Autour du père Joseph Wresinski

Alwine A. de Vos van Steenwijk et Michel Serres

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Alwine A. de Vos van Steenwijk et Michel Serres, « Autour du père Joseph Wresinski », Revue Quart Monde [En ligne], 148 | 1993/3, mis en ligne le 01 mars 1994, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3305

Dans le dialogue qui suit se rencontrent, animé par Gérard Pangon, rédacteur en chef adjoint de Télérama, l’éditeur des paroles et des écrits du père Joseph Wresinski et le professeur de philosophie qui avait reconnu dans un entretien à notre revue que la question de la misère n’est pas assez posée en politique et dans la philosophie.

La faiblesse ne doit-elle pas questionner la pensée et les sciences, marquées par la loi du plus fort ?

Alwine de Vos van Steenwijk 1 et Michel Serres2 ont fait découvrir ou approfondir la connaissance du père Joseph Wresinski à un public qui participait aux 6èmes Journées du « Livre contre la misère » tenues à la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette (26,27,28 février 1993). Public ici présent par ses questions.

Ce dialogue donne intelligence d’un regard porté avec les plus pauvres sur la misère. De ce regard procède ce qu’a été jusqu’ici le 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère. L’ONU a explicitement reconnu l’importance de cet ancrage au moment de demander, pour la première fois cette année, que cette journée soit partout célébrée. Parce que nous avons la responsabilité de faire comprendre cette histoire et ce regard, nous croyons utile de publier ce texte maintenant.

Alwine de Vos van Steenwijk : Il y a des moments dans la vie que nous ne devons manquer à aucun prix, car ils constituent une chance inespérée : ces instants à passer ensemble avec Michel Serres sont de ceux-là.

Ma raison d’être, en ces toutes dernières années de ma vie, consiste à contribuer à ce que le plus grand nombre de personnes, de tous les horizons, puisse rencontrer et dialoguer avec le père Joseph Wresinski. Et bien que depuis trente ans, je m’efforce de marcher à la rencontre de cet homme-là, je ne suis pas sûre de le connaître suffisamment pour le faire connaître à d’autres.

Voilà que, pour la première fois dans notre histoire, vient vers nous un homme de « l’au-delà de la pauvreté », de « ce sous-la-mer de l’humanité que représente la misère » (ce sont les mots du père Joseph). Non pas seul mais entouré des siens, avec tout son peuple. Non pas un peuple pauvre mais un peuple misérable. Je le dis, car il ne doit pas y avoir de confusion entre la pauvreté et cette extrême pauvreté qu’est la misère. Le père Joseph vient de là avec un message qu’il entreprend de nous transmettre, par la parole bien sûr, mais surtout par sa personne, sa vie, sa manière d’être et d’agir qui nous surprennent et nous bouleversent. Le père Joseph nous a beaucoup dérangés. Il nous déstabilisait, nous entamait dans nos certitudes, dans nos sécurités. Personne ne l’a rencontré sans se sentir concerné. Et là se trouve sans doute le signe de son universalité.

Voilà un homme qui monte vers nous du plus bas du monde, des antipodes. Il ne vient pas seulement de très loin, mais il vient d’un monde qui est l’envers du nôtre et qui nous oblige à nous poser en fin de compte la question : « Qui voit juste ? Nous qui voyons du haut vers le bas, ou lui qui nous voyait, qui voyait toutes les affaires du monde du bas vers le haut ? ». Un homme façonné depuis le sein de sa mère par la souffrance de la misère, et façonné aussi par une espérance que nous avons du mal à imaginer parce qu’elle naît précisément de cette souffrance-là.

L’homme de la misère absent de notre monde

Ce que nous avons appris, en tout cas ceux qui ont eu le privilège de vivre longtemps près de lui, c’est qu’il est essentiel que nous le connaissions, que nous le comprenions, parce qu’il « est » les plus pauvres. Sa parole, son message, sont ceux des plus pauvres, sont ceux de ce Lazare au pas de notre porte, que nous n’avons jamais laissé entrer dans notre vie. Ce qui veut dire que nous ne l’avons jamais laissé entrer dans notre démocratie, ni, beaucoup plus grave, dans notre pensée, dans notre savoir universitaire, dans notre philosophie. L’homme de la misère jamais entré dans notre histoire, le voilà qui arrive, en notre temps. Il nous arrive et nous ne sommes pas préparés, nous ne sommes pas formés pour l’accueillir.

Alors pour moi, ces moments passés avec vous, Michel Serres, sont une chance d’essayer de mieux comprendre ce qui peut nous permettre de nous rapprocher de lui.

Michel Serres : Je n’ai pas eu la chance, quant à moi, de connaître le père Joseph Wresinski comme Madame de Vos van Steenwijk. Je connaissais cependant depuis longtemps le Mouvement ATD Quart Monde, et j’ai été invité voici trois ans aux Assises d’été où se réunissent les volontaires, en général tous les ans. Je garde un souvenir très fort de ces Assises, mais je dois avouer que je n’y avais pas été très efficace, parce qu’à l’époque j’étais inexpérimenté, non pas ignorant de la misère bien sûr, mais de l’originalité propre de l’action du Mouvement. Et il ne suffit pas pour être expérimenté, d’être simplement sympathisant.

Depuis j’ai essayé de mieux vous connaître. J’ai donc parlé avec des volontaires, avec des alliés, j’ai contribué à une interview dans votre revue, et j’ai participé, bien qu’absent, à la grande journée du 17 octobre 1992.

Commençons donc notre réflexion par les problèmes qu’a posés Madame de Vos tout à l’heure, en reprenant une ou deux idées de l’interview que j’avais menée avec un des volontaires de Mouvement dans la revue.

J’y étais parti de cette idée : on dit dans la science biologique, depuis Darwin, qu’il y a une loi du monde, la loi du plus fort : la sélection et la survivance des mieux adaptés. Et depuis que je connais le Mouvement j’ai envie d’avance une hypothèse : cette loi, c’est bien celle de la nature ou des animaux, des pauvres animaux qui se détruisent sans cesse en raison de cette loi, mais que l’homme n’est arrivé à l’humanité, que l’homme n’est "advenu" que lorsqu’il a essayé de rompre avec cette loi du plus fort.

La loi du plus fort marque la pensée et les sciences.

Or, il se trouve qu’autour de nous, dans notre expérience courante, cette loi du plus fort, tout le monde paraît y croire, et tout le monde veut sans cesse l’appliquer, de sorte que contrairement aux apparences et à nos discours, je ne crois pas que nous vivions en démocratie, je crois même que nous n’avons jamais vécu en démocratie dès le moment où nous laissons vivre à côté de nous des hommes détruits par la plus grande pauvreté. Je ne croirai jamais à la démocratie tant que ce scandale continuera.

Pourquoi ? C’est que dans nos discours, dans nos spectacles, dans nos représentations, nous ne faisons toujours que célébrer la gloire des plus forts, célébrer la gloire des plus riches, de ceux qui ont réussi, des plus intelligents, de ceux qui ont le plus de notoriété. Je crois maintenant que c’est cette loi même qui produit la pauvreté et la misère. Et, je le répète, l’homme ne peut advenir que si l’on rompt décidément avec cette loi.

Et une fois cette évidence posée, je voudrais revenir à ce qui a fait que le Mouvement fonde cette Journée du Livre. Pourquoi ? Parce que le fait de croire à la loi du plus fort, du plus intelligent, du plus riche, du vainqueur a eu pour conséquence d’influencer profondément la culture, les sciences, les sciences exactes, les sciences humaines. Et il est vrai, et je vous parle d’expérience puisque c’est mon métier, que la philosophie ne parle pas de la misère, ou elle en parle si rarement que je ne peux, sur plusieurs millénaires, citer peut-être qu’un à deux exemples de cette parole, et que la science reste aveugle à cette évidence et à cette condition.

Lorsque j’ai eu la chance d’être invité par votre Mouvement, et de lire les œuvres du père Joseph, une des idées les plus importantes et qui m’a rapproché le plus de votre Mouvement, c’est l’importance qu’il accorde à l’apprentissage, à la formation, à la culture, au partage du savoir, au dialogue porteur et producteur de science et de culture. Et cela était en harmonie avec ma vocation profonde, car si je suis devenu enseignant, c’est parce que je croyais, et je crois toujours, à cette voie-là pour la sauvegarde de tous les hommes, et de tous les hommes également. Et dans cette voie-là, qui a donné son importance aux Journées du Livre, il y a deux voies et non pas une seule, et je voudrais finir sur ces deux voies.

