Témoigner pour bâtir une alternative

Naomie Berlyne

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Naomie Berlyne, « Témoigner pour bâtir une alternative », Revue Quart Monde [Online], 144 | 1992/3, Online since 05 February 1993, connection on 20 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3578

S'unir contre la misère demande d'apprendre à relire notre monde quotidien du point de vue de ceux qui en souffrent pour faire advenir ce qu'ils espèrent. Difficile rééducation du regard, indispensable néanmoins pour qu'ils contribuent eux-mêmes à l'histoire de tous et qu'ainsi cesse leur exclusion.

Index de mots-clés

Alliance, Ecriture

Les alliés ne sont pas d'abord des personnes qui participent aux actions d'ATD Quart Monde, même si beaucoup le font. Etre allié, ce n'est pas s'engager dans une nouvelle occupation,

c'est une façon d'être qui engage toute la vie quotidienne.

« Pour nous, être alliés », explique Annick Aubry, alliée de Toucquin, « c'est quelque chose de présent à nous. Nous le vivons au jour le jour, comme ça se présente, partout où nous nous trouvons, en étant attentifs à ce qui se dit ou se passe autour de nous. Notre mission, nous la voyons comme "éveilleurs", "sensibiliseurs", à la cause de des pauvres. Cet engagement est toujours présent en nous, il fait partie de notre vie, ce n'est pas une casquette que l'on porte à un moment et pas à un autre. »

Les alliés sont en quelque sorte des ponts entre le Quart Monde et les autres milieux sociaux. Par leur vie professionnelle et sociale, ils sont souvent mieux placés que les volontaires permanents du Mouvement pour défendre les familles du Quart Monde, et bâtir une meilleure relation entre elles et la société. Dans leur milieu de travail, dans leur quartier, dans les associations auxquelles ils appartiennent, les alliés peuvent sensibiliser, informer, gagner des amis. Leur rôle est de parler, de témoigner de la vie du Quart Monde dans tous ces milieux. Il ne s'agit pas d'asséner des vérités autour d'eux, mais de présenter une nouvelle façon de voir les pauvres.

Cet autre regard sur les pauvres se développe peu à peu, par confrontation à la réalité quotidienne, par attention à ce qu'on découvre de la misère, de l'hostilité qu'elle suscite fréquemment et qui conduit à l'exclusion sociale. Pour mieux connaître cette réalité de tous les jours, un certain nombre d'alliées ont décidé de tenir des « carnets de bord » et d'y consigner avec fidélité et rigueur les faits vécus avec les pauvres aussi bien que les réactions de la société face à la pauvreté.

Une cinquantaine d'alliés tiennent actuellement un « carnet de bord. » C'est une sorte de journal qu'ils écrivent quand ils le veulent : chaque semaine, chaque mois ou chaque trimestre. Ils y notent ce qui a un lien avec leur engagement d'allié. Ce sont souvent des faits apparemment insignifiants : une conversation sur la pauvreté avec un collègue, la rencontre avec une personne à la rue, la lecture d'un article sur l'exclusion sociale, etc... Ce sont aussi les efforts et les initiatives entrepris par eux-mêmes ou par d'autres contre l'exclusion des plus pauvres : dans un milieu de travail, dans les services sociaux, dans les syndicats, à la mairie, à l'université ou même à l'ONU. A travers ces faits et ces actions, on découvre les implications de l'engagement de ces alliés, leurs frustrations, leurs difficultés, mais aussi les récoltes de joies qui transforment leur vie.

