Contre l'exclusion, une qualification

Anne-Marie Bérard

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Anne-Marie Bérard, « Contre l'exclusion, une qualification », Revue Quart Monde [En ligne], 148 | 1993/3, mis en ligne le 01 mars 1994, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3308

Certains qualificatifs sonnent comme des condamnations de ceux à qui ils sont appliquées. « Inemployable », par exemple. A Lyon, certains ont trouvé qu’avant de prononcer des mots aussi dévastateurs il faut agir simultanément sur l’incapacité de tous les partenaires concernés : ici, demandeurs d’emploi en grande pauvreté, en même temps qu’associations, administration du travail, formateurs, services sociaux, entreprises. Tous ces partenaires ont accepté de développer ensemble leurs savoir-faire en matière d’insertion et de formation de personnes en grande pauvreté. Tous les citoyens et leurs représentants politiques sont concernés. (Article rédigé à partir des interventions à l'Université populaire Quart Monde de Bruxelles et des différents documents cités).

« Chaque expérimentation devra tendre à ce que tout adulte, homme ou femme, particulièrement défavorisé et sans diplôme scolaire ni qualification puisse entreprendre une mise à niveau comprenant si nécessaire un apprentissage ou un ré-apprentissage de la lecture, de l’écriture, du calcul, et devant conduire à une formation professionnelle au moins du niveau du CAP... L’ensemble de ces dispositions pourrait bénéficier en priorité aux personnes ayant souscrit un contrat-projet d’insertion dans le cadre de mesures de garantie d’un minimum de ressources. » (Extrait du rapport Wresinski « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », du Conseil économique et social, 1987).

Contre l’exclusion, une qualification

L’action expérimentale « Contre l’exclusion, une qualification » menée sur l’agglomération lyonnaise constitue une innovation par rapport à la panoplie classique des politiques d’insertion.

L’action qui démarre en septembre 1989 est une formation en alternance sur trois ans. Elle vise l’obtention d’un CAP1 ou d’une qualification d’un niveau égal pour 75 adultes de 25 à 40 ans, bénéficiaires du RMI et sans qualification reconnue.

« Ces années de formation, ça m’a donné de l’assurance, de l’aplomb, et une liberté d’expression, pour mieux me défendre et défendre les autres. Voilà, maintenant j’ai un travail comme agent de service à l’hôpital Edouard Herriot de Lyon. Et je suis heureuse de vous annoncer que je me marie demain. » Pour Jacqueline Berber, déléguée des familles du Quart Monde de la région Rhône-Alpes à l’Université populaire européenne du 18 juin 1993, le bilan est très positif.

Pourtant, l’action expérimentale « Contre l’exclusion, une qualification » qui s’est déroulée dans cette région de 1989 à 1992 représentait pour tous ses acteurs un véritable défi, tant son objectif était ambitieux : donner en trois ans une qualification professionnelle à 75 adultes en situation d’exclusion, de grande pauvreté, parfois illettrés, souvent sans expérience du monde du travail. En affichant des objectifs très ambitieux eu égard aux pratiques habituelles en la matière, les partenaires de cette action expérimentale voulaient montrer que leurs propres organismes aussi bien que les adultes choisis pour la formation ont des capacités trop souvent sous-estimées.

Plusieurs de ces partenaires avaient conscience qu’un tel projet, provoquant des collaborations nouvelles, donnerait de nouveaux savoir à tous, et pas seulement aux bénéficiaires de la formation. D’autres partenaires ont accepté le pari de cette nouveauté au risque réel d’« essuyer les plâtres. » La plupart ont été jusqu’au bout en acceptant que la lutte conte l’exclusion impose à chacun de modifier certains comportements propres aux divers groupes sociaux.