La culture et la science doivent entrer dans la misère pour la vaincre. Et dans la mesure où nous sommes tous décidés à l’éliminer, nous pensons en effet que c’est une bonne manière d’arriver à nos fins. Mais ce n’est qu’une voie, et c’est la seconde qui me paraît être maintenant la plus importante : réciproquement, inversement, c’est la misère qui doit entrer dans la culture pour l’humaniser.

La misère doit entrer dans la culture

Sinon tous les récits, toutes les représentations, toutes les histoires que l’on raconte continueront à célébrer toujours la victoire des plus forts et à produire indéfiniment cette misère qui est le scandale de notre monde. Oui, c’est lorsque la misère rentrera dans la science et dans la culture, que la culture sera productive pour vaincre la misère. Sans cela, la culture telle que nous la connaissons, ou les sciences telles que nous les pratiquons, seront contre- productrices pour vaincre dans ce combat. Bien sûr la misère est parfois entrée dans la culture, mais elle y est entrée par le récit. Nous avons des récits, des témoignages, mais c’est la science qui n’a pas encore été touchée par cette évidence-là.

Et par exemple, lorsque le père Joseph disait (et c’est un thème, non seulement que j’ai découvert chez lui, mais que je porte dans mon ventre depuis ma jeunesse) que l’histoire des pauvres n’a jamais été écrite, il avait raison : elle n’a jamais été écrite. Et c’est vrai qu’il faut l’écrire pour rendre leur dignité à ceux qui l’ont perdue en raison même de l’existence de cette culture qui ne parle jamais d’eux. Et par conséquent, le savoir ne peut améliorer cette condition humaine qu’à l’extrême condition que nous améliorions nous-mêmes ce savoir, c’est-à-dire que nous faisions entrer cette expérience dans le savoir lui-même.

Voilà pourquoi, peut-être, nous sommes réunis cet après-midi. C’est un peu mon terrain de travail, mon terrain de lutte et de vie, et je voulais vous dire que votre chemin est proche du mien parce que si vous êtes sur une voie, je suis sur l’autre, ces voies sont complémentaires.

Je voudrais porter témoignage du père Joseph d’une autre façon pour finir. Je ne l’ai pas connu, mais j’ai lu avec beaucoup d’attention ses écrits, et j’ai été frappé comme philosophe par la vigueur de sa pensée, et quand je dis vigueur, j’emploie bien le mot dans son sens le plus plein. Comme tout le monde, quand on est très loin de ces choses, on attend un discours presque convenu, ce discours que dans les journaux on appelle « caritatif » par exemple, et je m’attendais comme tout le monde à ce genre de discours. Eh bien, pas du tout. J’ai trouvé dans ses textes une pensée qui interrogeait avec une vivacité surprenante et une vigueur extraordinaire – ce justement dont j’avais besoin – c’est-à-dire qui interrogeait réellement l’histoire, les sciences humaines, la sociologie, l’ethnologie même, l’économie, la politique, la culture, l’apprentissage, la pédagogie, et qui les interrogeait de telle façon que je conseille désormais à mes étudiants de lire les écrits du père Joseph.

Les plus pauvres forment un peuple...

Pourquoi ? Parce qu’il nous donne une immense leçon, dont nous avons besoin aujourd’hui, sur les sciences humaines. Si, comme il a raison de le dire, les pauvres forment un peuple, alors nous sommes souvent face à eux, dans la mesure où nous ne sommes pas nous-mêmes dans la plus extrême misère, dans une situation d’ethnologue ou d’ethnologie et c’est cette situation qui m’a toujours plus ou moins froissé ou plus ou moins interrogé. Je me souviens d’être allé autrefois dans les forêts d’Amérique du Sud et d’être revenu avec une immense colère contre les sciences humaines, parce que les Indiens que j’avais visités et avec lesquels j’avais un peu vécu étaient des gens qui manquaient de l’essentiel. Ils étaient indigents parce qu’ils avaient faim et misérables parce qu’ils n’avaient pas d’abris.

Et je me suis demandé : mais pourquoi les étudions-nous avant de leur porter secours ? Et c’est là où j’ai saisi expérimentalement dans ma propre vie ce que voulait dire le père Joseph quand il disait qu’il faut faire l’histoire d’un peuple pour lui rendre sa dignité, ou plutôt qu’il fasse sa propre histoire pour se mettre à exister.

Et donc c’est bien au titre d’enseignant, de philosophe et un peu d’historien, que je suis ici cet après-midi pour parler respectueusement avec vous.

Gérard Pangon : Madame de Vos, est-ce que vous réagissez aux propos de Michel Serres ?

A.V.S. : Je crois que c’est la règle du jeu. Peut-être me permettrez-vous de faire une ou deux réflexions qui me passent par la tête en vous écoutant, et que j’avais eues aussi en lisant votre interview dans la revue Quart Monde.

Vous projetez une image, sans doute symbolique et très vraie, mais qui est quand même en noir et blanc. On célèbre la loi du plus fort, donc il y a les forts et les faibles, et il n’y a rien entre les deux. Je crois qu’avec le père Joseph nous avons appris à regarder avec plus de nuances et peut-être, à cause de cela, avec plus d’espérance. Pour le père Joseph, il y a un homme ou un peuple, qui ne vit pas du tout en démocratie. C’est le plus pauvre ; non pas « les pauvres », mais « le plus pauvre. » Et c’est important pour nous, parce que ce regard clarifie nos chances de réussite. Nous sommes tous un peu du côté de la loi des forts et tous un peu du côté de la loi des faibles. Nous avons tous cette ligne de démarcation en nous-mêmes, dans notre pensée, dans notre cœur, et c’est ce qui a permis au père Joseph de dire que chacun d’entre nous était un ami à gagner.

…hors de l’histoire et de la démocratie

Je voudrais encore ajouter un mot sur une phrase que disait le père Joseph : « Toute ma vie, j’ai rêvé de rendre les plus pauvres à l’Eglise. » Il n’a jamais dit : rendre l’Eglise aux plus pauvres (pour lui, cela n’était pas un problème), mais bien : rendre les plus pauvres à l’Eglise.

Et je crois que c’est ce que vous voulez dire. Le père Joseph était un homme d’Eglise bien sûr, mais aussi un homme universel. Il a également essayé de rendre les plus pauvres aux sciences humaines, par exemple. Sans beaucoup de succès d’ailleurs, et nous espérons mieux réussir grâce à vous.

M.S. : Je crois que lorsque vous avez rencontré le père Joseph, Madame, il vous a demandé de fonder un Institut de recherche. Pourriez-vous nous parler de cette idée qu’avait le père Joseph de faire un Institut de recherche, ou de faire des études de ce genre ?

A.V.S. : Il a toujours dit : tout est né de la vie. Quand je lui ai demandé : « Qu’est-ce qu’il faut faire ? », il m’a dit : « Il faut faire des études. » Et moi je ne comprenais pas, parce que j’étais là dans un camp de sans-logis, où il faisait froid, aucun confort, enfin vous connaissez la description du camp des sans-logis de Noisy-le-Grand. Je suis revenue chez moi, et j’ai dû vraiment réfléchir. Mais pour lui, c’était quelque chose de tout à fait concret : « Personne ne comprend mon peuple. Et à cause de cela, personne donc ne trouve nécessaire de l’écouter, et tout ce que je peux faire, tout ce que je dois faire, c’est faire entrer ce peuple dans la pensée et dans la compréhension du monde. » C’était très simple, très vécu, cela ne venait pas d’une théorie.

M.S. : Je comprends. Mais peut-être cela venait-il tout de même un peu d’une théorie, car il y a un thème qui revient toujours dans les écrits du père Joseph : les plus pauvres forment un peuple, et un peuple très original. C’est de cela que je voudrais que vous parliez maintenant : comment disait-il qu’ils formaient un peuple original ?

Et, surtout, il ajoutait : ils forment un peuple, et un peuple très original, parce que leur histoire, très particulière, n’a jamais été écrite, parce que leur culture n’a jamais été élaborée, etc.

