Médiation et exclusion : deux termes antinomiques ?

Arnaud Lefebvre et Isabelle De Bauw

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Arnaud Lefebvre et Isabelle De Bauw, « Médiation et exclusion : deux termes antinomiques ? », Revue Quart Monde [En ligne], 211 | 2009/3, mis en ligne le 05 février 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3443

A priori la médiation, comme la psychanalyse, ne serait pas adaptée à tous et spécialement pas à ceux qui, au bas de l’échelle sociale, ont l’habitude de subir les décisions d’autrui. Les auteurs nous montrent ici, à partir des pratiques, que, bien encadrée et bien pensée, la médiation peut être un outil offert aux plus pauvres comme aux autres et avec succès.

Dans le cadre du présent article, nous nous centrerons sur la notion de médiation entre deux personnes en conflit, avec l’intervention d’un tiers neutre ou plutôt « multipartial », et non sur la médiation de type « institutionnelle » qui peut avoir lieu entre un citoyen et une administration ou une institution1.

Médiation et exclusion sont deux termes apparemment antinomiques

L’exclusion, vécue par de nombreuses personnes en situation de précarité les amène à vivre dans l’isolement, à l’écart de la société, sans avoir le sentiment d’avoir une valeur dans celle-ci. Elle est le plus souvent subie, et est extrêmement difficile à vivre, car elle implique des coupures de liens, une absence de relations.

La médiation, démarche positive et active, vise à permettre à des personnes en conflit de le gérer elles-mêmes, avec l’aide d’un médiateur, en vue de prendre des décisions et accords respectant chacun. Il s’agit d’un travail sur la relation entre ces personnes.

Cette démarche est-elle possible pour des personnes vivant au quotidien l’exclusion ?

Pour donner quelques éléments de réponse à cette question, nous avons rencontré deux médiatrices plongées dans la réalité de deux quartiers bruxellois populaires, et travaillant régulièrement avec des personnes fragilisées et précarisées.

Eléonore Stevens est médiatrice au service de médiation locale de la commune d’Ixelles. Ce service est ouvert gratuitement aux habitants de la commune, pour tous types de conflits : familiaux, entre voisins, entre jeunes, entre propriétaires et locataires, etc.

Les personnes s’y rendent soit spontanément, soit sur l’invitation plus ou moins contraignante des services sociaux ou de la police.

Claire Denoël-Seutin travaille au sein du Planning familial de la Senne (ASBL2 Télé-Service ; Bruxelles-Ville) et aborde exclusivement les conflits familiaux. Certaines personnes viennent spontanément au centre, d’autres sont également envoyées par divers services (SAJ3, CPAS4, etc.), voire par un tribunal.

Toutes deux ont une solide formation et un cadre de travail clair (respect, confidentialité totale, clarté, suspension des procédures éventuelles durant la médiation, règles déontologiques). Nous nous sommes intéressés à la manière dont elles travaillent avec des personnes en situation de précarité. Les abordent-elles différemment ? La médiation est-elle possible pour elles ? Y a-t-il des particularités, des obstacles spécifiques à leur travail dans ces situations ?

Pour Eléonore Stevens, le ton a été donné d’emblée : nos questions n’étaient pas réellement pertinentes :

« La médiation travaille sur la relation et si les personnes viennent, c'est parce que la relation ne leur convient pas, qu'il s’agisse des relations au sein de la famille ou d'un quartier, avec son propriétaire, son voisin, etc. Ce n'est pas juste de différencier les publics sur cette ligne de fracture : la précarité n’est qu’un élément parmi d’autres. L’espace de médiation est un lieu qui peut aider à restaurer la communication, un lieu où les personnes peuvent s'exprimer, avec leur réalité, conditionnée par leur culture, leur histoire.»

Claire Denoël-Seutin ne définit pas son travail en relation avec la notion de « précarité »  qui peut revêtir diverses formes, économique, culturelle, sociale. Elle souligne cependant que pour toute personne, et particulièrement pour celles qui vivent une de ces formes de fragilité :

« La médiation est un lieu où les personnes peuvent exister, parler en 'je', être écoutées, entendues, c'est un endroit où les personnes font l'expérience que leur parole vaut quelque chose. »

Pouvoir décider soi-même

Il est totalement nouveau pour certaines personnes d’être placées dans une situation où elles peuvent décider elles-mêmes de leur sort. En particulier pour celles qui sont habituées à être soumises aux décisions des autres depuis trop longtemps, qu'il s'agisse du CPAS, de l'assistante sociale, du juge, de l'école, etc.

