« Atteindre les plus pauvres » : une politique de développement

Marco Aurelio Ugarte Ochoa

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Marco Aurelio Ugarte Ochoa, « « Atteindre les plus pauvres » : une politique de développement », Revue Quart Monde [En ligne], 145 | 1992/4, mis en ligne le 01 juin 1993, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3545

Et si briser le silence sur la grande pauvreté demandait plus qu’une connaissance scientifique ou même une expérience personnelle ? (Propos recueillis en espagnol par Bernadette Pinet et Louis Join-Lambert)

Index géographique

Pérou

Revue Quart Monde : Vous revenez d’une semaine passée sur le terrain avec une équipe de volontaires du Mouvement ATD Quart Monde dans l’Est de la France. En quoi la pauvreté des personnes et familles que vous avez vues là, diffère-t-elle de ce que vous connaissez au Pérou ?

Marco Aurélio Ugarte : J’ai été surpris de la quantité de pauvres ici en Europe, bien qu’au Pérou ils soient en plus grand nombre.

J’ai aussi constaté que la pauvreté est universelle. Le déracinement, la recherche constante d’un lieu pour vivre sont communs à tous les pauvres, partout. A cause du rejet de la société ou parfois à cause d’une auto-exclusion, ils errent d’un lieu à un autre. C’est leur lot en Europe comme au Pérou. Universel aussi est l’acharnement avec lequel les gens luttent, pour s’en sortir. Je pense que la richesse de tous ces gens pauvres réside en cela.

Bien sûr, lorsque nous pensons France et Pérou, les mêmes réalités prennent des formes complètement différentes. A l’intérieur de l’Amérique latine, et même à l’intérieur du Pérou, il y aura autant de nuances que de diversité culturelle. Mais ce sont des aspects secondaires.

Le manque de considération est un autre aspect universel. L’homme souffrant d’extrême pauvreté manque totalement de confiance envers son entourage de même que l’entourage à son égard. Il se tient toujours sur ses gardes, en situation de défense. Il ne dit jamais ce qu’il pense si l’on ne devient tout d’abord son ami. Il répond par monosyllabes ou cherche à nous dire ce qu’il pense que nous aimerions entendre. Mais son monde intérieur reste caché et les volontaires doivent développer toute une recherche pour rencontrer véritablement les plus pauvres, tant l’aspect extérieur de la personne et les caractéristiques de son environnement que ses caractéristiques intérieures.

RQM : Cette recherche diffère-t-elle de celle des anthropologues, dont vous êtes ?

Les anthropologues qui étudient les différentes cultures et le volontariat ont en commun une grande sensibilité aux problèmes d’extrême pauvreté. Les volontaires n’ont pas étudié les sciences sociales comme l’anthropologie, l’économie, la sociologie. Mais à partir d’une expérience concrète, ils ont développé des techniques de recherche qui leur donnent une extraordinaire capacité de saisir ce qui n’est pas évident à première vue. En les regardant sur le terrain, toujours soucieux du plus faible, attentifs au détail qui éclaire le reste, j’ai appris qu’il n’est pas indispensable d’avoir étudié dans une université d’anthropologie et de sciences sociales. La réalité est plus forte que la théorie, la vie elle-même nous apprend beaucoup plus, à partir des questions concrètes, pratiques, quotidiennes.

Les volontaires connaissent la philosophie du père Joseph Wresinski, qui contient toute une méthode pour mieux comprendre la réalité en partant des plus pauvres. Ils ne se contentent pas de parler, de dénoncer, ils ont une « praxis » avec les pauvres. Quand j’ai emmené ceux qui sont venus au Pérou dans un quartier pauvre de la périphérie de Cuzco, j’ai noté avec quelle rapidité ils se sont mêlés aux gens avec lesquels je travaille alors qu’ils ne les connaissaient pas. Ils se sont rendus immédiatement aux décharges dans une rencontre très naturelle avec le groupe de ceux qui y vivent. Pendant la semaine passée avec les volontaires du Mouvement en Alsace, j’ai été réellement impressionné de voir comment ils ressentent la souffrance des plus pauvres, des personnes qui vivent dehors dans les intempéries, sans logement.

Je comprends cela parce que je suis issu de la pauvreté, et je sais ce que l’on pense dans cette insécurité. Le matin arrive et nous ne savons pas de quoi la journée sera faite, nous ne savons pas comment nos parents pourront trouver la nourriture pour vivre. Ils veulent nous cacher cette angoisse mais nous, les enfants, nous la saisissons, nous sommes les participants muets de tout ce que vit la famille. Cette expérience apprend à lire sur le visage d’un enfant qui a souffert en silence de la misère de ses parents.