Pourriez-vous nous dire comment il exprimait cette idée ?

Par la suite, j’aimerais vous poser une seconde question. Il disait « Les pauvres forment un peuple », puis : « Ils sont l’Eglise. »

Nous parlerons de l’Eglise tout à l’heure.

Une connaissance née de la vie

A.V.S. : C’est sûr que c’est quelque chose que nous avons vécu d’abord ensemble dans un camp de sans-logis où le père Joseph scrutait déjà tout le temps les horizons et voyageait beaucoup, parce qu’il avait absolument besoin de comprendre comment cela se passait ailleurs. D’ailleurs, un soir, le père Joseph m’a dit : « Nous irons ensemble aux Pays-Bas », et moi je lui disais : « Mais père Joseph, cela n’existe pas aux Pays-Bas. » J’ai mieux compris après. De pays en pays, et d’abord de lieu en lieu en France, on découvrait le même type de personnes, avec les mêmes réactions face à la vie et au monde, avec la même histoire d’exclusion, avec la même vision sur l’enfant, et je dirais volontiers, une même idée de Dieu. Expérimentalement, nous nous trouvions en quelque sorte à l’aise dans toutes les zones de misère, reconnaissant partout les mêmes signes.

Les gens s’étonnent parfois que le volontariat fondé par le père Joseph soit tellement à l’aise partout dans le monde, dès que l’on dit : « On va chercher les plus pauvres, on va aller dans les lieux de misère. » C’est souvent un volontaire qui n’est même pas du pays qui va vous prendre par la main, parce qu’il a appris les signes, et les signes sont toujours les mêmes : le regard, le langage, les manières de marcher, et pas tant les indices ou les indicateurs sociologiques dont d’autres parlent. C’est mieux que cela. On peut détecter par les yeux, par les oreilles, par le nez. Le peuple, il était là, il était là à l’évidence. Alors, bien sûr, je ne veux pas dire que le père Joseph n’était pas un homme de théorie, mais il n’attrapait pas les théories dans les nuages ou dans les livres. Il faisait l’expérience de quelque chose sur terre, parmi les hommes, dont pouvait ensuite découler une théorie.

M.S. : C’est une bonne description, parce qu’il dit, à un moment dans ses écrits : je suis un homme d’action, et même je suis pire qu’un homme d’action, je suis un homme impatient. Et comme j’ai détecté dans ses écrits une pensée très vigoureuse et très vive, la question qui me brûle les lèvres quand je vous rencontre puisque vous avez vécu avec lui, c’est de savoir comment il conciliait ces deux exigences, à la fois l’action la plus impatiente, puisqu’il disait : je suis un homme qui n’a pas une minute à perdre, et d’autre part, cette exigence sans cesse de réfléchir, de prendre des notes le soir, d’essayer de faire une histoire, et presque une théorie du peuple de la misère.

Comment arrivait-il dans sa journée à organiser ces deux exigences ?

L’impératif d’écrire

A.V.S. :On ne peut pas le savoir, mais on a vu. Et cela nous a très vite fait comprendre que le père Joseph n’était pas l’homme d’une théorie, mais un homme des hommes. Et ce que les plus pauvres, si visiblement, lui demandaient, il le faisait, vaille que vaille. Et cet homme qui était fait pour arpenter le monde, pour brasser les hommes, s’enfermait pendant des heures avec un crayon. Au camp de Noisy-le-Grand il avait toujours un crayon dans une poche de sa soutane, et un bout de papier dans l’autre, et il notait constamment des réflexions sur la pauvreté ou sur les personnes victimes de la pauvreté. Je crois qu’il l’a fait, même si ce n’était peut-être pas son tempérament, parce qu’il fallait le faire, et c’est ainsi qu’il a formé le volontariat. Ce volontariat est un volontariat avec un bout de crayon dans une main.

M.S. : C’est ça. Il demandait aux volontaires de prendre des notes tous les soirs. Est-ce que c’est une tradition qui continue dans le Mouvement ?

A.V.S. : C’est beaucoup plus qu’une tradition, c’est une manière d’être. On regarde et on note le soir, on écoute et on note le soir. On ne note pas ce que l’on pense, mais ce que d’autres vous ont dit qu’ils pensent.

M.S. : Oui, je comprends. Mais le père Joseph était dans sa vie et dans ses écrits un homme d’Eglise jusqu’au bout des ongles, cela est visible et lisible, alors comment a-t-il fait pour fonder un Mouvement dont il dit qu’il n’est pas a-confessionnel, mais interconfessionnel ?

Pour que chaque homme aille jusqu’au bout de sa croyance

Et comment arrivez-vous, même maintenant, et surtout maintenant, parce que cela nous intéresse aujourd’hui, comment arrivez-vous à mettre sur pied un Mouvement où les volontaires sont de toutes les confessions, puisqu’en Asie, me disiez-vous avant notre rencontre, vous avez aussi bien des bouddhistes, que vous avez des chrétiens ou des incroyants en Occident ? Comment arrive-t-on à un dialogue à peu près bien constitué, ou à une action à peu près unitaire dans le Mouvement, alors que les gens sont de différentes confessions ? Quel est votre secret ?

A.V.S. : Nous sommes très innocents à ce sujet. Nous avons simplement cru que c’était possible. Le père Joseph nous a tous rassemblés, et nous le vivons. Mais l’expliquer est une autre affaire, et nous comptons sur vous pour nous aider à le formuler. Nous pensons que tout le monde croit à quelque chose, même si cette croyance est différente de la nôtre.

M.S. : Un autrement croyant.

A.V.S. : Je crois que le père Joseph nous a appris qu’être multiconfessionnel va au de là d’un vague « on n’en parlera pas, je te tolère. » C’est un partage : « Je veux absolument savoir ce que tu crois. Raconte-moi, je voudrais comprendre et voir comment tu vas jusqu’au bout de ce que tu crois. Et aide-moi à aller jusqu’au bout de ce que je crois. »

M.S. : Et à ce propos, il y a un mot qui revient très souvent dans les livres et les écrits du père Joseph lorsqu’il dit : j’ai rencontré tel homme, telle femme, telle jeune fille, et je leur ai demandé de se compromettre, et le verbe « se compromettre » est toujours là comme si c’était le risque ou l’exigence fondamentale qu’il demandait à celui qui entrait dans le Mouvement.

Qu’est-ce que cela voulait dire, et comment fallait-il vivre cette compromission ? C’est un mot très fort « compromettre. »

Se compromettre avec le plus pauvre

A.V.S. : La compromission est arrivée quand il a rechoisi de vivre parmi les plus pauvres, d’être reconnu, regardé, considéré comme faisant partie de ce peuple méprisé, tellement pas comme il faut… Le père Joseph s’est compromis quand il est allé habiter le camp de Noisy-le-Grand contre l’avis de tout le monde. Il n’y avait que son évêque qui était d’accord. On lui disait : « Etre aumônier d’un camp, c’est très bien, tu y vas trois fois par semaine ou même tous les jours, mais tu ne vas pas habiter avec ces gens-là ! » Ces gens-là… Le père Joseph a toujours su ce que voulait dire « se compromettre », même à l’intérieur de son Eglise. Nous-mêmes avons commencé à le savoir avec lui. Quand quelqu’un rentre un soir chez lui et dit : « Je vais devenir volontaire ATD Quart Monde », il sait qu’il ne va pas garder longtemps le prestige qu’il avait dans sa profession. Il va devoir supporter un autre regard, parce qu’il va se compromettre avec des personnes avec lesquelles on ne doit pas se compromettre ça ne se fait pas. On peut être bon pour eux, se montrer charitable, mais on ne peut pas se compromettre en se solidarisant.

M.S. :« Compromettre » est un verbe dangereux, parce que l’acte est dangereux, et je voudrais vous poser la question la plus dure pour moi, parce qu’elle notera mon manque de courage, c’est que la misère n’est pas un mot, la misère n’est pas seulement un fait ou un état, la misère est une destruction, c’est-à-dire que c’est probablement ce qu’il y a de plus dangereux pour l’être humain, et c’est pour ça que j’ai commencé par le verbe « compromettre », et si j’ai parlé de mon manque de courage, c’est que je n’ai sans doute pas le courage de risquer cette destruction en étant volontaire. Et je crois que lorsque le père Joseph est rentré dans ce camp et que beaucoup d’autres, dont certains sont ici, y sont rentrés après lui, ils ont eu ce courage de risquer cette destruction.