Or, c'est là probablement l'apport principal du médiateur que d'accompagner les personnes à travers un processus dont il est le gardien et qui permet, étape par étape, d'être entendu, d'entendre la parole de l'autre et de gagner ensemble en compréhension de la situation conflictuelle. De comprendre ce que chacun vit à travers cette situation, de nommer les choses, de les mettre à distance et de leur rendre leur place.

Nos deux médiatrices constatent aussi que pour les personnes plus fragiles, la médiation peut représenter une opportunité de développer une pensée réflexive, qui dépasse le conflit en lui-même.

« La médiation, nous dit Eléonore Stevens, est un lieu où l’on est écouté, où on peut ‘dire’ devant un témoin. C’est un lieu où on peut mettre des mots, du vocabulaire d’émotion, de sentiment, là où il y en a peu. C’est un lieu où l’on peut identifier ses sentiments et les rendre compréhensibles à l’autre. »

Ainsi, ce couple en conflit venu en médiation. La première séance a été l’occasion pour le mari, confronté à des problèmes au sein de son couple, de « cracher sa rage » contre la société.

Lors de cette séance et des suivantes, ces deux personnes ont pu, à partir de cette première expression, élaborer un discours sur ce qu'elles vivaient, identifier les émotions qu'elles ressentaient, nommer les symptômes dont elles étaient prisonnières dans leur relation. Pour elles, la médiation est devenue un espace qui permet l'évolution.

Ou cet autre couple, venu faire acter un accord (déjà trouvé entre eux) au sujet des contributions alimentaires pour les enfants : La médiation a permis la rédaction des conventions mais fut finalement l'occasion d'envisager le rôle des parents dans l'éducation des enfants et de penser la parentalité et l'organisation de la garde des enfants.

La médiation sert aussi dans certains cas de passage, de tremplin vers d’autres intervenants plus adaptés pour répondre aux besoins exprimés ou découverts dans le cours du processus et auxquelles les personnes en conflit n’auraient pas eu spontanément recours.

Les individus peuvent donc, dans le cadre de la médiation, accéder à un espace où ils redeviennent maîtres de leur destin, où ils peuvent choisir en sujets autonomes l’option qui leur convient le mieux, faire entendre leurs besoins respectifs et tenter de trouver la solution la plus satisfaisante en tenant compte des contraintes de la situation.

Mais les choses ne sont pas si simples, et quelques nuances doivent être apportées.

Ne pas aggraver les inégalités

Parfois, le déséquilibre, notamment sur le  plan financier, ou sur le plan du pouvoir de chacun, est évident et limite les options possibles, comme dans le cas d’un conflit entre propriétaire et locataire.

La médiation ne va pas permettre de rééquilibrer la situation, mais bien de voir comment, au sein de ce déséquilibre, chacun peut être respecté. Le travail de médiation peut alors consister d’abord à nommer ces différences, à rappeler, le cas échéant, le cadre légal et à rechercher dans le champ ainsi « nommé », mis au clair et délimité, les options possibles.

En tenant compte de ces limites, mises au grand jour et explicitées, plutôt que de rester non dites et vaguement menaçantes, la personne en position plus faible pourra alors faire entendre sa voix, proposer des solutions et choisir éventuellement celle qu’elle adopte.

Ainsi, pour un locataire forcé de quitter les lieux à brève échéance car la maison a été vendue, le fait de pouvoir en parler avec le propriétaire, de dire sa difficulté de devoir quitter un lieu familier, et de pouvoir, dans le délai imparti, éventuellement fixer une date de départ anticipée, lui redonnera une  maîtrise sur une situation qu’il a vécue dans un premier temps dans un sentiment d’impuissance totale.

Le médiateur, garant du processus, restera attentif à l’équilibre de l’accord lui-même : celui-ci doit être, aux yeux de chacun, juste et acceptable. La médiation ne peut en aucun cas être un espace où se renforcent, voire se créent, les déséquilibres et les inégalités.

D’autre part, certains éléments peuvent rendre la médiation difficile. Ils ne sont pas propres aux personnes en situation de précarité, mais peuvent prendre pour elles un caractère plus aigu : une difficulté de respecter et écouter l’autre, ou d'articuler une demande propre, un manque de connaissance de la langue, l’inexistence d’une formation scolaire minimale, une absence de sécurité d’existence même minimale.

