La rencontre

Gérard Bailhache

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Gérard Bailhache, « La rencontre », Revue Quart Monde [En ligne], 211 | 2009/3, mis en ligne le 05 février 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3435

Rencontrer ne va pas de soi. L’auteur explore en philosophe ce qui advient quand j’ouvre mon univers à la rencontre d’un autre. Moment inattendu, surprenant, qui me propulse dans l’insécurité. Mais aussi promesse d’une existence renouvelée par cette brèche ouverte, désaltérante, par où je prends conscience de n’exister vraiment qu’au creux de ces liens en perpétuelle renaissance.

Index de mots-clés

Rencontre, Fraternité, Solidarité

« L’événement par excellence est la rencontre (…). Il n’y a de rencontre que de l’altérité. L’altérité est imprévisible ». (Henry Maldiney, Penser l’homme et la folie, J. Millon, 1991, p. 352).

Je rencontre quelqu’un. Geste banal, habituel, quotidien, si banal, si habituel si quotidien que je ne m’étonne plus. La rencontre n’est plus pour moi étonnante. Elle est un fait parmi tous les autres faits de mes jours et de mes nuits. Ainsi je vais, de rencontre en rencontre et j’avance en âge sans trop savoir où je vais.

Un jour, je fais une rencontre, une vraie, totale, surprenante, sidérante. Quelqu’un perturbe mon chemin et je ne m’y reconnais plus. Tout a changé. Ou : j’ai changé. J’ai découvert que je ne rencontrais pas. J’effleurais de mes yeux les visages que je croisais et je traçais mon sillon sans me préoccuper d’autrui. Là, c’est fini : par son regard, par ses mots, par ses gestes, par sa façon de vivre, un autre m’a ouvert à de l’imprévu. Une déchirure s’est produite et elle ne se refermera plus.

Rencontrer ne va pas de soi. Rencontrer c’est l’ouverture d’un nouvel espace en moi et entre moi et l’autre. Nous parlons tous de rencontres marquantes, décisives, importantes, déterminantes. Que s’est-il passé dans ces moments ? Qu’est-il arrivé pour que nous en ayons un souvenir si vif, si présent, si touchant et que les mots tentent de dire sans jamais épuiser ce moment ? Nous avons tous en nos mémoires des souvenirs de rencontres qui continuent de nourrir notre présent.

L’attention, le regard, la présence …

Allons donc à la découverte, à la rencontre … de la rencontre. Si nous nous retournons vers ces rencontres décisives, nous apercevons l’inattendu. Je mène ma vie, j’accomplis mes tâches journalières, je sors de ma maison pour faire quelques emplettes et, soudain, un événement a lieu auquel j’assiste et que je n’attendais pas : un rayon de soleil sur une pierre, un oiseau dont le chant me sort de mes bruits intérieurs, une porte de maison qui s’ouvre et me laisse entrapercevoir un escalier, bref, le tissu de mes perceptions est déchiré. Soit je passe outre et renoue mon propre fil, soit je laisse cette ouverture produire en moi ses effets. Nous avons là cette expérience courante des événements quotidiens qui nous retiennent ou nous laissent indifférents.

Cette expérience est précieuse car elle indique qu’il y a en nous une capacité plus ou moins éveillée : l’attention. Être attentif à ce qui arrive, à ce qui ouvre en nous cet espace où nous nous laissons surprendre par la nouveauté, par ce qui surgit, par ce qui est étrange. La rencontre suppose un minimum d’attention à toutes les formes d’altérité. Se laisser altérer donc transformer par ce qui arrive n’est en rien évident : nous pouvons exister dans la plus grande neutralité, dans la plus grande indifférence à ce qui arrive : « Ce n’est pas mon affaire, cela ne me regarde pas ». L’expression populaire a raison : la rencontre est une affaire de regard, de vision, de découverte par les yeux de ce qui est en train d’apparaître dans le monde et qui n’avait pas encore eu lieu.

L’attention, le regard puis la présence permettent la rencontre. Si je ne suis pas présent à moi, je ne peux me rendre présent à ce qui naît entre moi et le monde puis entre moi et l’autre.

… ouvrent une brèche dans mon univers

La rencontre souvent nous dérange. Pourquoi ? Parce que nous nous sommes arrangés avec l’existence et nous l’avons arrangée pour être tranquilles. Nous avons constitué notre monde qui est devenu un monde bien connu dans lequel nous avons nos repères, nous savons comment les choses marchent et que les jours succèdent aux jours dans un rythme qui nous convient. Nous nous sommes protégés et notre société est pleine de ces protections et précautions pour justement éviter qu’il n’arrive ceci et cela. « Que peut-il encore arriver ? », cette phrase dit bien nos peurs de consommateurs repus.

