De la participation à la création participative

Claude Ferrand

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Claude Ferrand, « De la participation à la création participative », Revue Quart Monde [En ligne], 210 | 2009/2, mis en ligne le 05 novembre 2009, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3394

Une démocratie qui génère de la pauvreté s’enfonce dans l’impasse. Les traitements d’urgence pour y remédier ne permettent pas à tous d’accéder aux droits fondamentaux. La question, avivée par la crise, est de savoir quel type de société nous voulons. L’auteur, initiateur des programmes de croisement des savoirs, montre comment peut être dépassé le conflit entre l’économie de marché et le respect des droits de l’homme.

Est-il encore nécessaire de rappeler qu’une démocratie ne peut progresser si elle laisse derrière elle des millions de gens considérés comme inutiles et à charge ? Une telle démocratie se trouve dans une fuite en avant, devient sélective, favorise  les plus performants, fait s’accumuler l’argent de façon inégalitaire, par les profits et la spéculation, pousse à la consommation, crée des besoins plus ou moins artificiels, pousse aussi à l’individualisme et à la protection des acquis au détriment du respect de l’égale dignité de tout homme.

Quand les problèmes sociaux deviennent trop importants, quand des émeutes de la faim se manifestent ici ou là, quand le nombre de gens à la rue augmente, quand des jeunes ne trouvent plus de sens à leur avenir, les accusations et les peurs réciproques s’installent avec le repli sur soi. Et c’est alors que les traitements d’urgence s’instaurent afin de parer au plus pressé, pour assister les gens et faire taire leur colère, sans s’occuper du long terme. Le risque est d’empiler les mesures aux effets immédiats pour colmater les brèches et assouvir les mécontentements, les révoltes, les revendications. Cela ne remet pas en cause les institutions, les structures, les systèmes, les pouvoirs. Nous avons une démocratie descendante, exclusive, voire condescendante envers ceux qui sont au pied de l’échelle sociale.

C’est dans ce contexte que le concept créé par Joseph Wresinski «  misère violation des droits de l’homme » prend tout son sens et devient un facteur de progrès humain en questionnant l’économie de marché.

Un modèle dominant en contradiction avec les droits fondamentaux pour tous

Tout se passe comme s’il y avait un modèle dominant, l’économie de marché, qui crée des profits, de la croissance, de la richesse et en même temps de la pauvreté, de la misère et de l’exclusion. Dans ce contexte, la redistribution des richesses ne crée pas plus de liberté et de responsabilité, mais bien souvent de la dépendance. Les droits fondamentaux de l’homme, fondés sur l’égale dignité de tout être humain, ne sont pas respectés dans leur indivisibilité et pour tous.

Il y a une contradiction et un conflit entre le modèle dominant d’une société fondée sur l’économie de marché et la réalisation des droits fondamentaux de tous, pour tous. Les uns défendent et protègent leur privilèges, leurs droits acquis, leurs pouvoirs, les autres résistent, dénoncent les injustices, revendiquent les moyens d’exercer leurs droits économiques mais aussi dans les domaines de l’éducation, de la culture, de la formation, de l’égale justice.

Comment résoudre ce conflit ?

Ces dernières années, on a beaucoup parlé de démocratie participative en opposition à la démocratie représentative qui a montré ses limites. Mais il y a beaucoup de malentendus derrière ce nouveau concept. Qui tire le plus profit de la participation, pour quel changement ?

Il est temps et possible de créer les conditions d’un réel retournement en prenant en compte les savoirs, les pratiques, les expériences de tous les citoyens. On ne peut plus regarder et comprendre notre monde de plus en plus complexe, d’un seul point de vue, du point de vue du plus fort, du plus instruit.

Se libérer ensemble

Face à la pauvreté et à la misère, il n’y a pas ceux qui libèrent et ceux qui sont libérés, ça ne fonctionne pas comme ça. On ne peut que se libérer ensemble de la misère, en s’unissant pour que les droits et les responsabilités de tous soient pleinement réalisés. Cela suppose une capacité à se décentrer pour créer les conditions du vivre ensemble sans exclusion. La question n’est pas de chercher comment les pauvres peuvent s’en sortir pour rattraper les autres ou comment diminuer la pauvreté. La question est de savoir : Quel type de société voulons-nous ? Quelles richesses voulons-nous créer, partager et comment les plus pauvres peuvent-ils être reconnus utiles dans la création de cette richesse commune ?

