Expérimenter un programme global contre la pauvreté et la précarité

Chantal Pot

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Chantal Pot, « Expérimenter un programme global contre la pauvreté et la précarité », Revue Quart Monde [En ligne], 148 | 1993/3, mis en ligne le 01 mars 1994, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3310

Des initiatives qui mobilisent les entreprises, les représentants socioprofessionnels, les associations, les pouvoirs publics et les populations les plus défavorisées. N’est-ce pas un élan vers une véritable politique de lutte contre l’exclusion ? Une interview de Chantal Pot, recueillie par Pierre Le Hir parue dans Le Monde Rhône-Alpes du 9 juin 1993. Nous remercions Pierre Le Hir et son journal pour leur aimable autorisation de reproduire ici l’intégralité de cet article.

Déléguée régionale du Mouvement ATD Quart Monde, Chantal Pot s’est vu confier à l’automne 1992, par le préfet de région, Paul Bernard, et le président du conseil régional, Charles Millon, une mission exploratoire sur l’insertion, en vue de la préparation du XIème contrat de plan Etat-région, portant sur la période 1994-1998. Un groupe de travail élargi, piloté par Marie-Thérèse Geffroy, conseillère régionale (div-d, Rhône), Claude Lanvers, chargé de mission au secrétariat général aux affaires régionales, Paul Girardon, délégué à la formation à l’Union patronale Rhône-Alpes, et Jean Vanoye, de l’Union régionale CFDT, a réuni, dans un rapport remis au début du mois d’avril, un ensemble très dense de propositions en faveur de « la promotion des populations les plus défavorisées. » (Cf. encadré ci-dessous).

Dans l’entretien qu’elle a accordé au Monde Rhône-Alpes, Chantal Pot souhaite que la région prenne appui sur ces propositions, pour constituer « un espace d’excellence dans la lutte contre l’exclusion. »

Les derniers indicateurs fournis par la mission régionale d’information sur l’exclusion révèlent une aggravation brutale des situations de précarité en Rhône-Alpes. Cette détérioration est-elle la résultante directe du reflux économique ou tient-elle, pour partie, à une meilleure évaluation de cette réalité ?

La mission régionale recensait 70 000 chômeurs de longue durée (plus d’un an) et 12 800 demandeurs d’emploi de très longue durée (plus de trois ans) en mars 1992, soit une hausse annuelle respective de 28 % et de 16 %. Elle dénombrait aussi 38 400 bénéficiaires du RMI en décembre 1992 (+ 32 % en un an), 50 600 coupures d’électricité pour impayés en 1991 (+ 16 %) et 3 070 demandes d’expulsion adressées aux préfets la même année (+ 10 %) Ces chiffres sont très alarmants. Leur progression traduit à la fois une augmentation de la grande pauvreté et une connaissance plus précise de cette dernière. Ce n’est que depuis 1986, avec la création de cette mission d’information et de son tableau de bord, qu’un suivi annuel est devenu possible et que des populations qui n’étaient pas jusqu’alors différenciées, comme les chômeurs de très longue durée, ont été répertoriées.

Mais cette misère n’est pas conjoncturelle, même si la récession économique l’accentue. Durant les années de croissance et de plein emploi existaient déjà des familles très pauvres, que la société ignorait. Cette injustice est devenue plus flagrante.

Au-delà de cette approche quantitative, l’exclusion ne revêt-elle pas une pluralité de visages, dont la privation de travail constituait le trait commun ?

On observe en effet des exclusions se cumulant et persistant, par rapport au travail, au logement, aux soins, à la scolarité, aux instances sociales, politiques ou syndicales aussi. Le travail reste la valeur de stabilité, de sécurité familiale et d’utilité sociale dont l’absence est le plus mal supportée. Cependant, si l’on raisonne en processus et non en situation figée, le constat dominant est que perdure un noyau toujours tenu à l’écart, même des dispositifs récents comme les contrats emploi-solidarité (CES) ou les programmes de préparation active à la qualification et à l’emploi (PAQUE) Une évaluation nationale a montré, par exemple, que le crédit-formation individualisé (CFI) n’a pas touché les jeunes les plus défavorisés, auxquels il s’adressait pourtant. Les mesures destinées, de façon indifférenciée, aux chômeurs plus conjoncturels et aux publics les plus fragiles ont, en fait, rejeté davantage ces derniers. Pour eux, le « i »de RMI (revenu minimum d’insertion) demeure trop souvent lettre morte.

Le groupe de travail régional (Rhône-Alpes) pour le rapport préparatoire au contrat de plan Etat-région « La promotion des populations les plus défavorisées » réunissait une soixantaine de représentants des administrations, des collectivités territoriales (régionales, départementales et communales), des organismes de formation, des organisations syndicales et patronales du conseil économique et social, des associations ainsi que d’autres organismes ad hoc.