Et la question est de savoir si la misère est destructrice de l’humanité ou si, l’inverse, il ne reste peut-être d’humanité qu’à ceux qui ont risqué d’être détruits par la misère. Mais le problème que je voudrais vous poser est le suivant : à supposer que je sois, que vous soyez, que nous soyons volontaires du Mouvement, quel est le risque de cette destruction ? Et comment affronter ce risque ? Peut-on aider autrui, peut-on vivre avec lui en risquant cette destruction ? Et si je suis détruit par la misère, cela me permet-il encore d’aider celui qui est détruit par la misère ?

Le sens de ma question est qu’il ne s’agit pas là d’un mot, ou d’un concept ou d’une théorie, mais d’une condition de vie, mais pas seulement une condition de vie, la condition de vie tellement limite que nous sommes en danger de destruction complète. Et ce risque-là, que certains n’arrivent pas à prendre, est-ce que les volontaires y pensent, est-ce qu’ils le vivent, comment le vivent-ils ?

C’est probablement cela que je voudrais le plus savoir et certainement beaucoup d’entre vous aussi.

La résistance de l’homme dans la misère

A.V.S. : Je n’avais pas compris la profondeur de votre question sur la compromission. La misère détruit l’homme ; mais la merveille, c’est cela que le père Joseph nous a fait découvrir, c’est que l’homme reste un homme, en dépit de la misère. Nous, les volontaires, sommes beaucoup plus émerveillées de la résistance d’un homme dans la misère que par le fait que l’humanité ait pu aller sur la lune.

M.S. : C’est beaucoup plus, en effet, que d’aller sur la lune, oui…

A.V.S. :Ah, oui, beaucoup plus. Et c’est ça qui fait que le volontariat est un volontariat heureux. Mais il est vrai que l’on ne peut pas vivre cela seul. Je pense que le père Joseph était prêt à risquer la destruction de façon tout à fait conscience puisqu’il avait vécu cette situation depuis l’enfance. Il savait qu’il était risqué d’aller vivre à Noisy-le-Grand, seul. Et il écrit d’ailleurs quelque part dans son livre Les pauvres sont l’Eglise qu’il fallait agir parce que sinon, c’était la destruction de tout le monde. C’est à partir de ce moment-là qu’il a commencé à faire appel à d’autres, parce que ce que l’on ne peut pas faire seul devient possible ensemble. C’est ce qu’éprouvent les volontaires qui se retrouvent à deux ou trois dans une cité, même dans un slum à Bangkok, au bord d’une montagne fumante à Guatemala Ciudad : ils doivent prendre garde à ne pas se laisser sournoisement détruire et c’est ensemble qu’ils peuvent résister. Le père Joseph nous a constamment demandé de ne pas essayer d’assumer la misère tout seul, car ce serait nuisible aussi bien pour nous que pour celui que nous devons aider. Nous devons rester disponibles pour reconnaître l’homme de la misère dans ce qu’il a d’inouï, d’incomparable, de merveilleux. Si nous savons ensemble reconnaître dans l’homme de la misère cet homme debout, alors nous ne risquons plus rien.

Refuser la destruction de tous

M.S. : Dans ce que vous appelez la merveille de l’homme qui reste homme malgré cette destruction, on peut, en effet, voir un signe presque religieux, puisque dans une phrase qui m’a beaucoup frappé, le père Joseph dit : « Il n’y a pas de théologie possible de l’homme et de l’humanité, sans examiner l’état de celui qui est le plus usé, le plus détruit par la misère. » Donc c’est presque une théologie qu’il trouvait là.

A.V.S. : C’est un état où il n’y a plus rien de factice. (MS : Ah oui !) Il ne reste plus que l’homme qui ne peut s’abriter ni derrière des diplômes, ni derrière des relations. Il ne peut pas se cacher derrière quoi que ce soit pour prouver son identité.

M.S. : Ah oui, je vois. Je peux vous raconter l’histoire inverse. J’avais rencontré un jour un vieil ami qui était dans un camp que l’Allemagne nazie avait constitué. Et un jour les prisonniers ont eu la permission de recevoir des paquets. Et vous savez ce qu’ils ont demandé dans leurs paquets ? Non pas du pain, non pas du vin, mais leurs décorations. Ils ont éprouvé effectivement la nécessité de récréer des diplômes, des sortes de colifichets qui donnent l’impression d’exister. Et en comparant les deux histoires on s’aperçoit que votre action s’appuie sur l’expérience du comportement humain.

Mais une fois qu’on a décidé de créer un Mouvement comme le vôtre et d’essayer de vaincre cet état destructeur de l’humanité, on se trouve devant un problème que nous connaissons tous et dont le père Joseph fait très souvent état dans son livre comme représentant le pire des dangers. Il dit : « Lorsque j’ai examiné d’autres entreprises d’aide à la misère, je me suis aperçu que très rapidement elles n’avaient plus de contact avec elle, elles perdaient le contact avec elle », comme si toute entreprise sociale, humaine, politique, caritative comme on dit même, recréait sans arrêt de la différence et de l’exclusion…

Ma question sera donc de nouveau : Quel est votre secret ? Comment êtes-vous arrivés à ne jamais perdre ce contact, surtout depuis que le père Joseph a disparu ?

A.V.S. : Nous ne sommes pas à l’abri de ce danger, mais nous essayons de garder le cap avec des boussoles que nous a laissées le père Joseph. A vrai dire, le père Joseph regardait cela avec énormément de tendresse, parce que c’est quand même très humain de s’accrocher à sa réussite. Si un projet marche bien, on va le poursuivre, on va en être fier et sans cesse le consolider ; et on va perdre de vue que le succès même du projet contribue à laisser de côté les plus pauvres. Tout projet porte en lui une exclusion. Et le père Joseph nous a appris à nous questionner lorsque nous commençons une action : « Mais qui vais-je exclure ? »

Le risque d’exclure

Cela dit, il a regardé toutes ces ONG avec énormément de tendresse, et nous continuons à le faire, dans la mesure où nous n’avons pas non plus inventé la lune, et qu’il est extrêmement difficile de rester fidèle. Nous nous posons la question tous les jours et en tous les cas pour chaque nouvelle programmation. Si le père Joseph avait toutefois une question à formuler, elle était plutôt de cet ordre : « Est-ce que je suis le gardien de mon frère ? » Alors, dès que l’on commence à nous aider, ou surtout à nous financer, nous disons : « Restez avec nous. Ce n’est pas suffisant de nous financer, regardez comment nous faisons avec votre argent. » Et nous leur demandons de rester avec nous afin de vérifier que nous sommes bien demeurés fidèles aux plus pauvres. C’est à ce niveau-là surtout que toutes ces ONG risquent de dériver en prenant les décisions par le haut. Personne ne les aide à rester fidèles. Au contraire, on leur demande : « Puisque je te finance, sois efficace. » Et être efficace, c’est déjà entrer dans tout ce dont vous parliez : la loi du fort…

La fidélité aux plus pauvres, source d’efficacité

M.S. :Au fond, vous donnez votre secret en donnant l’explication du refus de l’aide. Le père Joseph dit souvent dans ses livres : « L’aide, l’aide financière, etc…, j’ai tendance à la refuser. » Est-ce qu’il avait tendance toujours à la refuser ?

A.V.S. : Non, non. Jamais ! Jamais ! Il n’a même pas…, il y a cette merveilleuse histoire de l’homme qui était arrivé avec un paquet de linge…

M.S. : Oh, c’est extraordinaire. Racontez-là encore. C’est la plus belle page...

A.V.S. : Oui, il faut la lire. Racontez-la plutôt comme vous-même la voyez.

M.S. : Si vous voulez que je la raconte…C’est probablement la plus belle histoire qui soit dans le livre du père Joseph et je vous dirai tout à l’heure pourquoi elle m’a touché personnellement. C’est quelqu’un qui venait au Camp pour porter un paquet de linge avec sa voiture, je crois. Le Camp avait besoin de linge. Et le père Joseph le reçoit. D’ailleurs, il existe toujours ce Monsieur Etesse, ou il est mort ?