Quelques exemples de « carnets de bord »

Mieke Michaux, alliée de Belgique, parle d'un petit garçon qui est dans la même classe que son fils Mattias. « Dans la classe de Mattias, il y a un garçon qui s'appelle Lorenzo. Chaque fois qu'il rentre de l'école, Mattias a quelque chose à raconter sur Lorenzo, et ce ne sont pas de belles choses qu'il raconte : que Lorenzo fait la bagarre, que personne ne veut jouer avec lui, qu'il n'a pas apporté une boîte de chaussures vide et qu'à cause de cela il n'a pas pu participer à telle ou telle activité dans la classe. Lors d'une "classe ouverte", j'ai vu que ce garçon n'est pas tellement méchant mais, apparemment, la maîtresse ne l'aime pas trop, et elle transmet ses sentiments aux enfants. Comment lutter contre cela ? Ce n'est pas simple. On ne cesse pas d'inviter Mattias à jouer avec lui, à ne pas trop le juger... Lorenzo n'est pas pauvre. Il n'est pas le plus calme, mais la façon dont la maîtresse l'a traité ne me paraît pas très juste. »

Louis-Marie Graton, allié de la Roche-sur-Yon, relate un dialogue entamé avec un journaliste qui essaie de mettre sa profession au service des plus démunis. Louis-Marie a été vivement impressionné par un article de Ouest-France dans lequel ce journaliste parlait d'une famille très pauvre, en Algérie. Il cite cet article dans son « carnet de bord. » Voici ce que dit Salina habitant dans une cité délabrée à Bab-el-Oued : « Ici, dans la cuisine, ce sont mes beaux-parents qui dorment avec mes trois fils. Dans la chambre, mon mari et moi, nous couchons avec mes quatre filles, notre gendre et nos deux petits-enfants. » Rachid lance au préfet qui se protège le nez avec un mouchoir : « Toi, tu ne supportes pas de rester ici plus de dix minutes, nous ça fait trente nous que nous vivons-là. » Mustapha explique : « Moi j'ai voté pour le FIS (Front Islamique de Salut) pour sortir de cette misère, ils nous ont promis de nous sortir de là. »

Après la lecture de cet article, Nicole, une alliée d'ATD, demande à Louis-Marie Graton pourquoi il n'a pas écrit au journaliste de Ouest-France. Il l'a fait en le remerciant d'avoir fait ressortir la souffrance de ces familles, mais aussi leur espoir en l'avenir, sans les juger.

Voici la réponse de ce journaliste, Richard Bernard :

« Cher Monsieur, j'ai été très sensible à votre carte et je tiens à vous en remercier. Comme vous, je pense qu'il est du rôle du journaliste d'expliquer, de donner aussi la parole aux gens qui souffrent et qui ont trop peu les moyens de s'exprimer. Avant de porter un jugement, cherchons à comprendre leurs choix. Je vous présente mes meilleurs vœux pour cette année nouvelle en souhaitant qu'elle soit celle de la tolérance et d'une meilleure compréhension des déshérités. »

« J'ai été très touché de cette petite carte, ajoute Louis-Marie. Peut-être cela vaudrait-il la peine d'en écrire un extrait dans Feuille de route. »

Ecrire un « carnet de bord », c'est recueillir l'histoire des tentatives de lutte contre la misère, de leurs échecs, comme de leurs réussites. Trop souvent, la société est amnésique face à ses pauvres. Tout se passe comme si elle était faite de deux populations distinctes, sans aucune histoire commune. Si les faits et les gestes mémorisés par les alliés peuvent parfois sembler insignifiants, ils sont les révélateurs de cette histoire commune. Nous y voyons vivre les pauvres au sein d'un monde qui les exclut et qui, en même temps, s'efforce de les accueillir. Cette recherche des gestes de fraternité posés par les uns et par les autres nous situe au cœur de l'humanité et nous fait découvrir le partenariat avec les pauvres comme facteur de changement d'histoire. La société multiplie les études sur les pauvres, mais elle accepte plus difficilement de s'évaluer elle-même. A travers leurs « carnets de bord », les alliés d'ATD Quart Monde témoignent de l'importance de cette évaluation et montrent qu'une véritable politique de lutte contre la misère ne peut se bâtir qu'avec des hommes et des femmes qui refusent toute forme d'exclusion sociale à chaque instant de leur vie quotidienne.

Naomie Berlyne

Naomie Berlyne est née en mai 1967, de nationalité canadienne. Elle a étudié la psychologie et la philosophie. Elle a rejoint le Mouvement ATD Quart Monde en septembre 1990, et travaille au secrétariat de l'alliance internationale.

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