Refus fragile, appel à l’engagement

Marie-Christine Hendrickx

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Marie-Christine Hendrickx, « Refus fragile, appel à l’engagement », Revue Quart Monde [Online], 144 | 1992/3, Online since 05 February 1993, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3576

La misère détruit ceux qui la subissent au point qu'ils paraissent l'accepter. Pourtant, tout être humain aspire à voir reconnaître son humanité, à être libéré de la violence des humiliations. Plus les signes de cette aspiration sont fragiles, plus celui qui parvient à les voir est provoqué à s'engager pour y répondre et les faire prendre en compte par toute une société.

Index de mots-clés

Solidarité, Sans-Abri, Engagement

Grâce à cette faculté d'attention à autre chose que soi dont est pourvu l'être humain, j'ai découvert peu à peu l'existence d'une forme extrême du malheur : la misère. Cette complète déconsidération sociale de l'être humain, je l'ai rencontrée à travers sa face la plus visible, la condition des hommes et des femmes à la rue, si repérables où que l'on se trouve.

Au premier contact avec ces hommes et ces femmes, naît un sentiment d'horreur qui fait détourner le regard. A moins que dans une attention maintenue, l'on découvre par l'échange d'un regard, d'un geste ou d'une parole que ces hommes sont des êtres vivants et que, peut-être, au fond d'eux vit la même chose qu'au fond de vous. Mais la distance qui nous sépare, faite de peur et d'horreur, semble infranchissable.

Il y a 5 ans, j'ai tenté un premier essai de rencontre avec ces personnes en allant une fois par mois prendre un repas au restaurant du secours catholique de ma ville. Mais seule, le sentiment de détresse me gagnait moi aussi. Dans ce contexte, la découverte du Mouvement ATD Quart Monde a représenté un très grand espoir.

Après m'avoir permis de rentrer peu à peu dans l'intelligence de ce qu'est la misère, au-delà de ce que j'avais pu en pressentir, le Mouvement me donne aujourd'hui une nouvelle force pour retourner parmi ces gens.

Suite à un accord passé avec les responsables, je me rends actuellement deux fois par semaine à Paris dans un lieu d'accueil ouvert l'après-midi et fréquenté par des personnes sans domicile, dormant dans la rue, dans des squats ou dans quelque autre hébergement de fortune. Une cinquantaine de personnes en moyenne viennent y chercher un peu de répit.

Jeudi 4 juin 1992. Après deux mois de fréquentation de ce centre, la boule d'angoisse qui se formait en moi durant le trajet entre la gare du Nord et le quartier de Belleville a presque disparu. Je franchis le seuil du centre. Tous les regards sont tournés dans la même direction : une femme est à terre. Un homme, hors de lui, finit de verser sur elle le contenu d'une boîte de lait. Soudainement, un autre homme se lève de colère : la valise dans laquelle il transporte ses affaires a été éclaboussée et il exige qu'elle soit nettoyée. A nouveau provoqué, la rage de l'homme redouble - il faut le retenir de frapper - mais l'autre, sans chercher à battre retraite devant le danger, mû par une sorte d'énergie du désespoir, continue de réclamer réparation.

Tandis que dans le bruit et la confusion, se déroule cette scène, un homme se dirige vers moi : « Excusez-nous » me dit-il et il s'éloigne. Un autre, désignant l'homme en furie, secoue la tête et dit à mon intention : « Il n'est pas méchant. »

Ces hommes, je les connais. Comme c'est le cas pour beaucoup d'autres, nous ne nous sommes jamais parlé, mais les mots qu'ils m'adressent en ces circonstances si difficiles me vont droit au cœur. Ainsi je les comprends : « Ne prenez pas peur. Ne vous arrêtez pas à ce que vous voyez-là. Nous sommes autres que ce que vous voyez et nous présentement. Prenez le temps de nous connaître... »

Le calme revenu, un gobelet de café entre les mains, arrive ce moment où je dois prendre place, m'asseoir quelque part dans la salle commune. Ce n'est pas facile : personne ne me fait signe de venir ici ou là (ou bien ceux qui m'invitent le font à cause de l'état dan lequel ils se trouvent - l'alcool leur donne cette assurance - et je dois m'esquiver) Je sens que certains ne supporteraient pas ma présence trop proche. D'autres veulent dormir, se mettre à l'aise, enlever leurs chaussures sans gène. Mon appréhension est toujours la même : Où pourrai-je trouver une place, où je ne dérangerai pas, où je serai en sécurité et ne déclencherai ni hostilité, ni chahut »