A.V.S. : Il existe toujours

M.S. : Il est peut-être dans la salle ?

A.V.S. : Non, je ne pense pas.

M.S. : Parce qu’il vaudrait mieux que ce soit lui qui la raconte...

A.V.S. : Non, je ne pense pas qu’il soit là.

M.S. : Ah bon. Il arrive donc au Camp porteur de ce paquet de linge et il le pose. Il ne connaissait pas du tout ni le père Joseph ni le Camp. Je crois qu’il avait été envoyé par des amis ou même par sa femme (rires). Cela peut arriver. Il pose donc le paquet de linge. Et le père Joseph lui dit : « Est-ce que vous pourriez me donner un coup de main ? – « Avec plaisir », dit le Monsieur. – « Voilà, il y a un mort à côté, il faudrait le transporter. » En fait le cadavre était là depuis quelques heures ou même peut-être plus d’une journée et il était en très mauvais état. Evidemment, dans la misère la mort est encore pire que la mort ordinaire. Et l’homme en question a aidé le père Joseph à soulever le cadavre, à le porter, à le nettoyer. Puis le père Joseph lui a dit : « Maintenant est-ce que vous pourriez vous occuper de l’enterrer, vous occuper des funérailles ? » – « Ah bon ! » Il a commencé à faire les démarches, enfin, à faire ce qu’on fait généralement dans sa famille lorsqu’on a le malheur de perdre un des siens.

Apprendre l’urgence de la misère

Et, dit le père Joseph, au fur à mesure qu’il travaillait à ces actions, il rentrait dans le Mouvement. Et quand il a eu terminé d’enterrer cet homme-là, le père Joseph lui a demandé de devenir le président du Mouvement. Et il est devenu le président du Mouvement comme si – vous permettez que j’en tire une leçon qui peut-être n’est pas la vôtre, mais c’est celle que j’ai envie de tirer – comme s’il était lui-même ce mort ressuscité, comme s’il y avait là une leçon profonde qu’on ne fonde un Mouvement vivant et qui a des chances de survivre historiquement qu’à la condition de passer avec son corps et sa chair par l’expérience de la mort et de la résurrection. C’est comme ça qu’il faut le dire ?

A.V.S. : C’est très beau ce que vous dites. Et sûrement vrai. Mais initialement, cela représentait aussi autre chose. Quand on est très pauvre, quand on n’a pas les moyens, l’enterrement ce n’est pas simple. Je ne vais pas vous raconter le détail, mais c’est comme ça et c’est encore comme ça aujourd’hui. Et André Etesse, petit à petit, est entré dans la réalité de cet homme mort, qui même mort, n’avait pas de place sur cette terre. C’est ce qui l’a énormément marqué et l’a rendu extrêmement humble. Parce que tout à coup, il a compris que c’était ça, la misère, quelque chose qu’il n’avait jamais envisagée : qu’il n’y avait pas de lieu même pour le cercueil, pas de lieu sur cette terre.

M.S. : Je voudrais vous interroger aussi sur ce qui a fait pendant très longtemps la base de la réflexion du père Joseph. C’est l’importance qu’il accorde à la cellule familiale. Il parle toujours de la famille. Or, s’il y a quelque chose que la misère détruit souvent, c’est la famille. Elle détruit le couple. Elle détruit le rapport fraternel, elle détruit le rapport paternel ou maternel. Est-ce en raison de cette destruction qu’il insistait tant sur la famille ? Ou est-ce qu’au contraire il pensait que la famille était ce qui permettrait de sauver la dignité de l’homme ?

La famille : rempart face à la misère

Quelle était sa pensée sur la famille ?

A.V.S. : Il n’avait pas au départ d’idée particulière sur la famille. Pour lui, elle représentait la vie. Il voyait que c’était le dernier rempart. Un homme très pauvre n’a plus que sa famille pour être quelqu’un, comme vous le disiez justement. Le père Joseph peut avoir eu d’autres idées sur la famille, mais c’était clair : il était inadmissible de détruire la famille parce que c’était le dernier rempart de l’homme.

M.S. : Avant de donner la parole à la salle, je voudrais encore poser deux ou trois questions. Il y a un point sur lequel je me trouve en harmonie avec le père Joseph dans la lecture que j’ai faite de ses ouvrages, et si vous ne retenez que cela de notre entretien de cet après-midi, je n’aurai pas perdu mon temps.

Il dit : « Il n’y a pas de grands hommes. » Et j’ai toujours tenu à cette idée de toute mon âme. Pourquoi ? Parce que croire aux grands hommes équivaut souvent à croire à de faux dieux. Quand on croit aux grands hommes, on croit simplement qu’il y a des gens plus intelligents, plus forts, plus riches. Et tout recommence, c’est la loi du vainqueur. Par conséquent il n’y a pas de grands hommes. Voilà. Si vous êtes sûrs de ça, alors je suis content d’être venu (applaudissements). Est-ce qu’il le disait souvent ? (A.V.S. hésitante) Il me semble qu’il dit : il n’y a pas de grands hommes, il y a Dieu.

A.V.S. : C’est ça, c’est ça. Mais il disait aussi : « Tous les hommes sont grands. »

M.S. : Ah, c’est mieux, c’est mieux (rires, applaudissements).

Gérard Pangon : Tout à l’heure, Madame de Vos a répondu à Michel Serres lorsqu’il lui a posé la question des risques de destruction que la misère faisait encourir à ceux qui s’engageaient à la détruire. Certains dans la salle peuvent certainement témoigner à ce sujet, ou raconter. Ou bien y a-t-il des questions, des interventions autour de ce dialogue entre Madame de Vos et Michel Serres ?

Du public : L’idée que ceux qui vivaient dans la misère formaient un peuple s’est imposée dès le départ au père Joseph, de façon intuitive. Et c’est à partir de cette intuition que sa pensée s’est développée en une sorte de dialectique permanente.

L’expérience des plus pauvres

M.S. : Il dit dans son livre qu’en 1789, au moment où l’on avait demandé en France de faire les Cahiers de doléances, un certain Dufourny de Villiers avait ajouté à la classification usuelle – la noblesse, le clergé, le tiers état – un quatrième ordre.

Ce que vous appelez « le quart monde » avait donc déjà été répertorié sous le nom de quatrième ordre.

A.V.S. : C’est « l’ordre sacré des mendiants, des infortunés. »

On parle souvent des intuitions du père Joseph, comme si des oiseaux lui passaient par la tête. Son intuition provenait de son expérience, car se sont les familles elles-mêmes qui se reconnaissaient comme un peuple. J’ai assisté à des dialogues entre une mère de famille néerlandaise et un père de famille allemand qui ne parlaient pas la même langue, et la maman me disait après : « J’ai eu une conversation tellement intéressante avec Monsieur Hufnagel. » On se reconnaît comme les aristocrates se reconnaissent entre eux, comme les intellectuels se reconnaissent entre eux. Et c’est le signe qu’on est un peuple. Bref, je voulais souligner que j’éprouve de la méfiance pour cette manière de parler des « intuitions » du père Joseph qui ressemblent à des oiseaux…

M.S. : Quelque chose m’a étonné : il dit que ce peuple est une constante dans l’histoire humaine. Mais il dit également qu’il est très rare que l’on retombe rapidement dans ce bloc de misère. Est-ce que vous ne croyez pas que dans l’état actuel de crise, dans l’état actuel de déséquilibre de la société, il peut y avoir des chutes très rapides ? Cela m’étonne que l’on puisse dire que ça n’existe pas.

A.V.S. : Dans le Mouvement, nous n’avons pas le droit de croire, nous devons savoir. Et nous avons quelques moyens de nous informer. Nous questionnons constamment les familles sur leurs origines. « D’où viens-tu ? Qui sont tes parents ? » Ces familles ont droit à leurs racines. Nous avons donc un dialogue permanent entre les familles et le volontariat. Et nous ne possédons pas beaucoup d’éléments permettant de dire que les gens tombent de très haut. On ne tombe, disait le père Joseph, jamais de très loin. C’est quand on a déjà très peu de réserves qu’on bascule tête en avant dans la misère. Et ça, ça n’arrive pas à n’importe qui, à n’importe quel moment, simplement parce qu’il y a un coup dur. Cela ne nous arrivera jamais ! Vous vous compromettrez, Monsieur le Professeur, vous êtes voué à vous compromettre, tôt ou tard, dans votre université. Cela va vous arriver. Mais vous n’allez pas basculer.