Sélectionner aussi des personnes se trouvant dans des conditions les plus difficiles

L’objectif était de s’adresser à ceux qui ont le plus besoin d’apprendre, et le moins de chances d’accéder aux dispositifs traditionnels de formation qualifiante. Les stagiaires ont donc été recrutés parmi les plus défavorisés des bénéficiaires du RMI ou des chômeurs longue durée, huit étaient exclus du RMI. Sans travail ni formation, mais souvent aussi sans logement, avec des problèmes de santé, des enfants placés qu’ils rêvaient de reprendre avec eux. « Je m’étais mariée, raconte Mme Berber, et nous avons eu six enfants. Quelques années plus tard, je me suis retrouvée seule, sans logement, sans travail et mes enfants placés… Je me suis battue. Petit à petit j’ai récupéré les enfants… Je n’avais pas de boulot fixe, j’étais malheureuse de ne pas pouvoir leur donner ce dont ils avaient besoin. En rentrant le soir, on s’enfermait dans les chambres, sans manger, pour pleurer. En 1990, j’ai écrit à plusieurs associations. Une seule m’a répondu en me disant d’aller voir à ATD Quart Monde… »

Mme Berber et d’autres personnes en aussi grandes difficultés avaient aussi leur place dans ce projet. Les recruter pour une formation qualifiante, c’était aller à contre-courant des pratiques de sélection les plus fréquentes dans la formation des adultes. En effet, « L’expérience montre que toutes les mesures spécifiques pour l’emploi créées ces dernières années pour les populations les plus défavorisées ont tendance à bénéficier aux moins pauvres parmi les pauvres, ou même aux non-pauvres comme ce fut le cas dans une certaine mesure pour les contrats de qualification signés avec les jeunes. Actuellement, on refuse à certains jeunes l'accès au programme appelé Préparation active à la qualification et à l’emploi (PAQUE) parce qu’ils sont illettrés alors qu’ils devraient être prioritaires. Quant à la sélection par la motivation, utilisée par les organismes de formation comme par les employeurs, elle exclut automatiquement ceux qui sont le plus cassés par la misère », rappelait Xavier Godinot, volontaire d’ATD, co-initiateur de cette action expérimentale.

Avec l’appui de leurs partenaires, dont le service social du Conseil général pour le recrutement des stagiaires et leur accompagnement, la direction régionale du Travail et de l’Emploi et ATD Quart Monde, qui ont co-piloté le projet, ont voulu faire bénéficier de cette action ceux qui en avaient le plus besoin.

Une action nécessairement dérogatoire

Partir d’une situation d’illettrisme et d’exclusion pour aboutir à une qualification professionnelle et un emploi demande du temps, plus que n’en offrent les filières traditionnelles de la formation des adultes en situation d’exclusion. Les plus défavorisés devaient pouvoir bénéficier d’une formation en alternance sur trois ans.

Le parcours de trois ans, unique en France pour des bénéficiaires du RMI, fut obtenu par l’enchaînement de diverses mesures pour l’emploi : stages du Fonds national pour l’emploi (FNE), stages de réinsertion en alternance, action d’insertion et de formation, contrats emploi solidarité, contrats de retour à l’emploi… Même avec l’appui de la direction régionale du Travail et de l’Emploi, la complexité administrative du projet resta un casse-tête permanent.

Il fallut articuler sur le long terme des mesures prévues pour le court terme, obtenir de nombreuses dérogations, mettre au point un complément de ressources permettant aux adultes en formation de bénéficier d’une rémunération proche du SMIC…

Activement soutenue par les pouvoirs publics, cette action expérimentale bénéficia des subventions de l’Etat et du Conseil régional de Rhône-Alpes, du Conseil général du Rhône, des Villes de Lyon et de Villeurbanne et du Fonds d’action sociale.

Travailleur cherche employeur

Formation « en alternance », cette action impliquait la participation des entreprises. Partenaires incontournables d’une opération d’insertion professionnelle et de qualification, les entreprises furent difficiles à mobiliser. Ceci n’est guère étonnant puisque cette action allait à contre-courant des tendances actuelles d’un marché du travail marqué par une forte croissance du chômage. La sélectivité à l’embauche est de plus en plus grande. Même face aux bénéficiaires du RMI, les entreprises maintiennent une exigence majeure : celle de la capacité opérationnelle immédiate du candidat. Une attitude à concilier avec la philosophie même de l’action expérimentale, qui supposait une adaptation progressive au poste de travail dans l’entreprise.