Je me retrouve enfin assise entre une femme au regard fixe, pleurant en silence et un homme, m'adressant la parole par intermittence sans que je puisse rien comprendre à ce qu'il dit. A nouveau, pareille à une pauvre chose, et avec cette perspective de passer trois heures ainsi dans ce lieu, je sens ma volonté se briser : « Je ne reviendrai pas. »

La misère, c'est l'horreur et me voici amenée à l'éprouver dans ma propre personne. Mais la volonté - aussi forte soit-elle - ne peut seule permettre de vivre cela sans risquer que soit abîmé quelque chose en soi.

Cette même après-midi du jeudi 4 juin, et comme les après-midi précédentes, j'ai goûté parmi ces gens un réconfort que ne n'attendais pas : la charité d'un sourire parvenu depuis l'autre bout de la pièce, l'invitation de cette femme âgée à venir m'asseoir auprès d'elle, cet homme m'appelant par mon prénom et me demandant le service de lui enfiler un fil dans une aiguille, cet autre venu me tendre la main au moment de partir...

La distance qui nous sépare est immense. Venir dans ce centre, c'est franchir la ligne du malheur et personne ne peut désirer se tenir dans le malheur. Ces hommes qui me voient venir parmi eux le savent bien. Ils n'ont pas cru que je reviendrais. Ils n'envisagent pas que je revienne encore longtemps. A cet effet, leur isolement, leur solitude, plus épaisse qu'un mur, est dissuasive. Mais c'est à moi de comprendre ce que recouvre leur silence, parfois hostile. A moi de comprendre que l'on ne retrouve pas confiance aussi facilement.

Certains ont essayé, par leurs paroles, de me dissuader de revenir : "Vous n'avez pas peur ici ? Vous ne faites pas de cauchemar la nuit ?" « Il n'y a rien à faire pour nous. Si vous voulez vous occuper des autres, soyez assistante sociale à la ville de Paris. Nous, on est des zombies. »

Si ma présence en ce lieu suscite bien des questions, elle m'en pose à moi-même dont une, cruciale : de quel droit suis-je ici, dans un lieu qui appartient à ceux qui le fréquentent par nécessité ? De quel droit imposerais-je à ceux-ci une présence qui les enfoncerait davantage dans la honte et le dégoût de soi ?

Après trois mois cependant, ces hommes et ces femmes acceptent de m'accueillir parmi eux - leurs poignées de mains, rarement indifférentes, leur mot de bienvenue en sont le signe. Certains ont rompu le silence comme cette vieille femme qui m'a prise en amitié et auprès de laquelle je peux maintenant m'asseoir sans gêner. Au moment de repartir, quelques personnes viennent me serrer la main, m'adressant souvent pour tout échange au terme de l'après-midi, ces deux seuls mots : « A lundi, A jeudi… »

Au fil des semaines, une confiance, un respect, sont en train de naître entre nous et ce sont les seules choses qui comptent et m’invitent à revenir.

Cette relation reste fragile : elle se cherche à travers les difficultés et les méprises et je n’ai aucune certitude pour l’avenir – il se pourrait qu’en définitive, la misère soit plus forte – mais je sais aussi que tout n’est pas entre mes seules mains : il existe de leur part le même désir d’entrer en relation, la même recherche pour y parvenir. Eux aussi sont amenés à se dépasser pour rendre cette rencontre possible, avec toutes les exigences de respect mutuel que cela implique.

Refuser la misère, c’est aujourd’hui pour moi témoigner que la rencontre de ces personnes, rejetées à une telle distance de toutes les autres - aussi exigeante qu’elle soit - est possible et de plus attendue. C’est aussi, par le fait même de cette rencontre, vouloir que parvienne jusqu’à ces hommes et ces femmes un message de sympathie et de dignité.

Marie-Christine Hendrickx

Marie-Christine Hendrickx est née en 1962. Après son diplôme d'études en sciences sociales (psychologie clinique) à l'université d'Amiens, elle a exercé comme psychologue à la Direction de l'action sanitaire et sociale de l'Aisne au service de l'Aide sociale à l'enfance de 1986 à 1988. En septembre 1988, elle devient volontaire dans le Mouvement ATD Quart Monde. Elle a, en particulier, écrit avec la famille concernée « Histoire de la famille Thibaut » qui ouvre les Cahiers du Quart Monde de 1989.

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