RQM : Les analyses économiques insistent sur l’absence d’investissement, de qualification comme freins au développement. Que vous suggère votre connaissance de l’expérience du refus de la misère des très pauvres ?

Que notre idéologie de l’extrême pauvreté puisse servir de moteur pour parler de développement est un grand défi. En ce qui concerne par exemple l’Amérique latine, certains croient que le développement peut être conçu de l’extérieur, qu’en mettant une grande quantité d’argent les pays sous-développés peuvent s’en sortir. Ceci est complètement faux, car pendant que ces pays iront vers le développement, les pays industrialisés prendront encore plus d’avance et le fossé, au lieu de se refermer, va s’ouvrir davantage.

En matière de développement, on doit se situer dans une perspective locale ; dans le cas du Pérou en partant des communautés paysannes qui sont pauvres, avec de petits programmes. Mais dans la pratique, la politique de développement du Pérou est définie par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Ils ignorent l’expérience de la pauvreté.

Ils parlent sans connaître l’extraordinaire capacité de solidarité des hommes les plus pauvres, ceux-là mêmes qui peuvent transformer les pays. Au Pérou, nous n’avons pas besoin d’argent. Mon peuple a honte de recevoir de l’argent. Il a tant de richesses naturelles, il est riche d’un passé historique. La force de transformer le pays est en nous-mêmes, elle n’est pas dans les pays industrialisés.

Un autre problème au Pérou est que la bourgeoisie nationale est toujours tournée vers l’extérieur, vers les livres que l’on traduit de l’anglais, du français, parfois avec 20, 30 ans de retard et qu’elle ne développe pas sa propre pensée. Même la philosophie du père Joseph ne peut y avoir de sens que si nous la recréons en partant de la culture andine.

Par conséquent, nous devons poser le problème du développement même aux partis politiques qui se disent au service des pauvres, qui profitent d’eux, et les excluent toujours. Seules ont la capacité de s’organiser les classes moyennes ou le prolétariat « d’en haut », celui qui a le plus de chances. Les personnes sans travail, c’est-à-dire la majorité, ne sont pas organisées et ont vraiment faim. Pour moi, elles sont pourtant la force qui va transformer mon pays, pour un véritable développement.

Dans cette optique, la philosophie du père Joseph m’intéresse, non pas pour le Pérou isolément mais pour toute l’Amérique latine. Car je pense que, sans une perspective latino-américaine, nous resterons toujours tributaires des institutions financières internationales qui, en dernier lieu, décident de ce qui est développement.

Tiers monde – Quart monde

L’extrême pauvreté existe de par le monde. L’Afrique qui fait partie des pays du Tiers monde avec tous ses problèmes, recèle aussi des pauvres du Quart monde. A ce titre, lorsque le père Joseph m’a présenté le Mouvement qu’il a créé, je me suis senti intéressé. Ce problème me préoccupe et depuis 1980, je suis membre du conseil d’administration d’ATD Quart Monde.

Chez moi, au Bénin, nous avons le problème du sous-développement. A côté du sous-développement, il y a l’extrême misère. Des caractères et des signes ont amené certains d’entre vous, Européens, à se pencher sur le sort des plus démunis. Je vous assure que tous ces caractères et tous ces signes, nous les observons aussi chez des Noirs, non seulement au Bénin mais du Maroc jusqu’au Cap. Tous ces problèmes existent et compliquent davantage les programmes de développement que les hommes politiques initient. Certains d’entre nous se penchent sur les modalités : comment faire pour s’approcher de ceux-là qui, sans être discriminés de la population, souffrent dans leur chair d’être abandonnés, de n’être pas comme les autres. En nous voyant ici, il faut savoir que le Tiers monde n’est pas que le Tiers monde. Le Tiers monde est Tiers monde plus le Quart monde. Et cela demande beaucoup d’énergie pour pouvoir faire face à toutes ces situations.

Félicien Feliho

RQM : Quel est à vos yeux l’essentiel de cette philosophie ?