Depuis les premières tentatives d’intégration de personnes en difficulté, par des entreprises comme Tefal à Rumilly (Haute-Savoie), différentes expériences ont pourtant été menées dans la région

Il est vrai que les initiatives ont été nombreuses en Rhône-Alpes, avec des partenaires multiples. Le Mouvement ATD Quart Monde a notamment monté, avec la direction régionale du Travail et de l’Emploi, une action intitulée « Contre l’exclusion, une qualification. » Celle-ci a permis à des adultes, pour certains illettrés, de suivre, pendant trois ans, une formation en alternance rémunérée1. Actuellement est menée, avec l’Union patronale Rhône-Alpes, une opération « mode d’emplois », dont l’objectif était au départ d’insérer 200 personnes dans le Rhône2. Les entreprises d’insertion se sont elles-mêmes fortement développées3. Toutes ces expériences sont à l’origine de la mission qui nous a été confiée.

Vous consacrez l’un des deux chapitres de vos propositions à l’amélioration de la connaissance des exclusions. Qu’en attendez-vous ?

On constate, entre le Quart Monde et les autres milieux, des représentations réciproques erronées. A cet égard, les statistiques ne remplacent pas une approche de personne à personne. De ces publics en situation précaire, on dit seulement qu’ils sont « les plus défavorisés », « les plus exclus », « les plus fragiles » sans jamais les nommer autrement que par leurs manques ni les signifier dans leur identité, leur culture, leurs comportements, leurs valeurs. On s’appuie insuffisamment sur leurs capacités, leurs potentialités, leur dynamique quotidienne de résistance à la misère.

Une meilleure compréhension des populations les plus exclues est nécessaire, d’une part pour élaborer des politiques puis vérifier que les actions engagées atteignent leur cible, d’autre part pour former les acteurs économiques et sociaux, qui s’avouent souvent désemparés devant ces personnes.

Le deuxième volet de votre rapport, consacré à l’insertion elle-même, suggère de définir des « territoires d’expérimentation. » Comment toucher un public dont vous dites qu’il est aujourd’hui laissé pour compte ?

A un cumul de précarités, il importe de répondre par un cumul de solutions. Le groupe de travail préconise de mettre en œuvre des programmes globaux de lutte conte la grande pauvreté. La constitution d’un socle minimal de droits, en matière de ressources, de logement, d’éducation, de santé, de travail et de citoyenneté, est indispensable à la promotion familiale, sociale et culturelle. Celle-ci exige une démarche non sectorielle, inter générations, partant des aspirations des plus pauvres et s’inscrivant dans la durée. L’insertion dans le travail forme, bien sûr, un aspect essentiel de ce dispositif : le rapport avance des propositions partant soit des publics, soit des entreprises, traditionnelles ou d’insertion.

Nous recommandons de retenir des territoires pilotes, dont le choix reste à préciser. Il nous semble que ceux-ci devraient se situer à l’échelle humaine, mais dépasser le périmètre d’un seul quartier, pour ne pas « enfermer » ces populations et, au contraire, mobiliser l’ensemble des habitants et des acteurs de ces secteurs.

La région est-elle le bon échelon pour combattre l’exclusion ? Celle-ci n’appelle t-elle pas davantage des réponses locales ?

Les initiatives et les interventions seront locales, mais la région doit remplir une fonction de promoteur. Elle possède la bonne dimension pour servie de garantie et susciter un partenariat de moyens et d’actions, entre collectivités et administrations notamment. C’est pourquoi une convention-cadre régionale nous paraît une condition de réussite.

Notre souhait est que le prochain contrat de plan Etat-région intègre un chapitre spécifique sur l’insertion, gage non seulement de financements, mais encore d’une action pérenne et cohérente. Pourquoi Rhône-Alpes, qui se veut un espace d’excellence dans bien des domaines, ne le serait-t-elle pas aussi dans la lutte contre l’exclusion et la pauvreté ? Nous sommes persuadés que son expérience pourrait faire référence au plan national.

1 Cette expérience, conduite entre septembre 1989 et août 1992 et inscrite dans le contrat de plan en cours, a touché 105 adultes du Quart Monde, dont

2 Au 30 avril de cette année, on dénombrait, pour 587 postes proposés, 614 candidats présentés (dont 200 travailleurs handicapés) et 268 personnes

3 Rhône-Alpes compte 55 entreprises d’insertion représentant 700 postes et ayant accueilli 2 200 personnes en 1992. En 1989, ces entreprises n’étaient

1 Cette expérience, conduite entre septembre 1989 et août 1992 et inscrite dans le contrat de plan en cours, a touché 105 adultes du Quart Monde, dont 40 ont suivi la totalité du cursus. Elle a bénéficié du concours de 60 entreprises du Rhône, préparant à 26 métiers. Trois mois après la fin de cette action, 37 personnes étaient pourvues d’un emploi (dont 8 avec un contrat à durée indéterminée) et 6 se trouvaient en formation, les autres étant au chômage, non-demandeurs d’emploi ou perdus de vue.

2 Au 30 avril de cette année, on dénombrait, pour 587 postes proposés, 614 candidats présentés (dont 200 travailleurs handicapés) et 268 personnes embauchées (dont 99 handicapés).

3 Rhône-Alpes compte 55 entreprises d’insertion représentant 700 postes et ayant accueilli 2 200 personnes en 1992. En 1989, ces entreprises n’étaient que 18, totalisant 240 postes d’insertion.

Chantal Pot

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