M.S. : Cependant, je ne parlais pas par croyance, mais aussi par expérience. Je vois autour de moi – pas quotidiennement, mais assez souvent – des hommes qui aujourd’hui, parce qu’ils perdent leur travail, et en supposant qu’ils n’aient pas de famille, ce qui arrive quelquefois, vont perdre leur logement et devenir alors sans abri, c’est-à-dire dans la rue, et à ce moment-là ils perdent tout espoir de retrouver à la fois un travail, un logement… Et c’est quand même une chute assez rapide.

A.V.S. : Cela mérite absolument une recherche. Le père Joseph a toujours vu comme un malheur ces pays, ces sociétés, par exemple la Communauté européenne, où il n’y a pas d’outils pour suivre ces cheminements. (M.S. : Exact !) Non seulement nous ne sommes pas outillés, mais nous ne nous posons même pas la question. Et l’on s’étonne que nos statistiques ne répondent pas à des questions que nous n’avons pas posées.

M.S. : Oui, c’est vrai. Ne revenons au problème des sciences humaines : les questions ne sont pas posées aux gens qui effectivement ne peuvent pas répondre puisqu’ils ne sont pas interrogés. Ils ne font pas partie des gens qu’on interroge d’habitude.

Du public : Je voudrais vous demander si les gens qui sont dans la misère font partie, pour vous, de la classe ouvrière ?

M.S. : Le père Joseph a examiné ce problème de façon près précise. Il a travaillé dessus. En termes classiques, c’est ce qu’on appelait le sous-prolétariat ou le « Lumpenprolétariat », en dessous de la classe ouvrière.

A.V.S. : Oui, mais le père Joseph disait aussi que les familles sous-prolétariennes sont la face cachée du monde ouvrier. Je pense que le père Joseph, s’il avait à vous répondre, dirait : mais oui ! les familles font partie du monde ouvrier proche. Mais pour toutes sortes de raisons, les liens se sont parfois défaits, les défenses n’ont pas toujours été communes. Mais la face cachée du monde ouvrier fait partie du monde ouvrier.

Misère et classe ouvrière

M.S. : Il n’y a pas seulement le monde ouvrier puisque ce « Lumpenprolétariat » ou ce sous-prolétariat, on le trouve aussi bien dans les petits villages, comme tissu défait de l’ancien monde paysan : face cachée du monde entier, mais aussi face cachée d’un ancien prolétariat paysan. Il y a les deux à la fois.

A.V.S. : Oui. Et on parle aussi du Tiers monde. C’est pour ça qu’il est tellement important de différencier entre pauvreté et misère. La misère est la dernière conséquence de la pauvreté, ce n’est pas une pauvreté marginale, il faudrait vraiment bannir ce mot « marginal. » C’est quand la pauvreté a été trop profonde et trop longue et que l’homme ne peut plus y résister seul, qu’il bascule dans la misère… Et cette misère-là existe tout aussi bien dans les pays qu’on appelle des pays en voie de développement et où la classe ouvrière n’est ni très formée, ni très solide.

M.S. : Sur ce point, la langue française exprime admirablement l’état des choses. Si vous prenez un bon dictionnaire, il définit de la façon suivante : « pauvre : qui a un très bas revenu. » Il est donc question de revenu, c’est-à-dire de salaire ou de la vie qu’on gagne ; mais « indigent » signifie celui qui n’a pas de revenu du tout et qui est en risque de famine, du point de vue de sa nourriture.

Et si vous allez chercher « misérable », c’est quelqu’un qui non seulement n’a pas de revenu, et risque de mourir de faim, mais qui n’a pas de gîte, ni de maison ; sans logis, errant, sans feu ni lieu, « homeless. »

Vous voyez une gradation très rigoureuse que la langue française exprime parfaitement, avant même toute science humaine. La reconnaissance de la misère et du misérable, dans notre langue, date de très longtemps. Cette constance sociale est exprimée par la langue. Victor Hugo dans Les Misérables a repris ce mot tel quel, et en l’utilisant avec précision.

Là où commence la honte

A.V.S. : Est-ce que je peux ajouter un mot ? Ces définitions-là aident beaucoup, mais ce sont quand même toujours des définitions données par ceux qui regardent du haut vers le bas. Et le père Joseph disait autre chose : « La misère commence où est la honte. » Là, c’est une définition qui vient du bas

M.S. : Oui, oui. Je voulais d’ailleurs vous interroger là-dessus, parce qu’il parle de la honte et de la culpabilité. Mais pardonnez-moi, dans la définition du mot « misérable », les deux sens sont présents. On appelle misérable, donc, celui qui n’a pas de revenu, pas de quoi manger et pas de gîte ni d’habitat. Mais si vous entendez le mot « misérable », le mot, dit encore le dictionnaire, signifie « quelqu’un qui est au ban de l’humanité. » Misérable, c’est une injure : celui qui la reçoit est en situation de honte et de culpabilité, parce qu’il est en situation d’exclusion. Et par conséquent le mot misérable signifie bien deux choses, à la fois une contrainte économique limite, très dure, et d’autre part une situation d’exclusion, de honte et de culpabilité. Oui, tout à fait.

Et le mot misère a là un sens à la fois moral et religieux.

Du public :

J’aurais trois questions à poser : Monsieur Serres, en quoi le père Joseph est-il universel ? Et pour vous, Madame de Vos, les plus pauvres aident-ils encore aujourd’hui à construire le Mouvement ? Enfin, j’aimerais savoir qui était le père Joseph avant la naissance du Mouvement ?

M.S. : Est-ce que c’est moi qui réponds le premier ? Vous m’avez posé deux questions : « Qui était le père Joseph ? » et « Est-il universel ? » Il n’a jamais cherché à cacher ses origines. Il était d’une origine extrêmement pauvre. Il a eu une enfance qu’il décrit souvent dans ses livres comme terribles. Il appartenait réellement à ce peuple qu’il a par la suite décrit. D’une certaine manière, il n’a jamais quitté cet environnement. Il est né au milieu des plus pauvres. Et ensuite il y est revenu. Voilà qui il était.

Sur son universalité, je suis peut-être un peu plus à l’aise pour vous répondre, puisque c’est mon métier. Nous vivons dans un monde qui est de plus en plus intéressant parce que nous reconnaissons les cultures différentes, les religions différentes, les mœurs différentes et nous apprenons à les respecter. Au moins en principe, pas toujours, hélas, en réalité. Or, dans ce monde de différences très nombreuses, nous apercevons qu’il commence à exister quelque chose de très universel.

Mais c’est aussi un monde que nous ne gouvernons plus, que nous ne maîtrisons plus. Les communications, les techniques, les sciences, les voyages, etc.…, construisent un universel qui est l’universel des riches, celui des plus forts, celui des vainqueurs… Il y a un second universel : c’est l’universel de la misère (A.V.S. : Ah oui !). Et lorsque Madame de Vos, tout à l’heure, évoquait le fait que le misérable des Pays-Bas parlait à celui d’Allemagne, sans connaître sa langue, elle évoquait très bien cette espèce de communauté humaine universelle à travers cet état limite de la misère.

Quel universel ?

J’avais un peu indisposé les volontaires aux Assises d’été, en 1991, en leur disant : « Vous êtes très en avance sur l’Histoire. » Ils n’étaient pas tellement contents, car ils pensaient que c’était un compliment poli. Mais pas du tout, je le pense vraiment. C’est la seule universalité qui pourra contrebattre l’universalité des plus forts et des plus riches. Ce sont des convictions que j’ai depuis longtemps. Et c’est ce que nous apprennent des hommes comme le père Joseph : il y a une sorte de tissu humain très solide et permanent, qui fait d’une certaine manière l’universalité de l’humanité.

