Une opportunité de «faire société» autrement ?

Paul Dembinski

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Paul Dembinski, « Une opportunité de «faire société» autrement ? », Revue Quart Monde [En ligne], 210 | 2009/2, mis en ligne le 05 novembre 2009, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3418

Ayant atteint d’abord le centre du système capitaliste, la finance, la crise se déploie en spirale et devient globale. Pour désamorcer cette spirale, une vision globale d’avenir est donc nécessaire. L’auteur s’interroge sur la capacité des pays du G20 à faire face. Il utilise le concept de « destruction créatrice » pour proposer une vision économique alternative fondée sur la volonté de chacun de « faire société » et de sortir les plus pauvres de l’anonymat …

L’économie mondiale est en crise. Les pays du G8 s’attendent tous à des taux de croissance négatifs en 2009, alors que la croissance reste positive, même si en net repli, en Chine ou en Inde. Dans l’histoire récente, ce coup d’arrêt est unique parce qu’il est global. En effet la paralysie a commencé là où personne ne l’attendait, dans le Saint des Saints de l’économie mondiale, à savoir sur le marché interbancaire. Il s’agit donc d’une crise partie du centre du système pour l’atteindre aujourd’hui dans sa totalité, et non pas d’une crise périphérique dont certains effets finissent par toucher le centre, comme ce fut le cas des crises des décennies précédentes. La crise actuelle montre à quel point l’économie mondiale, certes globalisée, est aussi centrée - pour ne pas dire centralisée - autour des marchés financiers.

Des effets qui se déploient en spirale

La spirale de la crise se déploie progressivement. Partie d’une catégorie d’actifs financiers, elle s’est étendue à la finance en général, pour atteindre aujourd’hui de plein fouet l’économie dite «réelle». Le ralentissement économique fragilise un nombre croissant d’entreprises, y compris transnationales, ce qui augmente le chômage et affaiblit en retour les bilans bancaires via l’intoxication des créances. La spirale est ainsi en place. Le G20 nourrit l’ambition affichée de désamorcer cette spirale. A-t-il la vision nécessaire pour le faire ?

Selon la manière dont ils sont atteints par la crise mondiale, on peut distinguer trois catégories de pays : ceux qui - à l’instar des USA et de la Grande-Bretagne - sont dans l’œil du cyclone ; ceux qui - comme les pays de l’UE d’avant l’élargissement, le Japon et la Suisse - ont été touchés d’abord dans leur système bancaire via des institutions exposées sur les marchés anglo-saxons ; et finalement ceux qui - comme les nouveaux pays membres de l’UE et surtout la grande majorité des pays en développement - sont frappés dans leurs activités productives suite à la chute de leur marché d’exportation. Ceci fragilise les couches les plus exposées de la population et intoxique des nouvelles catégories d’actifs financiers.

Une situation et des responsabilités complexes

La situation n’est pas seulement compliquée, elle est aussi complexe. La longue liste des choses «à faire» figurant dans le communiqué de la dernière réunion du G20 est significative. D’une part, elle démontre que le G20 manque de vision d’ensemble et d’un diagnostic partagé sur les priorités ; d’autre part, par l’inventaire des dysfonctionnements de l’économie mondiale qu’elle dresse, cette liste est aussi accablante pour le G20 lui-même. Comment expliquer, en effet, que ces mêmes « responsables » aient laissé s’accumuler tant de problèmes pendant les trois dernières décennies d’euphorie financière et économique sans prendre des mesures appropriées ?

Depuis 2007, les pertes accumulées de la valeur d’actifs financiers sont estimées à environ 50’000 milliards de dollars ; pendant la même période les gouvernements du G20 auraient engagé dans le soutien aux banques et autres institutions financières stratégiques un montant proche de 3’000 milliards ; les divers plans de relance effectifs ou invoqués atteignent les mêmes ordres de grandeur. Ainsi, pas loin de l’équivalent de 10% du PIB mondial aurait été injecté dans le tonneau des Danaïdes de l’économie mondiale, sans résultats probants pour le moment. Pour mémoire, ces sommes correspondent au PIB cumulé d’environ 150 pays les plus pauvres de la planète, avec leurs deux milliards d’habitants !

La crise : une opportunité de changement de logique ?

Les sommes injectées par les pays du G20, l’ont été dans l’espoir de «faire repartir» l’économie mondiale, de lui faire reprendre le sentier qu’elle aurait quitté sans raison valable, en août 2007. Et si cette hypothèse était fausse, si la crise n’était pas un incident mais un accident grave ; si, pour en sortir, il ne fallait pas « réparer » en rêvant d’un retour hypothétique au statu quo d’avant l'été 2007, mais plutôt « remplacer », c’est-à-dire infléchir de manière profonde, le fonctionnement à venir de l’économie mondiale ? En effet, bien que sans précédent en termes de croissance, la performance de l’économie mondiale des dernières décennies laisse songeur sur deux points au moins. D’une part les inégalités – aussi bien à l’intérieur des pays qu’entre les pays – ont significativement et systématiquement augmenté ; d’autre part, la rémunération du capital dans le produit mondial semble s’être accrue en termes relatifs par rapport à celle du travail. Ces deux constats se renforcent l’un l’autre. En effet, dans l’économie mondiale se dessinent clairement deux populations (pour ne pas utiliser le terme de classe) : ceux qui sont propriétaires d’actifs financiers et ceux qui puisent leurs ressources vitales du seul travail. Ces deux populations se répartissent entre les pays du Nord et ceux du Sud, étant entendu que les propriétaires d’actifs financiers – notamment par le biais des fonds de pension – sont plus nombreux au Nord qu’au Sud.