Une des tâches essentielles des responsables, en particulier de ceux qui ont été en lien au quotidien avec les stagiaires et ceux qui les accueillaient dans les entreprises, fut de chercher tous les moyens possibles pour amener les employeurs à graduer leurs exigences dans le temps. Certaines entreprises, et leurs salariés, permirent la réussite de l’opération. A la lumière d’une expérimentation voisine menée sur plusieurs années, Philippe Jauffret, salarié chez Tefal, explique à quelles conditions peut réussir l’insertion professionnelle des travailleurs très défavorisés : « Le rôle du chef d’équipe est particulièrement important. Il doit prendre le temps pour l’apprentissage au poste de travail, expliquer, motiver, gérer les aléas. En contrepartie, cette attention plus particulière portée à une personne et à ses difficultés peut avoir des effets bénéfiques sur la façon de gérer l’équipe, d’être attentif aux personnes (…) Ceci montre que les personnes réputées inemployables peuvent accéder à l’emploi. Il faut que l’entreprise accepte un écart momentané entre la capacité de la personne et les exigences du travail. »

Le partenaire essentiel

A deux exceptions près, les personnes qui sont restées dans le dispositif ont toutes obtenu au moins un diplôme (Certificat de formation générale, attestation de compétences, etc.) contre un quart de celles qui sont restées moins d’un an. Neuf ont obtenu un CAP et trois ont réussi un concours pour suivre une formation d’aide-soignante. Ceci n’aurait pas été possible sans l’engagement des intéressés eux-mêmes et des formateurs de la Société d’enseignement professionnel du Rhône (SEPR). « L’ampleur de la tâche était telle que nous avons eu envie de fuir », disait Mme Vuillermoz. « Nous avons constaté que des adultes dits «illettrés» possèdent des acquis, du fait de leur vie quotidienne, de leur vie professionnelle présente ou passée et de leur vie scolaire même lointaine, et qu’il fallait établir une progression pédagogique à partir de ces acquis. » L’action a été construite à partir des besoins et des aspirations des plus défavorisés et non à partir de dispositifs préétablis.

Partenaires du projet à chacune de ses étapes, les adultes du Quart Monde ont inspiré certains de ses traits les plus originaux : la durée de trois ans, la rémunération au SMIC, la dynamique d’insertion et de formation à partir d’une mise en situation de travail… Chaque adulte en formation a élaboré progressivement un projet professionnel en relation avec les autres acteurs : formateurs, tuteur en entreprise, service social. Les stagiaires ont été associés à l’évaluation régulière de l’expérimentation : vivre le partenariat avec eux, c’est évidemment accepter le risque de la contestation, pour en obtenir le bénéfice.

Par ailleurs, dans les entreprises qui ont pris part au projet, bien des équipes de travail ont gagné une véritable capacité d’accueillir des travailleurs en situation très difficile. La SEPR a tiré parti de cette expérience pour la formation d’autres groupes : « Nous trouvons dans ces premiers résultats la volonté de poursuivre notre recherche d’une pédagogie adaptée aux besoins des personnes exclues des processus de formation qualifiante habituels. »

De l’expérimentation à la loi

Cette action a permis à des hommes, à des femmes et à leurs enfants de sortir de la misère en accédant à une formation, un emploi, une plus grande confiance en soi, une plus grande autonomie. En termes d’emploi, les résultats statistiques restent nécessairement limités dans un contexte de chômage croissant. Trois mois après leur sortie de l’action expérimentale, 42 % des adultes avaient un emploi et 7 % poursuivaient une formation. 29 % étaient en recherche d’emploi et 14 % avaient cessé la recherche d’emploi pour rester au foyer.

Cette action aura cependant demandé cinq ans d’efforts acharnés, de mobilisation inter-institutionnelle, de confrontation avec les entreprises, les administrations, les organismes de formation, les services sociaux, les élus, les chercheurs, pour que soient pris en compte les intérêts des exclus. Il faut que ce qui fut une exception devienne la règle, que le bricolage et les acrobaties administratives et financières ne soient plus nécessaires. Des changements d’ordre législatif s’imposent, pour donner aux exclus les mêmes chances qu’aux autres adultes sans emploi de réussir une insertion professionnelle, notamment grâce à la durée et à la rémunération.

