La misère, comme la variole : on peut la vaincre

Albert Jacquard

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Albert Jacquard, « La misère, comme la variole : on peut la vaincre », Revue Quart Monde [En ligne], 145 | 1992/4, mis en ligne le 05 mai 1993, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3537

Revue Quart Monde : Albert Jacquard, vous êtes biologiste. Vous vous êtes beaucoup occupé des jeunes et vous avez écrit beaucoup de livres. Tous ces travaux divers vous ont amené à une certaine notoriété, que vous mettez aujourd'hui au service de la journée mondiale du refus de la misère. Monsieur Jacquard, quel est le sens de votre engagement ?

Albert Jacquard : Je suis un grand-père et j'ai très peur du monde dans lequel mes petits-enfants vont vivre. On est en train de préparer un monde de la violence, de la compétition. Je dis à mes petits-enfants qu'ils sont des merveilles, et que tous les autres sont aussi des merveilles. C'est cela qu'il faut comprendre - c'est le biologiste qui parle - , nous sommes vraiment la merveille de la création, au moins localement. Mon message essentiel pour ces futurs adultes, c'est l'émerveillement devant tout homme. Mais c'est aussi d'être lucide devant la stupidité, l'horreur, de la société dans laquelle nous nous enfonçons. Vraiment, demander à des jeunes de devenir des gagnants, c'est-à-dire des fabricants de perdants, c'est en faire des futurs monstres. C'est épouvantable ! Il faut, très en profondeur, revoir tous les objectifs de notre société.

Je suis scandalisé par les malheurs qu'on pourrait éviter. Pour moi le biologiste, l'homme est vraiment une espèce particulière. Toutes les autres espèces subissent leur sort, et nous, les hommes, sommes capables de dire non. Dans la nature, les enfants sont si fragiles qu'il y a quelques siècles un enfant sur deux mourait avant un an. Puis on a dit non. Au début, on n'a pas été bien capable d'y arriver, et maintenant on a gagné, quatre-vingt-dix-neuf enfants sur cent sont vivants après un an. On est donc capable de dire non à la fatalité. De même, cela semblait tout à fait utopique il y a trente ans, on a décidé de supprimer la variole : le virus de la variole tuait jusqu'à 10 millions d'hommes par an. Eh bien, aujourd'hui il n'en tue plus aucun. Depuis 1977, aucun homme n'est mort de la variole, c'est formidable, c'est merveilleux comme victoire, on peut être fier. Et plutôt que de nous parler des guerres, de Marignan en 1515, on devrait dire aux enfants : victoire contre la variole, 1977 ; c'est une date bien plus importante que Waterloo ou Austerlitz. Car c'est une victoire non pas contre d'autres hommes, les fameux ennemis, mais contre un ennemi de tous les hommes, le virus de la variole.

Aujourd'hui, nous avons un ennemi terrible, la misère, et cet ennemi on peut le vaincre, on le sait bien, il suffit de le vouloir. J'ai honte d'appartenir à un pays riche ; il suffit d'aller dans un pays lointain du Tiers monde pour s'apercevoir combien nous, les Français, sommes riches. De penser que dans ce pays, il y a des enfants qui ne mangent pas à leur faim, qu'il y a aujourd'hui à Vincennes des gens qui vivent sous les tentes, c'est totalement inadmissible. Il y a des milliers d'appartements vides, et il y a des milliers de gens qui vivent dehors. Ce n'est pas possible. Par conséquent, quand on nous affirme mettre la priorité dans la lutte contre telle ou telle chose, il faudrait que cela soit vrai. Et si on met la priorité dans la lutte contre la misère, il faut admettre que la priorité n'est plus dans la recherche de la puissance pour devenir un pays qui va dominer les autres et devenir un gagnant, qui va être compétitif : tout cela est absurde ! On n'a pas le droit d'accepter la misère, ni chez nous, ni ailleurs. Puisqu'elle peut être vaincue, il faut la vaincre.

J'aimerais que nos hommes politiques, qu'ils soient de droite ou de gauche ça m'est égal, nous disent comme programme : « Voilà, on se donne tant d'années pour dominer la misère dans le monde. » L'OMS, il y a 20 ou 30 ans, avait dit : on se donne 15 ans pour éliminer la variole. On l'a fait, et c'était au fond plus difficile que d'éliminer la misère. Alors pourquoi ne pas s'y mettre, c'est possible, ce n'est pas du tout utopique. C'est vraiment une question de volonté. Mais pour que cette volonté soit manifestée par les politiques, il faut qu'elle soit manifestée par les citoyens. Il ne faut jamais dire « nos hommes politiques ne font pas ce qu'ils devraient » : ils sont tout prêts à faire ce qu'on leur demande, ils veulent tellement nous plaire, vous le savez bien ! Par conséquent, il faut qu'ils sachent que pour nous plaire il faut vraiment qu'ils mettent en priorité les choses sérieuses comme la lutte contre la misère. Voilà le sens de mon engagement. Il se trouve que beaucoup de gens qui sont dans la misère n'ont pas la parole. J'ai la chance, par hasard, d'avoir la parole et j'appelle tous ceux qui ont la parole à mettre cette parole au service de ceux qui ne l'ont pas, et au service des vrais combats.

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