Certaines de ses difficultés peuvent être surmontées (présence d’un interprète, connaissance particulière par le médiateur de certains milieux ou de difficultés sociales, adaptation du cadre en respectant l’essentiel de la médiation), mais ce n’est pas toujours possible.

Une médiation dans un couple en conflit a du être suspendue : les besoins primaires et vitaux du mari, sans abri depuis la séparation, mobilisaient toute son énergie, à tel point qu’il lui était impossible de s’inscrire dans une démarche de réflexion soutenue et impliquant des rendez-vous réguliers.

Il est alors de la responsabilité du médiateur de mettre fin à la médiation dans certains cas. La démarche ne peut pour autant être considérée comme un échec : les échanges en médiation, même chaotiques, peuvent toujours être l’occasion ou l’amorce d’une réflexion et d’une évolution.

Enfin, même si cette difficulté n’est pas réservée aux médiations avec des personnes en situation d’exclusion ou de précarité, le médiateur devra souvent, avant d’entamer la médiation proprement dite, prendre du temps pour mettre à jour, avec les personnes qui les consultent, les « contraintes » qu’elles vivent par rapport au fait de se trouver face au médiateur.

Par qui sont-elles envoyées ? Ont-elles la liberté de refuser de venir en médiation (en principe démarche libre par essence) ? Que risquent-elles si elles n’y viennent pas ? Que souhaite « l’envoyeur » en médiation (CPAS,  police, ami, mutuelle, médecin, service social, etc.) ?

… et elles : qu’ont-elles envie de faire de cet espace ? Qu’attendent-elles du médiateur ? Quelle est la liberté de celui-ci par rapport aux « envoyeurs » ?

La création avec leurs clients de cet espace de liberté, cher aux médiateurs, peut parfois s’apparenter à un tour de force, voire s’avérer impossible, si les personnes qui viennent en médiation dépendent de l’envoyeur pour des besoins vitaux.

Claire Denoël-Seutin a ainsi reçu deux personnes percevant un revenu d’intégration du CPAS, qui se présentaient pour régler un différend concernant la fixation de contributions alimentaires. De manière déroutante, ils se présentaient comme étant « d’accord sur tout ».

En s’intéressant aux raisons qui motivaient cette attitude, il est finalement apparu à la médiatrice que ce couple voulait à tout prix satisfaire leur assistante sociale qui souhaitait qu’ils trouvent un accord dans le cadre de la médiation. Ils craignaient dès lors de se voir couper les vivres si aucun accord n’était trouvé. Au médiateur, dans ces situations, d’impliquer les personnes dans la réflexion sur l’utilité réelle pour eux de la médiation, voire parfois de prendre lui-même la décision d’y mettre fin.

Etre valorisé comme sujet

Médiation et exclusion : deux notions apparemment antinomiques, qui peuvent finalement se conjuguer.

La médiation n’exclut pas les exclus, au contraire, elle peut apporter une forme de réponse à certaines de leurs demandes récurrentes de reconnaissance. C’est un lieu, parmi d’autres, d’apprentissage, qui permet d’être valorisé comme sujet et à travers une expérience d’autonomie, de gagner en dignité; un lieu centré sur la parole, l’écoute et le lien social ; une opportunité de comprendre, de se penser, d’imaginer des solutions et de décider de son avenir.

Philosophie de la médiation et combat d’ATD Quart Monde initié par le père Joseph Wresinski montrent une étrange similitude de valeurs mises en avant : la nécessité pour chacun d’être écouté, de voir sa dignité reconnue, d’être respecté et d’avoir une place dans les décisions qui le concernent et dans la société.

1 Le contexte est belge mais cela peut être compris de la même façon en France.
2 ASBL : Association sans but lucratif.
3 SAJ : Service d’aide à la jeunesse.
4 CPAS : Centre Public d’aide sociale.
1 Le contexte est belge mais cela peut être compris de la même façon en France.
2 ASBL : Association sans but lucratif.
3 SAJ : Service d’aide à la jeunesse.
4 CPAS : Centre Public d’aide sociale.

Arnaud Lefebvre

Isabelle De Bauw

Isabelle De Bauw et Arnaud Lefèbvre, avocats au Barreau de Bruxelles, travaillent tous deux au sein d'un cabinet en lien avec ATD Quart-Monde. Isabelle De Bauw pratique la médiation familiale depuis une douzaine d'années et est également formatrice en médiation familiale (Université catholique de Louvain-Académie Louvain). Arnaud Lefèbvre, a suivi une formation en médiation. Il est collaborateur didactique aux Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur

CC BY-NC-ND