A.V.S. : Qui a aidé qui ? Je pense qu’il est difficile pour nous de le savoir, dans la mesure où nous avons été témoins, vous, moi et d’autres, de cette osmose tellement extraordinaire entre le père Joseph et les familles. On ne savait vraiment pas qui aidait qui. Etait-ce lui qui aidait les familles ou l’inverse ? Il est allé de l’avant, il était la parole, il savait qu’il traduisait tout ce dont les plus pauvres rêvent. Mais il ne savait pas à l’avance – et c’est là le plus grand risque qu’il a couru – si les familles allaient oser marcher. Elles voulaient marcher, elles rêvaient de marcher, c’était certain, mais allaient-elles oser ? Et si elles avaient pris peur, le Mouvement n’aurait pas pu prendre naissance. Mais, courageusement, les familles se sont approprié les instruments que le père Joseph créait avec elles : ces petits programmes préscolaires, les pré-écoles, les pivots culturels. Et les familles ont montré qu’elles faisaient partie de l’humanité. Car il n’est pas possible qu’on considère que l’humanité soit capable à un moment donné, dans certaines conditions, de créer un sous-produit, un sous-humain.

Tout homme est une chance pour les autres

Or c’était ça qu’on entendait tous les jours, que le père Joseph entendait tous les jours : « Des asociaux, » enfin tout le vocabulaire que vous connaissez. C’était un peu moins que des hommes, des « infra », des hommes qui ne sont plus tout à fait des êtres humains. Et le père Joseph disait toujours : « ça c’est une offense faite à l’homme et une offense faite à Dieu. » Il ne pouvait le supporter et tout ce qu’il a fait dans sa vie, avec nous qui avons marché avec lui, devait permettre aux familles de montrer que c’était faux. Qu’elles étaient, comme il disait, habitées d’esprit, capables et appelées à agir pour le bien de tous. Et quand il rappelait qu’elles pouvaient agir pour le bien de tous, ce n’était pas pour faire en sorte que les casseroles soient toutes propres et bien rangées ou que les enfants soient bien habillés pour aller à l’école… C’était affirmer qu’elles devaient collaborer à la paix, aux Droits de l’homme, contribuer à un monde de l’avenir comme nous en rêvons tous ensemble. C’est toute la signification de l’action du père Joseph.

Du public : Il y a une certaine inégalité dans le traitement de la misère. On peut être exclu de l’aide avec ces simples mots : « Il y a plus malheureux que vous ! » Je demanderais donc que les critères d’aide soient moins exigeants et que l’on soit plus attentif à la pauvreté.

M.S. : Vous voulez intervenir ?

A.V.S. : Est-ce que vous seriez d’accord avec cette idée du père Joseph que l’on ne s’en sort pas seul et que chacun de nous, riche ou pauvre, doit continuellement être attentif à celui qui est plus pauvre que soi ? C’est là-dessus que le père Joseph a créé un accord tellement extraordinaire entre les familles du Quart Monde. Nous ne sommes pas là pour nous-mêmes, mais pour celui qui n’est pas encore là. Nous sommes là pour celui qui sera oublié, car il est sûr que demain quelqu’un sera oublié.

Le souci du plus pauvre : facteur d’exclusion ?

Le même interlocuteur : Je voulais dire : n’excluez pas les gens. Vous fermez la porte aux gens, en leur disant : « Il y a plus miséreux que vous », et vous les oubliez dans la redistribution. Il faut que les miséreux sachent à qui s’adresser

M.S. : Je voudrais dire un mot sur ce point : tout à l’heure, je n’ai peut-être pas été bien clair dans mes propos.

J’ai dit que l’un de nos grands malheurs, à tous et à tous niveaux confondus, c’est que la plupart de nos entreprises fabriquent aussitôt de la différence et vous venez de dire exactement : vous portez aide à quelqu’un et aussitôt vous fabriquez de la différence en disant : « Il y a plus pauvre que vous. » Le problème, c’est ce « plus. »

Cela doit amener une réflexion sur toutes nos conduites : essayer de ne pas fabriquer de la différence en agissant. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est ainsi que l’on fabrique de la misère, même à un niveau moyen. Veiller sans arrêt à ne pas fabriquer de la différence, parce qu’instinctivement on en fabrique, et au moment même où vous aidez, vous n’aidez plus, parce que votre aide même fait de l’exclusion, parce que créer de la différence, c’est créer de l’exclusion.

Et c’est ça que j’ai essayé de dire tout à l’heure, mais c’est une pensée tellement difficile à comprendre et difficile à réaliser dans sa propre vie qu’on n’arrive même pas à comprendre ce que veulent dire les mots. Je recommence : chaque fois qu’on fait quelque chose, on fabrique des distinctions et des niveaux.

Mon métier d’enseignant est une lutte de tous les matins, de tous les jours, sur ce front-là parce que dans la classe il y a le plus fort, le plus intelligent, le plus rapide, le professeur ou tel élève, celui qui en sait plus, etc. On est tout le temps en train de créer de la différence et même d’être tellement passionné par la différence qu’on ne fait plus que de la compétition, non pas du savoir, mais de la compétition pure. Alors tout le travail consiste à créer le moins possible de différence. Et c’est vrai non seulement dans l’aide à la détresse, mais aussi dans mon métier, c’est vrai dans la rue, c’est vrai dans toutes nos actions quotidiennes. S’abstenir le plus possible de créer de la différence.

Quand la passion de la différence engendre la compétition

Je voudrais vous répondre aussi sur un second point : le milieu misérable accentue immensément la violence dans laquelle la société se débat. La violence est une des conditions les plus terribles de ce monde, comme de tous les mondes que l’histoire a connus.

Pourquoi ? Parce que la violence est partout, elle est dans toutes les classes sociales, elle est parmi les riches quelquefois plus exagérée encore que chez les pauvres, mais elle y est réglée par un droit, parfois.

Et les misérables souffrent surtout de ceci, plus terrible que tout, de vivre le plus souvent dans une société de non-droit, dans des groupes et dans un temps où il n’y a pas de droit.

Et cela pourrait nous faire réfléchir sur les questions qui lient la misère et le droit : le père Joseph lui-même en était venu à cette réflexion. Je donne à cette question une importance première.

Du public :

Ma question s’adresse à Monsieur Michel Serres. Vous avez souvent mis l’accent sur le fait que le développement culturel est une des clés pour la libération de la misère. Et c’est aussi le sens de l’action du père Joseph. D’autre part, nous savons qu’il y a, au niveau international une décennie mondiale du développement culturel placée sous les auspices des Nations unies, et de l’UNESCO en particulier, et qu’une commission pour le développement culturel s’est mise en place. La pensée du père Joseph sur le lien entre culture et pauvreté va-t-elle pénétrer cette réflexion ?

M.S. : Merci de poser cette question, parce qu’en effet je peux y répondre. Je peux y répondre au moins trois fois.

D’abord par mes convictions personnelles : je crois très profondément que la sauvegarde dans ces matières passe par l’acquisition et le partage des sciences, de la culture, par l’apprentissage, l’éducation, la formation. La formation est certainement aujourd’hui la clé fondamentale de l’évolution de tout groupe et de toute personne. L’argent est beaucoup moins important, l’économie est de loin moins importante que la formation. On appelait autrefois la première l’infrastructure, on a eu tort, c’est la formation qui l’est devenue.

Et c’est pourquoi, deuxièmement, je suis en plein accord avec le Mouvement ATD Quart Monde sur ce point et c’est une des choses qui m’ont le plus vite rapproché de lui.

Maintenant en matière internationale, c’est en raison de cette conviction et de mon rapprochement avec vous que j’ai accepté, voici trois mois, de faire partie d’une commission de l’UNESCO sur les questions d’éducation et de culture. La commission s’est réunie il y a déjà un mois, elle doit se réunir à nouveau en Amérique du Sud au mois de septembre pour déposer ses conclusions. Je travaille en ce moment sur ces problèmes. Les solutions que je tente d’apporter sont tout à fait voisines de celles que je vous ai exprimées dans l’analyse de mes convictions. Je ne peux pas aller plus loin. Je vais vous confier pourquoi : nous sommes un comité très restreint de 12 personnes, et nous avons juré en nous quittant, tellement c’était important, de ne rien dire encore en public de ce qu’on préparait. Alors je suis lié par la promesse de ce secret collectif, mais croyez bien que ce que nous préparons est quelque chose qui tient à la formation des plus défavorisés.

Partir des plus pauvres

A.V.S. : La question est une question de priorité : est-ce qu’on va faire quelque chose « aussi » pour les plus pauvres ? ou bien va t-on penser toute cette stratégie de l’accès à la culture « à partir » des plus pauvres, avec des priorités pour les plus pauvres ?

