La misère n’est pas fatale

Francine de la Gorce

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Francine de la Gorce, « La misère n’est pas fatale », Revue Quart Monde [En ligne], 144 | 1992/3, mis en ligne le 01 mars 1993, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3573

A la misère, le père Joseph Wresinski a opposé une histoire commune avec les plus pauvres.

L’histoire qui suit est celle d’hommes et de femmes qui se sont rejoints par delà les peines, les hontes, les violences, pour se mettre debout et espérer. A cause d'un homme, le père Joseph Wresinski, un peuple auquel n’était pas reconnu le droit d’exister, conquiert sa liberté à travers la culture et la prise de parole. Avec les volontaires qui partagent sa destinée, il se fait solidaire des plus oubliés ; son espérance réveille aujourd’hui pauvres et riches d’un bout du monde à l’autre.

Des pauvres, il y en a toujours eu : hommes ou femmes humiliés, réduits à l’esclavage, jeunes vendant leurs forces et même parfois leur corps, enfants mutilés, livrés à l’ignorance ou mourant avant d’avoir souri, familles disloquées errant de route en route ou fuyant des quartiers rasés, emmurés, incendiés. Toutes les villes modernes de quelque importance ont leur ceinture grise, où s’agglutinent les misères urbaines délogées des quartiers rénovés, aux côtés des pauvres des campagnes, sans terre ni métier, des gens du voyage acculés à stagner, des immigrés ou réfugiés fuyant d’autres misères : bidonvilles, slums, favelas, barriadias…

Le « Camp des Sans-logis » de Noisy-le-Grand où commence cette histoire, fait partie de cette zone grise commune à toutes les métropoles. Face à ces 250 abris de fibrociment alignés dans la boue et l’abandon, le père Joseph arrivant en tant qu’aumônier le 14 juillet 1956, se dit : « Je leur ferai gravir les marches de l’Elysée, de l’ONU, du Vatican. Jamais ce peuple ne sortira de sa misère, aussi longtemps qu’il ne sera pas accueilli dans son ensemble, en tant que peuple, là où discutent et débattent les autres hommes. » Il était lui-même né dans la misère ; il était des leurs. Comme il le dit aussitôt, ces familles étaient « son peuple. »

D’emblée, il a compris que le mal suprême résidait dans cette mise à l’écart d’une partie de la population dont t la vie, la pensée, l’histoire, n’existaient plus pour ses contemporains, ne contribuaient plus à leur pensée et à leur histoire.

De son propre aveu, ce jour marque un tournant décisif dans sa vie : « Ce jour-là, j’avais signé mon sort. » Il marque aussi un tournant décisif pour les très pauvres et pour ceux qui depuis toujours ont cherché à leur venir en aide. Des hommes pour secourir et aimer les pauvres ou pour les mener à la révolte ou encore pour secouer les nantis et les rappeler au devoir de fraternité, il y en a toujours eu. Mais rassembler riches et pauvres dans un partage de vie et de savoir, dans une commune volonté de détruire la misère, renverse les logiques et rompt avec les approches traditionnelles.

Vivre une histoire ensemble

Le père Joseph décide de s’installer dans une baraque du camp. « Si je n’habite pas avec la population, je ne viendrai pas. Ça n’a aucun sens. Etant donné la marginalité dans laquelle elle vit, si je demeure à l’extérieur, ça signifie que je suis un étranger. »

Les habitants sont interloqués : ils n’ont jamais vu un prêtre vivre dans de telles conditions, aussi démuni, n’ayant même pas de charbon dans son poêle en hiver, n’hésitant pas à retrousser sa soutane pour réparer un toit ou une cheminée. Ils en ont déjà découragé trois autres ; mais celui-là, parle un langage qu’ils comprennent, et ils l’adoptent très vite même si ses projets les surprennent parfois.

A tous les volontaires qui par la suite le rejoindront, il demandera la même démarche : partager la vie des plus pauvres, s’enfouir est une façon de rétablir une confiance réciproque et authentique, de dire : « Nous sommes de la même humanité ; votre histoire est notre histoire. Nous n’avons pas toujours les moyens de répondre aux problèmes qui se posent mais nous pouvons vivre une histoire ensemble et témoigner. » Une habitante du camp disait un jour : « Les volontaires, leur métier, c’est de tenir le coup avec nous. »

Ils sont 350 aujourd’hui, présents dans quatre continents, de diverses races, appartenances sociales et convictions, mariés, célibataires ou religieux, de toutes professions. Ce qui les rassemble, c’est leur conviction que « tout être humain, si démuni soit-il, porte en lui une valeur fondamentale inaliénable qui le situe au rang de tous les hommes » (père Joseph Wresinski) « Si les familles du Quart Monde ont tenu bon, ce ne fut pas en raison des réussites, top souvent remises en question par les échecs. Ce fut en raison de l’expérience elle-même, désormais vécue avec un volontariat », disait le père Joseph en 1984.