Créer une plus-value de richesse qui n’est plus basée sur l’argent, mais sur la diversité des savoirs, des connaissances, des rythmes du temps, des valeurs culturelles, des modes de vie.

Les plus pauvres, par leur expérience, leur résistance, leurs luttes au quotidien, sont sources de connaissance. Encore faut-il faire place et donner du poids à cette connaissance pour refonder nos démocraties.

Après de longues années de luttes, de nombreuses vies sacrifiées, l’esclavage et l’apartheid ont été abolis lorsque les esclaves, les gens de couleur noire ont pu agir librement comme créateurs, comme penseurs, vivre ensemble en tant qu’acteurs de nouvelles relations. Il en va de même pour la misère. Combien faudra-t-il de famines, de violences faites aux pauvres, de révoltes pour que la misère soit détruite ? Combien de temps encore pour que ceux qui subissent cette condition soient reconnus co-créateurs au même titre que toute personne, et puissent faire valoir leur expérience, leur potentiel humain, en les mettant en dialogue avec d’autres savoirs dans une fécondation réciproque ?

Ce processus est commencé, mais il faudra encore beaucoup de travail et de volonté citoyenne pour inverser la tendance, tant les dominations et les aliénations sont fortes, pour que tous les êtres humains découvrent que chacun est utile et indispensable pour contribuer à résoudre le conflit entre les nantis et les autres.

Activer un processus créateur

La réflexion et la recherche de solutions à long terme de la crise mondiale que nous vivons peuvent activer ce processus, si les gouvernements, les dirigeants, les penseurs, les partenaires sociaux, les gens de pouvoirs investissent les moyens matériels, culturels et humains pour que ceux qui aujourd’hui subissent le plus gravement les conséquences de la crise puissent apporter leur intelligence de la vie, leurs analyses et leurs propositions pour inventer avec eux de nouvelles réponses et réaliser les idéaux communs énoncés dans les différentes Déclarations internationales. Cela suppose qu’un volontariat compétent permanent rejoigne dans une proximité de vie les populations exclues et  prenne fait et cause pour elles.

Le progrès de nos démocraties ne peut être que le résultat d’une co-construction et co-production personnelles et collectives, à égalité de personnes. Nous l’avons vérifié maintes fois notamment lorsque le processus de croisement encourage et provoque une production écrite par tous les participants. L’écriture est un acte créateur1. Écrire soi-même sa propre expérience, sa pensée, son analyse est d’une autre nature que de relire ce que d’autres ont écrit à partir de vos propos tenus oralement. À chaque fois que des personnes très démunies ont pu librement apporter et croiser leurs propres écrits avec d’autres écrits, elles se sont libérées d’une certaine infériorité, de la honte, de la peur, mais surtout elles ont fait bouger les positions, les places, les pouvoirs. À titre d’exemples, retenons quelques pages écrites dans le cadre du programme de croisement avec des universitaires, celles écrites par une femme, dans le but de réhabiliter l’image de sa mère défunte2 ou celles écrites par un homme pour rendre hommage à un compagnon décédé3. Nous pouvons parler ici de création participative, car ces pages ont été écrites dans un contexte de participation active, de sentiment partagé que chacun avait une contribution indispensable à donner pour faire avancer la compréhension réciproque. La connaissance écrite apportée par les personnes en situation de pauvreté questionne, bouscule d’autres connaissances fixées sur le papier. Personne ne sort indemne de ce croisement et de cette réciprocité. Car il ne s’agit pas de juxtaposer ou de prendre certaines citations à titre démonstratif, mais de produire de nouveaux schémas de pensée, évolutifs dans la mesure où la connaissance est une matière vivante dont les sources différentes s’entremêlent, se confrontent pour donner naissance à de l’inédit. Prenons d’autres exemples toujours extraits du croisement d’écrits qui ont donné lieu à des créations communes innovantes telles que les concepts de temps en boucle4, de savoir libérateur5, ou la mise en cause de la pyramide de Maslow6 à propos de la hiérarchisation des besoins humains à satisfaire.