Dans cette perspective la crise que le Littré définit comme « un moment de doute, un temps d’hésitation, moment périlleux et décisif » peut aussi être vue comme une opportunité pour poser les bases d’une économie et d’une société mondiale plus inclusive à l’avenir. Ainsi, pourrait-on appliquer à cette crise, avec un optimisme mesuré, l’expression schumpétérienne1 de « destruction créatrice » à l’échelle macroéconomique. Aussi, trois pistes méritent exploration.

A l’automne 2007, évalués à mi-parcours, les progrès vers les Objectifs du Millénaire étaient clairement insuffisants. Pourtant, ces objectifs avaient été adoptés en grande pompe sous les auspices des Nations Unies en 2000. Les incantations et les bonnes volontés déclarées n’ont donc servi à rien et aujourd’hui ces mêmes populations déjà fragiles sont les plus touchées par les effets de la crise.

Plutôt que de déverser des milliards sur des structures économiques des pays du Nord, le G20 pourrait prendre le risque d’injecter massivement des moyens là où les besoins sont tels que la demande réagirait immédiatement à tout apport externe. Pour exemple, le World Food Programme mendie aujourd’hui 5 milliards de USD !

C’est peut-être en fortifiant ce qui a été jusque-là la périphérie dans les sociétés développées comme au niveau mondial que l’on parviendra indirectement à réanimer le prétendu centre de l’économie mondiale. Le rapport de la Commission «Stiglitz» de l’ONU va dans cette direction, mais trop timidement. Il propose que 1% des programmes de relance soit réservé aux pays du Sud (soit 20 milliards au mieux) ; mais il s’agirait de faire nettement, très nettement plus! George Soros abondait récemment dans cette même direction.

Le G20 a le « protectionnisme » en point de mire mais ne précise pas le sens qu’il donne à ce terme. Élastique, par excellence, ce terme désigne tout choix qui ne se ferait pas exclusivement sur des critères du rapport qualité/prix. Aujourd’hui, d’autres critères surgissent sans être pour autant ni protectionnistes ni déraisonnables.

Les acteurs économiques sont en train de revoir et de réduire le périmètre de leurs activités. Ce faisant, ils expriment le souci de retrouver des circuits économiques plus courts, de diminuer le nombre d’intermédiaires, d’ancrer l’action économique (y compris publique) dans des réseaux de solidarité où le visage humain ait sa place.

Ces changements de micro-attitudes annoncent probablement une certaine déglobalisation, sans pour autant qu’il s’agisse de protectionnisme au sens propre mais d’un changement de logique économique. Le défi que le G20 aurait alors à relever serait de poser les jalons d’une déglobalisation ordonnée, qui ne débouche pas sur la panique protectionniste.

A trop brandir cette menace protectionniste, les mots se vident de leur sens et le diagnostic des mouvements de fond devient impossible.

Reconnaître son besoin de l’autre…

En marge de ces considérations macro-économiques, il est vital de ne pas perdre de vue les trois principaux facteurs de pauvreté et d’exclusion : le manque de moyens de substance nécessaires à une vie digne, le manque de travail rémunéré et le manque de liens sociaux. Les plus vulnérables sont ceux auxquels font défaut les trois en même temps. Ils sont nombreux tant au Nord qu’au Sud : migrants, déracinés, marginaux. En temps de crise les expédients dont ils avaient l’habitude de vivre se font rares parce que les surplus et les gaspillages des riches diminuent.

Si la crise est un moment « critique », un moment ou se joue la survie d’une organisation ou d’un mode de vie en société, c’est aussi un moment propice pour réaffirmer les valeurs sur lesquelles cette organisation repose. En effet, la sortie de crise ne se fera que si chacun y met du sien et, ce faisant, reconnaît qu’il a besoin de l’autre. Cela implique donc une réaffirmation de la volonté d’être ensemble, de la volonté de chacun de «faire société» avec ses voisins, ses collègues et les milliers d’anonymes croisés. Faire société implique que les trois principaux facteurs d’exclusion, qui sont autant de facteurs de désespoir, soient vus comme des problèmes communs à chacun – exclus comme inclus – et non comme des problèmes de tel ou tel groupe, de tel ou tel service administratif ou ONG. La sortie de crise n’aura lieu que si la communauté, avec son tissu de relations, s’impose aux millions d’individus isolés que les seules transactions instantanées et marchandes mettent en rapport avec des choses, dans un anonymat et une tolérance froide parce qu’elle a oublié jusqu’au visage de l’autre, surtout de l’autre dans le besoin. Pour sortir de la crise, il faut de la clairvoyance des gouvernants mais aussi, et peut-être surtout, de l’engagement de tous pour un monde nouveau de l’après-crise.

1 J. Schumpeter : économiste autrichien, ayant mis en lumière le processus d’évolution de l’économie capitaliste et le rôle de l’entrepreneur.
1 J. Schumpeter : économiste autrichien, ayant mis en lumière le processus d’évolution de l’économie capitaliste et le rôle de l’entrepreneur.

Paul Dembinski

Directeur de l’Observatoire de la Finance, professeur à l’Université de Fribourg (Suisse), Paul Dembinski est l’auteur de « Finance servante ou finance trompeuse ? », Ed. Desclée de Brouwer, Paris, 2008.

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