On verra dans l’article suivant ("Expérimenter un programme global contre la pauvreté et la précarité") que cette démarche de partenariat avec les plus pauvres n’est pas isolée des préoccupations de la région Rhône-Alpes et de son ambition de s’attaquer plus globalement à la question de l’exclusion.

Ni modèle, ni panacée, cette histoire manifeste néanmoins, comme beaucoup d’autres, que des femmes et des hommes parviennent à gagner un peu de liberté par rapport aux prétendus « fatalités » que sont la « guerre économique », l’inemployabilité des plus pauvres, le poids des dispositifs administratifs et de financement. L’essentiel des connaissances qui nous sont nécessaires ne porte t-il pas sur les moyens et démarches pour regagner ensemble, avec ceux dont le sort est inacceptable, ces marges de liberté, du niveau le plus local au niveau le plus international ?

Pour en savoir plus…

Les limites imparties à cet article n’ont permis d’évoquer que quelques aspects de cette action expérimentale. Pour en savoir plus, le lecteur pourra se reporter à divers ouvrages. En premier lieu, au rapport d’activité pour 1992 de l’action expérimentale « Contre l’exclusion, une qualification » (80 pages) qui donne la parole aux acteurs de l’opération. Ce rapport est disponible à la Maison Quart Monde de Lyon1 ou peut être consulté à la direction régionale du Travail et de l’Emploi2

Une étude réalisée en 1992 par C. Baron, M.C. Bureau, P. Nivolle et P. Porcher, du Centre d’Etudes de l’Emploi, permet d’évaluer l’impact de l’action auprès des entreprises d’accueil. Intitulée « L’action expérimentale « Contre l’exclusion, une qualification » et les pratiques de gestion de la main d’œuvre », ce document de 84 pages est disponible au Centre d’Etudes de l’Emploi.

Une évaluation de la formation (130 pages) commanditée par la direction régionale du Travail et de l’Emploi, a été rédigée en 1992 par P. Brun, directeur du Centre Pédagogi-A Elle est disponible à la DRTE Rhône Alpes.

Enfin, à la demande de l’Etat et du Conseil régional Rhône-Alpes et avec l’appui très actif des partenaires sociaux, un groupe de travail, animé par ATD et comprenant des représentants de 38 organismes, a remis en mai 1993, un rapport préparatoire au contrat de plan Etat-Région 1994-1998, intitulé « La promotion des populations les plus défavorisées » (41 pages, plus annexes) Ce rapport est disponible au Conseil régional Rhône-Alpes3 et à la préfecture Rhône-Alpes4

1 CAP = Certificat d’aptitude professionnelle. RMI = Revenu minimum d’insertion.

1 ATD Quart Monde Lyon, 28 rue de l’Annonciade, BP 1078, 69202 Lyon Cedex

2 DRTE Rhône Alpes, Cité administrative d’Etat, 165 rue Garibaldi, 69401 Lyon Cedex

3 Centre d’Etudes de l’Emploi, le Descartes 2, 29 promenade Michel Simon 93191 Noisy-le-Grand cedex

4 Conseil régional Rhône Alpes, 78 route de Paris 69260 Charbonnières-les-bains / Préfecture Rhône-Alpes, Secrétariat général aux Affaires régionales

1 CAP = Certificat d’aptitude professionnelle. RMI = Revenu minimum d’insertion.

1 ATD Quart Monde Lyon, 28 rue de l’Annonciade, BP 1078, 69202 Lyon Cedex

2 DRTE Rhône Alpes, Cité administrative d’Etat, 165 rue Garibaldi, 69401 Lyon Cedex

3 Centre d’Etudes de l’Emploi, le Descartes 2, 29 promenade Michel Simon 93191 Noisy-le-Grand cedex

4 Conseil régional Rhône Alpes, 78 route de Paris 69260 Charbonnières-les-bains / Préfecture Rhône-Alpes, Secrétariat général aux Affaires régionales, 31 rue Mazenod, 69003 Lyon.

Anne-Marie Bérard

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