conservateur, et raciste aussi. Puis les riches fermiers sont venus pour choisir et emmener les familles qui pourraient être une bonne main d’œuvre. Nous sommes restés, car nous étions plus de dix enfants, des femmes et un seul homme : personne ne voulait de nous.

Pendant deux années, nous avons cherché en vain un logement. De ces événements, j’ai été marqué pour la vie, et lorsque j’y pense encore aujourd’hui, je revois la grande salle où se trouvaient les familles à la descente du train, je sens encore l'odeur de la bière - il y avait eu un bal le soir précédent. J’ai expérimenté, petit que j’étais, le racisme et le mépris à l’égard de notre famille, surtout à l’égard de mon père.

Démarches de proximité et de connaissance

Pour ne pas se contenter de parler sur la misère, il me semble qu’il est nécessaire d’en avoir quelque peu l’expérience, et c’est pourquoi je témoigne de ce que j’ai pu en vivre. Mais il est une autre expérience nécessaire : celle de la lutte contre l’exclusion. J’ai appris cette lutte en Afrique du Sud, où j’ai vécu treize années avant d’en être expulsé en 1986. De cette lutte avec les pauvres et les opprimés, je conserve trois convictions.

D’abord, je crois qu’il est important de s’engager à fond pour quelque chose, par exemple d’être proche d’une famille en danger d’expulsion, d’aller avec elle devant la police, de suivre toutes ses démarches. Et dans le même temps de ne cesser de questionner : Pourquoi ? Qui fait ces lois ? Qui en profite ? Quel rapport y a t-il entre ces lois et les structures économiques ?

En Afrique du Sud, j’ai appris ceci : questionner jusqu’à ce qu’on ait compris les mécanismes économiques de l’exclusion. J’ai ainsi appris, non par moi-même mais par les étudiants noirs avec lesquels je vivais, que le problème en Afrique du Sud n’était pas tellement l’apartheid, mais les structures économiques qui le sous-tendent. Ce sont elles qui causent le sous-développement, la faim, la misère, mais aussi le mépris, le racisme, la politique de séparation.

Ma deuxième conviction : il faut regarder une situation d’en-bas, à partir des plus pauvres, avec leurs yeux. Avec les yeux des victimes. Le regard « objectif » n’existe pas, seulement des « points de vue » qui dépendent de la « position » de la personne dans une société. Cette position est influencée par des facteurs historiques, psychologiques, sociologiques et économiques qui, en grande partie, sont inconscients à nous-mêmes. Mais il y a une position privilégiée : la position d’en-bas, potentiellement la plus universaliste et libératrice, parce qu’elle ne doit exclure personne. Tandis que le regard d’en haut doit exclure celui d’en bas s’il veut maintenir sa position.

En Afrique du Sud, j’ai compris que je ne pourrais jamais savoir c que signifieraient l’apartheid, et l’injustice dont il est la cause et la conséquence, sans être noir, méprisé, sans travail, ou sans être le « maid » ou le « gardien boy » d’une « madam » blanche. J’ai appris que la souffrance est l’accès le plus direct et le plus profond à la réalité d’une situation, qu’une souffrance vécue jusqu’au bout éclaire, ouvre les yeux.

Alors, j’ai commencé à regarder l’Afrique du Sud avec les yeux des étudiants noirs, des mille ouvriers licenciés d’un coup de l’usine voisine. Et j’ai commencé à voir plus clair. Six jours de prison avec trente huit compagnons de toutes couleurs de peau m’ont appris davantage que treize ans dans ce terrible et merveilleux pays.

Depuis mon retour en Europe, j’ai compris que le regard le plus profond sur l’Europe du passé et sur l’« Europe nouvelle » à construire est celui du premier indien qui a « découvert » Christophe Colomb, et la « civilisation » européenne qu’il incarnait, avec ses millions de victimes, non seulement en Amérique latine mais aussi dans la traite d’esclaves d’Afrique. Aussi profond est le regard des exclus actuels dans toute l’Europe.

Enfin, j’ai compris l’importance des mouvements de résistances civile. L’expérience-clé fut pour moi celle du United Democratic Front, en Afrique du Sud, qui rassemblait, dans un but commun, des groupes de différentes idéologies, de différentes options politiques, de différentes Eglises. Je suis convaincu que ce qui est nécessaire à l’Europe aujourd’hui est une alliance nouvelle de toutes les forces de la société civile pour une lutte efficace, sur tous les plans, contre la misère, contre l’injustice, contre les conséquences d’une économie de marché dont souffrent surtout les plus faibles. En Europe, et dans les pays du Sud, victimes des mêmes mécanismes d’exclusion. C’est dans cette même recherche de proximité avec les opprimés d’ici, en Europe, et avec l’objectif d’agir contre les causes de l’injustice chez nous, au Nord, que j’ai accepté de travailler avec Kairos Europe.