Selon le père Joseph, l’extrême pauvreté est universelle et ses caractéristiques sont communes à tous. D’autre part, elle n’a pas surgi tout d’un coup mais résulte de tout un processus historique. S’il parle d’un Quart Monde, c’est parce qu’on ou deux ans avant la Révolution française, quelqu’un s’était déjà préoccupé d’un quatrième ordre, c’est-à-dire des gens qui étaient en marge des différentes classes sociales de l’époque. Et nous qui avions la hantise de sortir de la pauvreté, nous avons tous lu « Les Misérables » de Victor Hugo avec délectation. En effet, nous y voyons que si l’on donne une chance à ceux-là mêmes que Marx appelle le lumpenprolétariat, ils peuvent devenir agents de transformation. Alors la dimension historique est importante pour comprendre quand et comment l’extrême pauvreté se perpétue de génération en génération.

Cependant chaque pays a sa spécificité. Le mien par exemple, où sévit l’extrême pauvreté depuis que nous avons été un pays colonisé. Ce sont toujours les plus pauvres qui portent la plus mauvaise part. Historiquement, ils travaillaient dans les mines de génération en génération. Beaucoup les ont considérés à tort comme irrécupérables ; l’être humain a en lui une force de dignité qui lui permet de survivre et qui se traduit dans des petites choses. Partir des plus pauvres, leur donner la force pour qu’ils puissent s’en sortir et transformer la société, telle est la philosophie du père Joseph. Enraciner cette philosophie en Amérique latine me semble beaucoup plus facile qu’en Europe où les gens sont individualistes et vivent isolément. A Cuzco, chaque communauté paysanne regroupe 200 à 250 familles. Pour nous, la vie n’a de sens qu’en communauté, c’est notre tradition

Par ailleurs, la philosophie du père Joseph ne nous porte pas vers la lutte de classes qui, bien que nous ne le voulions pas, nous amène à la haine d’une classe contre l’autre. Elle nous conduit à approfondir cette question. Je vous parle d’expérience. J’ai été militant et même dirigeant d’un parti de gauche car j’ai toujours été à la recherche de la façon dont mon peuple pourrait s’en sortir. Je découvre que j’y travaillais avec des pauvres, mais pas avec les plus pauvres. Dans la philosophie du père Joseph, il ne s’agit pas de lutte des classes : « La misère est l’œuvre des hommes, seuls les hommes peuvent la détruire. » Il ne s’agit pas de tuer celui qui ne pense pas comme moi, mais il s’agit que cet homme se sensibilise, si égoïste et si riche soit-il.

L’Europe de l’Est nous y fait réfléchir. Que s’y est-il passé pour les plus pauvres ? Sous le prétexte de les servir, une classe se bureaucratise, contrôle l’appareil de l’Etat, et le fossé entre puissants et pauvres se creuse. Des décennies d’expérimentation ont montré que la construction socialiste ne vient pas à bout de la pauvreté. L’on ôtait l’essentiel de l’homme car, à part d’avoir quelque chose à manger, l’homme a besoin de dire ce qu’il veut. Cela fait aussi partie de la philosophie du père Joseph.

C’est dommage que je ne puisse lire en français les textes du père Joseph car je pourrais être un meilleur militant de sa philosophie en Amérique latine. Notre tâche est de l’universaliser partout puisque la pauvreté est universelle. Le père Joseph dit que les pauvres vont nous enseigner.

RQM : Dans un partage du savoir ?

Si nous parlons d’un partage du savoir, il faut voir que la connaissance vient de la réalité, donc elle vient aussi des plus pauvres.

Nous avons réussi à sortir de la pauvreté, parce que des hommes nous ont aidés. Je n’oublierai jamais mon instituteur du primaire, Luis Cuba, et une institutrice, Georgina Ugarte, qui dès mon enfance, ont compris que j’aimerais lire et qui ont eu beaucoup d’attention pour moi. Lors de mon départ de l’Université, mes élèves m’ont organisé une petite fête. J’y ai invité Monsieur Cuba, car c’est à lui que je devais l’hommage que je recevais ce jour-là. Cet homme avait donné le meilleur de lui-même pour faire de moi ce que je suis.

Les maîtres sont les hommes envers lesquels on doit être le plus reconnaissant. Ma mère enseignait en milieu rural et qu’il pleuve ou qu’il vente, elle était ponctuelle pour enseigner à ses élèves. J’ai beaucoup appris d’elle la responsabilité, le respect et l’importance qu’a et doit avoir le travail. Les hommes les moins bien payés de mon pays sont les enseignants du secteur public, ce qui est une grande injustice.

Je crois qu’en Amérique latine, si les maîtres connaissaient la philosophie du père Joseph, ils la diffuseraient car ils la partagent, étant tous les jours en contact avec beaucoup d’enfants très pauvres.

