Pauvre, relativement parlant ?

Quentin Wodon

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Quentin Wodon, « Pauvre, relativement parlant ? », Revue Quart Monde [Online], 144 | 1992/3, Online since 05 February 1993, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3568

Qu'est-ce que la grande pauvreté ? Pour répondre à cette question, il semble naturel de se demander d'abord ce qu'est la pauvreté tout court. Aux Etats-Unis, est considérée comme pauvre toute personne dont les revenus sont inférieurs à un certain seuil. On  parle de pauvreté absolue car on estime que sous se seuil, les besoins "absolus" de l'homme ne peuvent être satisfaits. Les définitions absolues de la pauvreté ont cependant été mises en doute dès la fin des années soixante. Selon certains auteurs, il est absurde de parler de besoins absolus puisque tout besoin est socialement déterminé : il faut comprendre la pauvreté relativement parlant. Ainsi, la Communauté Economique Européenne ne définit pas la pauvreté par un seuil absolu, mais par un certain pourcentage du revenu moyen des citoyens de chaque pays considéré. En France, on n'a pas tranché. Le rapport de la Commission nationale d'évaluation du RMI commence par un rappel des deux notions.

D'une définition relative de la pauvreté, la tentation est grande de passer à une définition en termes d'inégalités. Les sociologues parlent d'inégalités de classe, de pouvoir et de statut, et les hommes de terrain d'inégalités d'éducation et de formation, d'emploi, de santé, de logement ... On arrive vite à un catalogue de problèmes qui sont autant d'horreurs : la pauvreté devient objet de recherche, le pauvre est découpé en tranches. Enfin, il existe des définitions idéologiques de la pauvreté. Un Européen sur trois croit à l'équation : pauvreté = paresse + mauvaise volonté !

Comment se forger une opinion dans le maquis de ces définitions ? Un article de l'économiste Sen1 fournit une piste. Pour Sen, il ne faut pas définir la pauvreté en termes de besoins ou d'inégalités, mais en termes de capacités. La marque du pauvre, c'est qu'il ne peut développer pleinement ses potentialités. La pauvreté est relative en termes de revenus et d'inégalités, mais elle est absolue lorsque l'on considère la difficulté des pauvres d'être acteurs dans leur vie et dans celle des autres. Michel Mollat disait-il autre chose lorsqu'il définissait le pauvre comme celui qui se trouve dans une situation de faiblesse, de dépendance et d'humiliation caractérisée par la privation des moyens, variables selon les époques et les sociétés, de puissance et de considération sociale ?

Or, qui dit acteur dans nos sociétés, dit sujet de droits et de responsabilités. Et ici intervient la définition de la grande pauvreté du père Wresinski : « La précarité est l'absence d'une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d'assumer leurs responsabilités  élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l'existence, qu'elle tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu'elle compromet gravement  les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible. »

Toute définition de la pauvreté est forcément partielle, voire même ad hoc, dans le choix des réalités qu'elle s'efforce de mettre en évidence. Mais ne faut-il pas admettre que celle du père Wresinski est relativement riche ? Par sa référence aux responsabilités, et donc à l'action qui ne peut être qu'éthique, cette définition nous plonge au cœur du débat sur la justice. Merci à Sen de m'avoir permis de « voir autrement » cette définition et de mieux comprendre le caractère absolument injuste de la grande pauvreté.

1 Sen A.K 1983, Poor, relatively Speaking, in Oxford Economic Papers, vol. 35 nx 1, pp 153-169.
1 Sen A.K 1983, Poor, relatively Speaking, in Oxford Economic Papers, vol. 35 nx 1, pp 153-169.

Quentin Wodon

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