La nouvelle connaissance produite induit de nouvelles formes d’actions. Toute action se fonde sur la manière dont la situation de départ a été analysée. Ainsi quand des experts répètent à l’infini qu’il existe « un cercle vicieux de la pauvreté » et que « les pauvres » sont enfermés dans un temps circulaire, reproduisant ce que les générations précédentes ont vécu, ils justifient que les actions contre la misère ne peuvent venir que de l’extérieur de ce cercle, ce « cercle vicieux » ne pouvant engendrer que des effets négatifs. Mais si en apportant leurs propres connaissances à partir de leur vécu, des personnes en situation de pauvreté prouvent qu’elles s’inscrivent, comme tout être humain, dans une vie qui progresse, qui avance, avec ses espoirs, ses difficultés, ses freins, ses élans (le temps en boucle)… par exemple la perspective d’une embauche ou d’un relogement, alors les actions entreprises auront un autre point de départ. Elles devront tenir compte de ce qui se vit au sein des familles en situation de pauvreté, et surtout être pensées et co-animées avec les personnes qui vivent la situation puisqu’elles-mêmes sont détentrices de connaissances indispensables pour mener l’action.  C’est la notion de savoir libérateur. Le savoir est pluriel. Les sources de la connaissance sont multiples. Encore faut-il les métisser.

La démarche de croisement : une révolution

Faire place à la pensée de chacun et notamment des plus pauvres, c’est accepter de croiser ses représentations, ses cadres de référence, ses logiques, ses prises de risque. C’est faire un travail sur soi et sur les systèmes. C’est pour chacun, remettre en cause ses certitudes pour construire des projets communs où chaque partenaire sera co-chercheur, co-acteur, sortant de la relation maître-élève, enseignant-enseigné, institution-usagers, riche-pauvre, donneur-receveur…

La démarche de croisement est une révolution car il s’agit de mettre ceux qui sont au pied de l’échelle sociale et à l’extérieur du vivre ensemble, au centre de la construction de la société que nous voulons bâtir, pour la transformer, en rétablissant les liens, la communication entre tous les citoyens et finalement en créant les conditions d’une véritable pratique de partenariat. Il s’agit de transformer l’organisation de nos sociétés pour que ceux qui sont exclus puissent exister, construire leur propre identité et connaissance au sein de leur groupe et dans un dialogue avec les savoirs explicatifs des sciences et les savoirs de l’action. Chacun devient co-créateur de la connaissance et donc peut s’engager dans l’action commune contre les injustices et la misère. Les décisions et les choix ne sont plus seulement le fait de puissants qui renforcent leur pouvoir au détriment d’une partie des citoyens condamnés à subir, mais chacun est acteur responsable et partenaire de la pleine réalisation des droits fondamentaux pour tous.

Le conflit entre l’économie de marché et le respect des droits de l’homme peut être dépassé à condition de cultiver cette volonté commune d’investissement d’énergies, de moyens humains pour explorer ce gisement de connaissances qui reste inconnu, en friche, que détiennent les populations qui vivent dans des conditions d’extrême pauvreté.

C’est tout l’espoir de justice et de fraternité de notre monde aujourd’hui. Sortir de l’urgence, revoir l’organisation, la représentation, la participation de nos sociétés pour que ceux qui subissent le plus les effets de la crise mondiale actuelle puissent prendre la parole avec d’autres groupes sociaux, être entendus, représenter un mouvement social et une force de proposition, de négociation, dans l’intérêt du bien commun, et non plus être exclus, inorganisés, individualisés, divisés et en définitive manipulés.

La démarche de recherche, action, formation par le croisement des savoirs, des pratiques, des pouvoirs avec des personnes en situation de précarité et de grande pauvreté ouvre un chemin de co-citoyenneté qui donne sens au vivre ensemble entre personnes et groupes  d’origines, de croyances, de conditions et de statuts différents.

1 Pratiques émancipatrices, Actualités de Paulo Freire, coordination Françoise Garibay, Michel Séguier, Ed. Syllepse, 2009, pp. 28-36.
2 Le croisement des savoirs et des pratiques,  Ed. L’Atelier-Ed Quart Monde, pp 70-71.
3 Id. pp. 303, 513.
4 Op. cité pp. 168-170.
5 idem pp. 335-338.
6 idem pp. 563-564, 621-622.
1 Pratiques émancipatrices, Actualités de Paulo Freire, coordination Françoise Garibay, Michel Séguier, Ed. Syllepse, 2009, pp. 28-36.
2 Le croisement des savoirs et des pratiques,  Ed. L’Atelier-Ed Quart Monde, pp 70-71.
3 Id. pp. 303, 513.
4 Op. cité pp. 168-170.
5 idem pp. 335-338.
6 idem pp. 563-564, 621-622.

Claude Ferrand

Claude Ferrand, volontaire permanent d’ATD Quart Monde, a été directeur des programmes de recherche-action-formation Quart Monde - Université et Quart Monde -Partenaire, co-auteur du livre « Le croisement des pouvoirs ».

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