Le père Joseph m’enthousiasme quand il parle de l’importance de la famille. Mon père était un homme extraordinaire, affectueux, d’une grande bonté. Parfois, nous n’avions pas beaucoup à manger mais nous discutions toujours un moment après le repas, il nous disait « Improvise un discours », il nous apprenait à bien prononcer les mots ; c’était réellement un maître sans avoir fait d’études pour le devenir. Dans cette famille, nous étions pauvres, mais il y avait toujours quelqu’un avec qui partager le gîte et le couvert, voire un bout de terrain à cultiver. Je me souviens de ces choses avec beaucoup de joie. Le meilleur héritage que m’ont laissé mes parents a été de m’apprendre la solidarité avec les plus pauvres.

RQM : Fort de cet héritage reçu de vos parents et de vos maîtres, pourquoi accordez-vous autant d’importance au père Joseph ?

A partir de 1987, ma vie a incroyablement changé quand je l’ai rencontré. Je suis venu ici en France et j’ai parlé avec lui, je l’ai entendu dire ce que je pensais depuis longtemps et que je n’avais pas eu le courage de dire. J’ai été toujours du côté des pauvres, mais en enseignant l’anthropologie à mes élèves, de peur que personne ne me comprenne, souvent je laissais entendre des choses ou parfois je mettais dans la bouche d’auteurs des réflexions qui provenaient de ma vie, de mon expérience.

Lorsque j’ai entendu en France le père Joseph parler le langage des plus pauvres, dire ce qu’ils ressentent, je me suis demandé pourquoi je ne parlais pas ainsi, avec autant de simplicité, des choses de ma vie. Je me suis rendu compte que ce que j’avais vécu était important et qu’il était important de le dire à voix haute, car l’autre vérité est que nous devons parfois parler à la place de ces gens qui n’osent pas parler. Nous qui avons connu la pauvreté quand nous étions enfants, et qui maintenant avons atteint une meilleure situation, nous avons une dette envers la société qui nous oblige à être, comme dit le père Joseph, « la voix des sans voix » ou encore à « atteindre les plus pauvres. »

Etre « la voix des sans voix », ce n’est pas remplacer les plus pauvres et parler à leur place. Mais l’homme qui est prisonnier de l’extrême pauvreté, peut-il avoir la force de parler pour lui-même ? Généralement on ne veut pas l’écouter. S’il doit penser à trouver la nourriture de ses enfants et lutter chaque jour, comment pourrait-il parler et dire : « C’est ma voix » ? Nous, qui comme le père Joseph, reprenons la vie de ces personnes et arrivons à la faire comprendre à des organismes publics importants – comme par exemple en France le rapport présenté au Conseil économique et social – nous sommes la voix des sans voix

Mais pour parler en connaissance de cause, il faut aussi connaître. Dans ce but, le père Joseph a créé un institut de recherche afin de collecter la vie des familles, recueillir leurs connaissances, consigner leurs paroles par écrit. Cela c’est aussi être la voix des sans voix. C’est leur donner la force d’espérer et de construire une société plus juste où ceux qui ont se rendront compte qu’il faut partager avec ceux qui n’ont pas.

Le père Joseph ne nous donne pas de recette. Il nous donne le ton et nous laisse, avec toute notre créativité, comprendre son message et l’utiliser.

Personnellement, je crois « atteindre les plus pauvres » à travers mon influence mais aussi ma manière de transmettre mon expérience. Depuis 1987, j’essaie toujours de parler de ma vie à mes étudiants. Beaucoup m’écoutent, fascinés, car ma vie est leur vie. Ils peuvent se dire : « S’il est sorti de la misère, pourquoi pas nous ? » C’est une façon magnifique d’éduquer : parler de notre vécu, dire sincèrement les problèmes que nous avons eus et toujours reconnaître qu’il y a eu une solidarité et que d’autres hommes ont permis que nous soyons ce que nous sommes.

Marco Aurelio Ugarte Ochoa

Marco Aurelio Ugarte Ochoa, péruvien, né en 1944 à Cuzco, marié, 5 enfants, est docteur en anthropologie et professeur à l’Université de Cuzco. Engagé auprès des populations indiennes, il participe au forum « Extrême pauvreté dans le monde », en particulier au séminaire de 1987 à l’Unesco, Lauréat en 1988 du prix Joseph Wresinski, il crée ensuite au Pérou l’association des amis d’ATD Quart Monde (région Inca) et fait maintenant partie du conseil d’administration du Mouvement international ATD Quart Monde

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