Mais qu’auraient pu faire ces familles et ces volontaires sans des amis qui fassent entendre leur cri ? Sans des alliés insérés dans la société qui prêtent leurs forces, leur voix, leur pouvoir de citoyen reconnu ? « Le destin des pauvres se jouera dans la société ou il ne se jouera pas. » C’est ainsi que le père Joseph résume en 1981, la mission majeure des alliés.

Le refus de la misère

« Il nous a rendu l’honneur », disent volontiers les gens du Quart Monde en parlant du père Joseph. C’est un jour d’hiver où pour la première fois, peut-être, il a exprimé publiquement ce refus de la misère. Il s’est posté devant les distributeurs de soupe populaire, haranguant les femmes qui tendaient leur gamelle : « Vous n’avez pas honte d’attendre votre repas des autres au lieu que vos maris aillent le gagner ? » et les femmes soudain la tête haute, la fierté retrouvée, disaient avec malice : « Mais qu’allons-nous donner à manger à nos chiens si nous n’avons plus leur soupe ? » Sans le savoir sans doute, ce jour-là elles ont renoncé à la situation d’assistance où on les avait toujours acculées, pour entrer dans une conquête de leurs droits et responsabilités.

 « La misère n’est pas une fatalité : elle peut être détruite. Oui, nous allons nous en sortir tous ensemble, sans oublier personne ; oui, j’ai besoin de toi et tu as besoin des autres. » Voilà à peu près ce que le père Joseph a dit à ces personnes extrêmement pauvres, et elles ont adhéré à ses projets. En collaborant aux premières constructions : une chapelle, un jardin d’enfants, en poussant leurs enfants vers la bibliothèque qui s’installait chaque semaine en plein air, elles sont devenues les premiers ouvriers de leur libération.

La famille

« Pour nos enfants, il faut que cela change. » Vivre en famille était le premier droit réclamé par les habitants du camp qui s’acharnaient à rester ensemble comme tous les plus pauvres d’hier et d’aujourd’hui ; la manifestation la plus claire de leur refus de la fatalité de la misère a toujours été de mettre au monde des enfants pour les aimer, les élever, afin que l’avenir soit meilleur à travers eux. Leur plus grande souffrance est que cette capacité leur soit si souvent déniée.

La dimension familiale de la population est aussi une force de résistance à toute manipulation : « Les pauvres savent bien que sans la famille, la question de la misère ne serait pas posée », dit le père Joseph. Tout ce qu’il a bâti avec les familles du camp à Noisy et plus tard avec celles du monde entier, a toujours été fondé sur cette force-là. Ce fut aussi la base de l’approche développée dans son rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », adopté par le Conseil économique et social de France en 1987 et repris comme modèle dans plusieurs pays.

A cause de la famille, force est de constater que la misère atteint tous les domaines de la vie et demande donc une réponse globale, qui tienne compte du présent autant que de la génération à venir. Reconnaître les plus démunis en tant que familles amène obligatoirement à les reconnaître comme des citoyens égaux en droits, des frères égaux en humanité, qui pleurent, rient, aiment, pensent veulent se battre pour leurs comme tout un chacun…

Apporter les livres là où manque le pain

« Le malheur des pauvres est qu’ils soient incompris, emmurés dans leur vie, leurs problèmes, leur milieu. Ils ne participent pas à leur temps parce qu’ils ne participent pas valablement à sa culture… La vraie, la magnifique charité aura donc pour but de leur offrir la culture. Toutes les autres tentatives ne peuvent qu’être subordonnées à ce don-là. » (Père Joseph 1968)

La culture, c’est le beau, c’est la fête, c’est le livre.

Le foyer féminin construit en 1959 fut ressenti par beaucoup de personnes extérieures au camp comme une provocation, à cause de sa beauté : « Ces gens-là ne vont pas apprécier » disaient les détracteurs.

De même, la première chose que le père Joseph demanda aux amis qui venaient proposer leur aide fut d’apporter des livres. Venir avec des livres là où manque le pain, qui l’aurait osé sinon cet homme dont la mère s’était battue jadis, contre l’avis des maîtres, pour qu’il passe son certificat d’études ?

Depuis trente-cinq ans, le livre est devenu le signe d’amitié, de respect, de libération qui ouvre aux volontaires et alliés du Mouvement les portes les plus barricadées par la peur, les zones où l’on aurait honte de poser un regard, que ce soit en Europe, en Amérique, en Asie, en Afrique.

