Bienvenue sur la terre

Jacques Higelin

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Jacques Higelin, « Bienvenue sur la terre », Revue Quart Monde [En ligne], 145 | 1992/4, mis en ligne le 05 mai 1993, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3535

Propos recueillis par Caroline Glorion

Jacques Higelin : J’aimerais que ce soit tous les jours la journée mondiale contre la misère… jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de misère… Alors, ce serait la journée mondiale pour le plaisir, la journée pour l’honneur, pour la dignité de vivre. On n’en est pas là, malheureusement.

Je trouve bien de lutter « contre » mais je trouverais bien si ça se transformait et qu’on puisse lutter « pour » Je vois s’additionner beaucoup de S.O.S : contre le sida, contre le chômage, contre le cancer, contre la misère, contre… et ça s’entasse ! Et j’aimerais bien, je ne sais pas comment on peut faire, trouver à un moment donné un mouvement « pour » qui unisse tout le monde… parce que « pour » c’est « pour la vie » !

Quand une femme accouche, c’est pas pour filer son gosse à la guerre, c’est pas pour le filer à la misère ; Franchement !

Revue Quart Monde : A quoi vous engage, dans votre vie d’homme ou dans votre vie d’artiste, d’être ici avec des familles pauvres qui viennent aussi prendre la parole au Trocadéro pour dire non à la misère ?

Dans ma vie d’homme ou d’artiste, je ne me suis jamais senti étranger aux autres, je ne fais pas de différences ; depuis que je suis petit, je vis sur cette planète. Si je dois apparaître, parce qu’il faut marquer le coup, réveiller le monde et dire aux gens : attention ! alors j’y vais…. Pourtant, ça fait longtemps que tous les gens ont tiré des signaux d’alarme, depuis le temps qu’on voit des peuples entiers poursuivis dans des guerres fratricides, des gens chassés qui errent sur les routes, des femmes avec des enfants morts dans les bras, parce que simplement la nourriture ne leur parvient pas ; quand il y a l’aide internationale, il faut encore calmer les belligérants, alors qu’on a tellement de problème à régler !

Quand je vois le fric qui passe dans les armements, c’est effrayant. Par exemple, au moment de la guerre du Golfe, j’apprends qu’il y a 300 000 personnes qui travaillent pour l’industrie d’armement. Si l’on arrête de construire des armes, c’est-à-dire l’autodestruction de l’humanité, on met 300 000 personnes au chômage et leur famille ! Donc le choix, c’est de continuer à construire des armes pour pouvoir donner à manger aux gens… Mais qu’est-ce que c’est que ce monde ?

Quelque chose ne tourne vraiment pas rond, parce que si déjà on veut lutter avec les problèmes quotidiens (nourrir les gens, les protéger du froid ou de la solitude ou de la maladie ou de l’agression naturelle du monde), on a déjà énormément de travail ! Or, il semblerait toujours que le plus dur est de trouver du fric pour construire un hôpital ou des logements, pour ouvrir un centre… Ne serait-ce que cela, cela me paraît, au seuil de l’hiver, terrible ! J’ai rencontré des tas de familles, qui sont avec leurs mômes, dehors, et rien, personne ! Personne ne répond. Fin de droit de chômage : va te faire voir, t’as servi, maintenant débrouille-toi ! C’est effrayant.

J’étais avec l’abbé Pierre, l’autre jour, il gueulait : « Faire ça, laisser les gens à la rue comme ça, ne jamais leur donner une réponse, c’est toujours faire le lit de fascisme ! ».

Les familles cherchaient un logement… Ce qu’ils ont trouvé, c’est amener les CRS, c’est tout, et virer les gens y compris les gosses, les quelques matelas, sur le trottoir, avec une grande violence. Dans la région parisienne et à Paris, on construit des logements pour les cadres et de nombreux immeubles pour des bureaux, alors, que rien n’est résolu pour les milliers, les dizaines de milliers de gens qui sont à la rue, et qui ont faim… et puis ça ne va pas aller en moins, ça va toujours en plus, parce que ce n’est pas résolu.

RQM : Est-ce que vous vous rendez compte que les familles du Quart Monde, qui viennent ici, ont quelque chose à dire, que cette parole-là, aussi, doit être entendue, au-delà de la nôtre, au-delà des gens comme vous ou comme l’abbé Pierre… ?

Moi, on me dit de venir, je viens. Mais j’ai tout à fait conscience que ce n’est pas ma parole qui doit remplacer la parole de quelqu’un qui peut parler de qui il est, de ce qu’il vit. Moi, c’est même déplacé. Si ça peut aider d’une façon ou d’une autre, OK ! Mais je suis tout à fait d’accord que ce n’est pas parce que des gens connus prennent la parole… j’espère que ça a un impact, mais je crois que les gens savent aussi ce qui se passe, et il ne faut pas toujours avoir besoin de quelqu’un de connu, d’hommes politiques ou autres ; il faut aussi que l’humanité soit à l’écoute d’elle-même, de ce qui se passe dans son propre corps.

RQM : Qu’est ce qu’il y a de plus insupportable pour vous dans la misère ?

La perte de sa dignité : c’est ce que j’ai compris chaque fois que j’ai vu des gens qui étaient en difficulté. Pas seulement le fait de manquer de nourriture, ce qui est important, et de logement, ce qui est très important ; mais c’est aussi, qu’à un moment donné, on commence à te considérer comme quelqu’un en trop, une charge, un poids. La pire des misères c’est de considérer que tu n’es pas utile, que tu ne sers à rien, et donc que tu es éjecté.

Il n’y a même pas d’honneur chez les gens qui ont été élus démocratiquement, dans un pays démocratique ; ils n’ont même pas l’honneur de démissionner lorsqu’ils ont failli à leur tâche. Quand quelqu’un est élu, son boulot, avec tous ceux qui sont autour de lui, n’est pas d’installer une bureaucratie ; c’est d’aller sur le terrain voir les problèmes, et de faire une politique qui soit une politique humaine, sans même parler des partis ou d’idéologie. Il y a des choses de base ; il faut un minimum de respect pour que l’être humain ne se sente pas en trop sur cette planète. Moi, j’ai vu trois accouchements, j’ai même fait venir un enfant au monde moi-même. Lorsque je regarde un nouveau-né, je luis dis : « Bienvenue sur la terre ! » Je ne vais pas me dire : « Encore une bouche à nourrir ! »

La politique, ça devrait être une chose très humaine, avec des gens progressistes et des gens conservateurs. Moi, je suis pour qu’il y ait des gens qui fassent gaffe sur les racines et des gens qui regardent le ciel et les oiseaux et le progrès. Mais le progrès humain, c’est pas d’inventer de nouveaux gadgets, c’est au minimum de faire que ce monde soit viable pour ceux qui naissent, tous les jours, à chaque instant, partout sur cette planète. J’aime la promesse qu’est un enfant, chose magnifique…S’il n’y avait pas les enfants… ces petits qui te font des bisous, et qui rigolent et qui chahutent, on perdrait notre innocence. Et cette innocence, on la condamne quand on ne donne pas aux gens la possibilité de vivre sur cette terre qui est pourtant vivable. Est-ce que quelque chose nous permet de penser que ça pourrait se passer ailleurs ? Ca se passe ici, aujourd’hui sur la terre, aujourd’hui et demain et après-demain et après après-demain.

CC BY-NC-ND