La rencontre nous fait peur aussi. Elle ouvre une brèche dans l’univers compact que nous avons bâti. C’est un trou dans le mur de nos habitudes et de nos certitudes. Une dimension souvent oubliée de la rencontre est le combat. Rencontrer c’est se battre contre ses propres évidences, c’est se laisser déplacer de sa citadelle pour tracer un chemin d’invention où les pas ne sont pas assurés puisqu’ils sont à créer. Il y a un choc dans la rencontre, choc entre moi et l’autre qui me dit qu’il est possible de vivre autrement, avec d’autres manières, d’autres coutumes, d’autres traditions, d’autres pensées. Et toutes ces altérités qui se disent m’agressent, je les perçois comme violence : mon bel ordonnancement du monde et de l’existence est interrogé, inquiété. La rencontre vient déranger mon repos. Ce que j’avais construit est interrogé jusque dans ses fondements.

Que puis-je faire, alors ? Je peux me replier, avoir le réflexe de la tortue qui rentre dans sa carapace et attend que le dangereux autrui s’en aille et poursuive son chemin. Nous avons très souvent le réflexe de la tortue.

Vers la perception d’un monde commun

Je peux aussi me laisser déranger, accueillir ce visage humain qui me fait signe. Il n’est pas là pour envahir ma citadelle, il est là pour beaucoup plus précieux : il ouvre en moi de l’inconnu, il provoque à la découverte, il me murmure que mon non savoir est plus grand que mon savoir. Je peux alors basculer vers une attitude nouvelle : le monde n’est pas ma propriété mais ce que je partage avec l’autre. Nous sommes ensemble dans ce monde, nous y faisons l’expérience qu’est l’existence et cette expérience est encore plus vivante, féconde, riche, lorsqu’elle est partagée.

La rencontre ouvre à cette expérience du partage du monde : nous n’avons plus une citadelle à défendre, nous avons à construire ensemble un monde qui devienne de plus en plus un monde commun et en commun. Entrer dans ce mouvement, c’est découvrir que la rencontre est cette expérience infinie de la différence de l’autre que je ne peux ramener dans ma citadelle du bien connu où je voudrais l’enfermer. Autrui est cette brèche désaltérante qui ne cesse de me dire : « Oui, tu existes, mais tu existeras encore plus si tu laisses s’ouvrir en toi l’espace de l’inconnu ». Rien de plus simple, rien de plus difficile.

Dans un bain de langage

L’autre que je regarde, l’autre qui me regarde, et nos premiers regards ont été les signes de notre reconnaissance que nous sommes ensemble au monde, cet autre est un être qui parle et je suis aussi un être qui parle. Et là est toute l’originalité de cette relation. En effet, je peux être surpris par l’oiseau qui chante, par la porte qui s’ouvre et laisser mon monologue intérieur être dérouté par ces événements mais il n’y a pas là d’échanges, de mots, de phrases qui tentent de construire un lien. Mes phrases entretiennent mon monde interne.

La rencontre avec autrui se passe dans un bain de langage : nous sommes tous deux plongés dans les mots, les phrases avec lesquels nous avons bâti notre rapport au monde, aux autres, à nous-mêmes. Et nous comprenons alors que notre existence est une existence dans les mots, dans les phrases et qu’avec autrui nous allons échanger et les uns et les autres. Que faisons-nous jour après jour, sinon de nous donner les uns aux autres des nouvelles du monde, aussi bien la météo ambiante que notre météo personnelle ? La rencontre alors peut devenir ce moment et ce lieu de transformations réciproques, dans un ballet au cours duquel nous changeons l’un et l’autre de position parce que les pas que nous esquissons suivent parfois des figures imposées puis parfois inventent des pas de côté. L’image de la danse indique bien qu’il y a et des codes et des possibilités de nouveautés. Tout n’est pas construit et tout n’est pas à inventer : c’est là le bonheur de la rencontre, c’est-à-dire qu’elle peut laisser surgir la surprise. Combien de fois n’avons-nous pas dit : « Je n’attendais pas cela de lui », ce qui signifie bien que notre attente a été déroutée et qu’autrui, si bien connu, a inscrit une trace d’inconnu dans notre monde et dans notre relation. Ceci indique que la relation n’est jamais définitivement assurée, et cela est normal car elle repose sur le mouvement qu’est la rencontre. La rencontre est ce qui crée la relation, ce qui la nourrit, ce qui aussi la suspend et l’interrompt définitivement. Tout comme il y a des premières rencontres, il y a des dernières rencontres, et celles-ci ne sont pas nécessairement liées à la mort. Nous avons tous des souvenirs où nous avons su, au cours même de la rencontre, que c’était la dernière, soit parce que cette fin se disait entre moi et l’autre, soit parce que la personne faisait un choix qui signifiait cette fin.