Kairos Europe est un réseau européen qui regroupe environ 500 mouvements et groupes de solidarité avec les exclus : associations et réseaux de chômeurs, d’immigrés, de petits paysans ; groupes œcuméniques engagés pour la paix, la justice, la sauvegarde de la création ; groupes de recherche et d’analyse des systèmes socio-économiques ; groupes de vie alternative. Kairos Europe se trouve dans presque tous les pays européens, mais pas encore de manière significative dans l’est de l’Europe.

Notre but est de contribuer à créer un front commun contre l’exclusion et pour une nouvelle justice économique. Il s’agit aussi d ‘établir un espace où la voix des sans-voix puisse s’exprimer et être entendue. C’est ainsi que nous contribuerons à la paix, à la justice, tout en recherchant de vraies solutions alternatives, et sauvegardant la création. Je suis là en accord avec ce que fait et pense le Mouvement ATD Quart Monde.

Nous avons voulu profiter de l’année symbolique de 1992, anniversaire des 500 ans de la découverte de l’Amérique, du génocide des indigènes. L’année où doit également s’achever la construction du Marché commun de l’Europe dont les conséquences vont aggraver la situation des plus pauvres. Nous nous sommes rencontrés à Strasbourg, à la Pentecôte de 1992 : huit cent personnes dont cinquante pour cent – c’était un principe – venaient de la base. A ce « Forum populaire » (People’s parliament), nous avons échangé sur les besoins fondamentaux, le travail, la mobilité, le droit de se nourrir, de se loger, le droit à une histoire, à une identité culturelle. Les conclusions et résolutions ont été transmises à des représentants du Parlement européen. Cette importante première étape a jeté les bases du travail qui nous attend.

Bâtir une nouvelle éthique

De toute cette expérience, je tire une réflexion pour une éthique, pour un minimum de garantie morale dans la lutte contre l’exclusion dans l’ère “post-moderne”. Nous sommes dans un « temps faible », avec une « pensée faible. » Le fondement d’une « nouvelle éthique » est la proximité de lutte avec les victimes pour bâtir la paix dans la justice, puisqu’il n’y a pas de paix sans justice.

Cette vie de proximité, de partage avec les pauvres et les opprimés anime en nous une révolte viscérale devant le scandale de la pauvreté aujourd’hui dans les pays riches dont nous sommes. La pauvreté progresse indéniablement, dévoilant l’envers du décor de l’économie libérale. Il suffit, pour l’exemple, d’aller dans les quartiers des villes de l’ancienne Allemagne de l’Est pour voir son vrai visage.

Trois principes sous-tendent cette nouvelle éthique.

D’abord le respect de la personne, de lautre. Nous, Européens, sommes encore dans l’incapacité d’accepter les autres comme autres. Cela remonte jusqu’aux racines de notre civilisation européenne. En cette année universitaire, le génocide des peuples indigènes, l’expulsion des musulmans et des juifs d’Espagne sont là pour nous le rappeler.

Ensuite, une « subsidiarité nouvelle ». Elle signifie une réalité qui part d’une démocratie de la base. C’est-à-dire que l’on prenne les décisions avec la participation directe des personnes qui sont touchées par ces décisions : il s’agit là d’un droit fondamental.

Enfin, une solidarité nouvelle avec les gens qui ne comptent plus, qui sont de trop. Je ne pense pas seulement aux pauvres en Europe, mais à la majeure partie du tiers-monde qui est considérée comme de trop. Il faut une nouvelle solidarité d’autant plus que ces populations ne sont plus intéressantes, ni comme clients de nos produits ni comme fournisseurs de matières premières.

Cela suppose un engagement en faveur d’une politique de transformation des structures économiques, politiques, juridiques et de recherche des alternatives. Dans le vide créé aujourd’hui par la méfiance à l’égard des partis et des syndicats, il y a une chance pour l’émergence d’une nouvelle alliance de toutes les forces de la société civile. Et j’ajoute : une alliance sous l’impulsion des plus exclus. Je vois cette émergence possible partout.