Un peuple rejoint l’histoire de ses contemporains

« La misère qui fait changer le monde » disait le père Joseph en 1984, « c’est lorsque les familles prennent position ensemble. »

Les familles du camp ont compris que seule leur solidarité viendrait à bout de l’exclusion sociale. Elles l’ont prouvé avec grandeur en 1967. Le permis de construire pour une cité de promotion familiale avait enfin été délivré. Il fallait reloger les familles pour libérer le terrain ; le risque était grand que les plus démunies ne soient renvoyées sur les routes de l’errance ou séparées de leurs enfants. Les familles ont alors décidé d’envoyer chaque jour une lettre au président de la République, afin qu’une solution soit trouvée pour toutes, sans considération de ressources. Certaines ont été jusqu’à refuser un logement aussi longtemps que la famille la plus pauvre restait sans proposition. Et ce, après quatorze années de souffrance et d’inconfort qui auraient justifié qu’elles se précipitent sur ce qui leur était offert.

Pendant les événements de 1968, lorsque les plus pauvres furent acculés à la disette par la désorganisation des administrations et services dont dépende leur vie quotidienne, partout où le Mouvement était implanté en Europe, le père Joseph leur proposa de remplir des Cahiers de doléances. Ceux-ci furent réunis en un manifeste « Un Peuple parle. » La conscience de peuple éclatait enfin au-delà d’une cité ou même d’un pays. Le père Joseph lui proposa un nom : « le Quart Monde », des lieux de formation : les « Universités populaires », et des temps de rassemblements internationaux.

Pour les familles fières de militer « au nom de leur peuple », le Quart Monde est le rassemblement de tous les malmenés de la terre qui refusent l’écrasement et l’exclusion, pour eux-mêmes et pour tout être humain : « Partout où il y a de la souffrance et de l’injustice le Quart Monde a quelque chose à dire », affirmait une militante.

« S’ils sont un peuple, cela change tout », dit un fonctionnaire au père Joseph. Comment accepter, en effet, dans les pays démocratiques, qu’une part de la population soit condamnée par naissance à la mise à l’écart et l’inutilité sociale ? Et si ce peuple des plus pauvres des pays nantis affirme une solidarité avec les pauvres du tiers monde, il ouvre des exigences nouvelles de l’ordre planétaire.

Peuple bouc-émissaire n’ayant d’autre arme que sa souffrance, aurait-il quelque chose à nous apprendre sur notre propre devenir, comme tous les peuples qui au cours de l’histoire ont été victimes de l’esclavage, de la violence, de la colonisation, du racisme, et qui derrière des êtres d’exception tels Moïse, Martin Luther King ou Gandhi, ont périodiquement réveillé la conscience de l’humanité ?

« Des millions et des millions d’hommes, de femmes et d’enfants aujourd’hui disent non à la misère et la honte parce que des hommes, hier traités en esclaves par les puissants, ont en leur cœur affirmé qu’ils étaient des hommes », écrivait le père Joseph en novembre 1987, à la Maison des esclaves de l’île de Gorée, au Sénégal.

Aujourd’hui et demain

Le vœu formulé le 14 juillet 1956 s’est réalisé. Des personnes du Quart Monde sont régulièrement reçues à l’Elysée ; le Mouvement figure parmi les 32 organisations non-gouvernementales qui ont le statut 1 à l’ONU ; le pape a reçu une délégation de jeunes en 1983, puis des familles du Quart Monde de toutes confessions à Rome en 1989, un an après le décès du père Joseph.

La misère continue et s’aggrave même dans certains pays. Mais désormais, à cause de l’histoire commencée à Noisy-le-Grand, ceux qui la subissent ne sont plus seuls.

Depuis le 17 octobre 1987, au Parvis des libertés et des droits de l’homme au Trocadéro à Paris, le peuple du Quart Monde et tous ceux qui se solidarisent avec lui ont un lieu pour proclamer haut et clair le refus de la misère inscrit dans le cœur de chaque homme et dire publiquement comment ils s’engagent. Ce lieu est la dalle scellée par le père Joseph, et portant ce texte désormais célèbre :

Le 17 octobre 1987,

des défenseurs des droits de l’homme et du citoyen de tous pays

se sont rassemblés sur ce Parvis. Ils ont rendu hommage

aux victimes de la faim, de l’ignorance et de la violence.

Ils ont affirmé leur conviction que la misère n’est pas fatale.

Ils ont proclamé leur solidarité avec ceux qui luttent

à travers le monde pour la détruire.

Là, où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère,

les droits de l’homme sont violés.

S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »

Père Joseph Wresinski

Francine de la Gorce

Francine de la Gorce est volontaire du Mouvement Quart Monde depuis avril 1960, date à laquelle elle a rejoint le père Joseph Wresinski au camp de Noisy-le-Grand. Elle raconte l’histoire qu’il a commencée avec les habitants de ce camp dans un livre qui paraît aux éditions Quart Monde : « L’espoir gronde. »

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