Entre violence et fraternité

C’est dire que la rencontre est un affect central de nos existences et que nos vies sont un tissu sans fin repris de rencontres. Elle est un art et il n’y a pas d’école de la rencontre. Nous l’apprenons enfants parce que nous voyons autour de nous les adultes rencontrer d’autres personnes et ces adultes nous apprennent à vivre la rencontre. Puis nous faisons des rencontres qui ouvrent nos portes, parfois violemment, parfois doucement et nous réfléchissons à ce qui se passe dans ces moments que nous attendons ou que nous redoutons. La rencontre nous touche car elle est comme un clignotant qui fait signe : nous sommes au monde les uns avec les autres, nous sommes déchirés par tout ce qui se passe dans ce monde que nous voudrions plus humain et nous éprouvons qu’il nous arrive de ne pas être si humains dans ce monde, et notamment dans la rencontre.

La rencontre humaine est et a toujours été perçue comme le lieu par excellence de la violence, c’est-à-dire de la tentative de destruction de l’autre homme. Le récit biblique du chapitre IV de la Genèse, l’histoire de Caïn et Abel, indique que dès le début de l’humanité, le mot frère est accolé au mot de meurtre. Lorsque Emmanuel Levinas affirme que dans le regard de l’autre je lis le commandement : « Tu ne tueras pas », par une ellipse qui traverse les siècles, il fait écho à cette situation énigmatique : pourquoi la rencontre, cet événement si humain, peut-elle devenir si inhumaine ? Autrui peut tellement me déranger dans mon rapport à l’existence que je le tue. L’histoire est la suite des récits de ces violences et si la violence de la nature est qualifiée d’aveugle, celle de l’homme est une violence lucide, voyante. Ce que l’autre me dit dans son regard, si j’y prête attention, me conduit au respect de cet autre, si je n’y prête pas attention et passe outre, me conduit au meurtre.

Il y a là un abîme de la rencontre qui n’a cessé de provoquer la pensée humaine dans toutes les cultures. La rencontre n’est  jamais immédiatement pacifique, elle est le lieu d’expression et d’explosion de la violence. La fraternité, c’est-à-dire l’humanité, se construit, elle n’est pas une donnée naturelle.

Pour que l’imprévisible puisse advenir

La rencontre au sein de notre humanité de plus en plus prévue et prévisible ou voulant tout prévoir est de moins en moins évidente parce qu’elle est justement imprévisible. Certes, nous prenons nombre de rendez-vous, nous organisons d’innombrables rencontres, mais nous ne pouvons jamais dire ce qui se passera. La rencontre demeure le lieu, le moment, l’expérience où il peut se passer quelque chose, c’est-à-dire que l’imprévisible advienne, qu’une trouée se produise.

Il y a peut-être encore un lieu où nous pouvons faire cette expérience qui a été chantée tout au long de notre tradition culturelle, c’est la rencontre amoureuse, devenue l’emblème de la rencontre. Le choc amoureux, le tremblement qui saisit l’un et l’autre ouvrent à cet imprévisible désiré qui n’avait pas encore reçu de visage. Il y a là à la fois un ébranlement et une nouveauté dans l’existence. Et c’est bien d’abord une expérience de l’inconnu imprévu avec qui l’existence va se construire et se refonder qui a lieu à cet instant. Si la littérature est emplie de rencontres amoureuses sous toutes leurs déclinaisons possibles, c’est certainement parce que cette rencontre nous intéresse et nous concerne. Se concentre en ce lieu l’énigme heureusement irrésolue de notre présence au monde, aux autres, à nous-mêmes : l’amour est une rencontre, cette rencontre vivifiante à la vie à la mort qui ne cesse de nous signifier que nous ne sommes vraiment nous-mêmes que dans et par ce lien à l’autre jamais achevé car sans fin en naissance.

La rencontre est naissance et nous sommes tous nés de la rencontre de deux êtres eux-mêmes en naissance. Venir au jour, apparaître à la lumière, naître donc, ce n’est pas arriver dans un monde figé et fixé, c’est naître à ce surgissement sans fin que toute rencontre nous offre lorsque nous prêtons attention à la voix humaine qui nous parle et nous adresse des mots qui sont le plus souvent des mots d’amour.

Gérard Bailhache

Gérard Bailhache, docteur en philosophie, enseignant, auteur de Le sujet chez Emmanuel Levinas. Fragilité et subjectivité, Éd. PUF, 1994 ; co-auteur de Le corps, Éd. de l'Atelier, 2001. Vit en Provence.

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