Kairos est un des réseaux qui rassemblent ces forces-là. Cela exige une double stratégie : d’une part, une recherche des alternatives en redonnant l’initiative aux gens car ce sont eux les vrais experts. L’expertise la plus grande n’est-elle pas la souffrance et l’expérience engrangée dans la lutte des pauvres ? D’autre part, une intervention politique précise sur des points précis. Je pense, en l’occurrence, à une législation commune, au niveau européen sur le droit d’asile politique ou de lutte anti-raciste.

En terminant, je voudrais livrer deux questions qui me hantent. Cette action est-elle possible sans « instrumentaliser » les pauvres ? Est-il trop tard ? Parfois, lorsque, devant la tâche gigantesque, je suis tenté par le découragement, je me rappelle un mot du philosophe Martin Buber : « Le succès n’est pas un nom de Dieu. » Il faut faire certaines choses même si le succès n’est pas garanti, simplement parce qu’il est juste de les faire, simplement parce qu’il est intolérable que la dignité d’un enfant, d’une femme, d’un homme soit foulée aux pieds.

Le droit de vivre

Edvina

A Rennes, au rassemblement pour la reconnaissance de la journée mondiale du refus de la misère, la délégation Bretagne du Mouvement ATD Quart Monde a reçu la lettre suivante d’Edvina. Elle date du 17 octobre 1992. Cri de souffrance, appel à la paix.

Je m’appelle Edvina. J’ai douze ans. J’habite en Bosnie-Herzégovine. Depuis le début avril, ma ville est en guerre. Mes deux grandes sœurs, Hermina et Edita, mon frère, Haris, ma petite sœur, Sindi, et moi avons quitté nos parents le 25 avril pour nous réfugier en France, chez des amis.

Mes parents, au service des gens de ma ville

Mes parents sont restés à Sarajevo pour se mettre au service des gens de ma ville. Au début, ils accueillaient les voisins qui venaient se mettre à l’abri dans les caves de notre maison. Quand la guerre est devenue plus grave, ils ont monté, dans une école, un hôpital d’urgence pour accueillir les blessés qui sont de plus en plus nombreux. Ils sont très fatigués. Les médicaments manquent, il fait déjà froid. Les obus continuent de tuer. Mes parents aimeraient revenir près de nous, mais là-bas à Sarajevo, on a toujours besoin d’eux, que vont devenir les gens dont ils s’occupent ?

Cela fait 176 jours que je ne les ai pas embrassés. J’ai peur pour eux. Est-ce que vous croyez que c’est normal d’être séparée de sa famille depuis six mois ? J’ai eu douze ans le 24 août, c’est la première fois que je fêtais mon anniversaire sans mes parents !

Pourquoi avez-vous laissé installer la guerre ?

Je pense aussi à tous mes amis qui n’ont pas pu quitter Sarajevo, à mes petites cousines… Est-ce que vous trouvez normal de vivre toujours dans la peur ? Est-ce que vous trouvez normal que des familles abandonnent de plus en plus leurs petits enfants pour ne pas les regarder mourir de faim ?

J’en ai assez de cette misère faite par la guerre. Il y a six mois, on était si heureux dans notre belle ville !

Nous, les enfants, nous avons le droit de vivre, de rire, d’être aimés, d’aimer. Vous, les parents, vous avez le devoir de nous rendre heureux. Alors, pourquoi avez-vous laissé s’installer la guerre ?

Aidez-moi, aidez-nous. Nous voulons la paix

Je lance mon appel à tous les tueurs de Bosnie : vous aussi, vous avez des enfants. Vos enfants vous regardent tuer sans comprendre. Un jour, ils ne le supporteront plus. Vos enfants ne vous aimeront plus. Vous aurez alors tout perdu.

Je lance mon appel à tous les enfants d'Europe, du monde.

Je lance mon appel à tous ceux qui ont un cœur d’enfant. Je veux que mon appel soit si fort que ma petite voisine de Sarajevo puisse l’entendre pour lui donner espoir.

Je lance mon appel à l’ONU.

Aidez-moi, aidez-nous. Nous voulons la paix, tout de suite, avant Noël.

Théo Kneifel

Théo Kneifel, théologien et professeur de philosophie, est né en 1942 à Greuztal (Silésie supérieure). Après des études à Rome, Munich et Louvain, il a enseigné la philosophie à Natal, Afrique du Sud. Emprisonné en 1986 puis expulsé de ce pays, il est actuellement responsable de la coordination internationale du réseau Kairos Europa à Heidelberg, Allemagne.

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