M.S. : Dans la mesure où je travaille au projet, c’est la deuxième solution que j’ai choisie. Parce que la première solution, c’est la solution ordinaire, celle de tout le monde, qui, approfondissant l’inégalité, apporte encore plus de science et de culture à ceux qui en ont déjà plus que les autres. Bien entendu, si on n’est pas inspiré par la deuxième solution, on ne fait que répéter celles qui, toujours, produisent de l’exclusion et de la misère.

Du public : Monsieur Serres, je voudrais revenir à l’université d’été où vous êtes venu en 1991, parce que vous nous y aviez donné une clé. C’était : là où nous restons dans la plus grande faiblesse, c’est là que se permet la plus grande évolution. Le père Joseph nous a invités à nous remettre dans cet état de faiblesse afin d’être une chance de libération en refusant la déshumanisation.

M.S. : Merci de votre témoignage, parce que ça prouve que, dans cette rencontre d’été, j’avais été peut-être un peu moins maladroit que je ne le croyais. Merci de le dire comme ça.

En effet, au début de ce dialogue, je disais trop négativement, qu’il faut rompre avec la loi du plus fort. Il est préférable de dire, positivement cette fois : mieux vaut accepter la loi de la faiblesse.

Du public : Je voudrais vous poser la question suivante : avec la connaissance que vous avez du père Joseph, que ce soit par vos contacts avec des volontaires ou par la lecture approfondie et pertinente que vous avez faite de ses œuvres, pensez-vous qu’il ait encore quelque chose à nous apprendre ?

Une deuxième question, qui est plutôt un appel pour demain et après-demain : de quelle manière pouvons-nous faire connaître la vie et la pensée du père Joseph ?

Le père Joseph est-il d’actualité ?

M.S. : Je veux bien essayer de répondre aux deux questions.

A la première, ce n’est pas très difficile. La lecture de son livre donne au moins deux ou trois leçons permanentes, et par conséquent son actualité n’est pas une question difficile à résoudre, elle est là. Dès le moment où on a compris qu’il définissait un peuple, qui a une histoire de très longue portée, qui vient de très loin et qui se perpétue encore, on a une vraie idée, une nouvelle idée concernant l’histoire, l’histoire des hommes, l’histoire universelle, l’histoire universelle des hommes. Et on peut avoir l’idée de transformer - alors le mot « transformer » prend son sens - la culture et le savoir. Et depuis que je le sais, je suis certain que c’est possible, et je postule le rôle d’allié : s’il y a quelque chose que je peux faire, c’est effectivement cette transformation de la science, de la culture par la connaissance de ce peuple et de sa culture propre.

Et par conséquent, puisque c’est permanent, cela peut devenir opératoire aujourd’hui, dans l’enseignement de l’histoire par exemple. Je vous disais en commençant qu’on n’enseignait pas en philosophie ces choses-là, à part un exemple que je vous raconterai peut-être tout à l’heure.

A chacun d’être passeur de frontières

Du public : Je voudrais revenir sur deux thèmes abordés par Monsieur Serres : les volontaires pensent-ils au risque d’être détruits par la misère, et jusqu’où sont-ils prêts à se compromettre ?

Le père Joseph nous a définis comme des « passeurs de frontières », et a insisté sur le danger de la clochardisation, ne cessant de nous mettre en garde contre ce risque-là. Je peux témoigner, quant à moi, avoir partagé cette peur : vais-je me laisser atteindre au point de me laisser détruire ? Les pauvres ont-ils besoin de cela ? La réponse est claire, c’est non. Mais si, tous et toutes, nous n’acceptons pas de nous compromettre, rien ne changera, et ceux qui auront passé la frontière seront des inutiles, parce que de l’autre côté il n’y aura pas d’écho, et leur cri se perdra dans le vide. Cette compromission concerne vraiment tout le monde.

M.S. : Je peux poser une question. J’ai trouvé une fois dans les écrits du père Joseph l’idée qu’il souhaitait, mais cela n’avait pas encore été réalisé, la présence même de contemplatifs. Avez-vous songé à le réaliser ? Il disait que ce serait intéressant, et utile, d’avoir des contemplatifs. Pensait-il les associer aux volontaires ?

A.V.S. : C’est sûr, le père Joseph a fait ce rêve pour son Eglise, comme il faisait des rêves pour toutes les Eglises d’ailleurs. Que sommes-nous prêts à partager avec les plus pauvres ? Y aurait-il des limites ? Pour les croyants, pour les chrétiens, pour les catholiques, cela va-t-il jusqu’à partager Dieu dans la contemplation ? Et le père Joseph a pensé que l’on pouvait désirer ce partage-là. Nous sommes ses héritiers, et c’est un rêve qui doit se réaliser. Nous devons apprendre à faire ce qu’il faut pour que des vocations puissent naître et trouver leur place dans l’Eglise.

Du public : Je ne suis pas volontaire, mais je suis adhérente depuis longtemps. Je suis fonctionnaire. Je constate que parler des plus pauvres est souvent gênant pour ceux que je côtoie… C’est donc bien à nous, adhérents, de faire bouger les choses, sans attendre que les volontaires fassent tout le travail.

A.V.S. : Bien sûr. Le volontariat n’aurait pas de sens si vous n’existiez pas et, pour l’amour du ciel, demeurez fonctionnaire. C’est très important, parce qu’il y a des pauvres qui n’entrent pas dans nos politiques, qui n’ont pas de répondants politiques et qui dépendent de l’administration. Il faut savoir que lorsqu’on ne participe pas à la démocratie, on est entièrement dans les mains de l’administration. Il est donc très important que nous y ayons des alliés.

Du public : Je ne suis pas volontaire, je suis journaliste, et je connais ATD depuis longtemps. J’ai voyagé dans le Tiers monde, j’ai voyagé dans le Quart Monde, et je commence juste à découvrir que ce sont les plus pauvres qui sont nos maîtres, que ce sont eux qui sont experts en humanité. Ils nous montrent une autre manière de voir le pouvoir du plus fort. Et il me semble que les plus forts ne vont pas se laisser faire comme ça. Le message d’ATD est donc un message dangereux !

Un message qui fait culbuter le monde

D’autre part, je veux partager avec vous une question qui m’a toujours beaucoup tracassée. J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de rencontrer le père Joseph, et j’ai souvent été choquée par lui. Quelqu’un a parlé tout à l’heure de son impatience ; eh bien oui, j’ai vu un homme extrêmement impatient, qui paraissait parfois même intolérant envers des gens comme moi, pauvre journaliste, qui ne comprenais pas tout de suite ce qu’il voulait dire, ou même avec des volontaires.

A.V.S. : Vous dites que c’est un message dangereux. Oui, c’est un message qui fait culbuter le monde, ça c’est évident. Les plus pauvres remettent en question tout ce que nous sommes, les notions mêmes que nous pouvons avoir sur la richesse et sur la pauvreté. Nous comptons donc sur des personnes comme vous pour faire passer le message, car nous, nous n’avons pas vocation à faire parler de nous dans les médias. Par contre, nous sommes convaincus qu’il n’y a pas un cœur d’homme qui ne soit touché par le plus pauvre. Le père Joseph a montré que les hommes ne restent pas indifférents.

Il fut un homme impatient, oui, oui. Dieu est impatient, Jésus-Christ est impatient, le père Joseph était impatient pour son peuple. Il ne fallait pas que ça dure, il ne fallait pas que ça dure une heure de plus… Pendant que nous sommes en train de parler ici, il y a des destins d’enfants qui se jouent ! Est-ce qu’on peut être patient avec cela !

1 Editrice de Ecrits et paroles, Tome 1, Aux volontaires 1960-1967, Editions Saint Paul Quart Monde, 1992.

2 Voir son entretien dans la Revue Quart Monde N°145, 4ème trimestre 1992.

1 Editrice de Ecrits et paroles, Tome 1, Aux volontaires 1960-1967, Editions Saint Paul Quart Monde, 1992.

2 Voir son entretien dans la Revue Quart Monde N°145, 4ème trimestre 1992.

Alwine A. de Vos van Steenwijk

Présidente du Mouvement International ATD Quart Monde

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Michel Serres

Philosophe, membre de l’Académie française

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