A la croisée des chemins de l'Europe

Mascha Join-Lambert

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Mascha Join-Lambert, « A la croisée des chemins de l'Europe », Revue Quart Monde [En ligne], 144 | 1992/3, mis en ligne le 24 janvier 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3584

Le 30 mai 1992 au terme d’une rencontre européenne du Forum permanent sur la grande pauvreté dans le monde, une réplique de la « dalle » a été offerte à la ville de Berlin. Elle est placée entre l’ancien mur, la rivière Spree et le vieux « Reichstag », bâtiment historique de la vie parlementaire allemande. Le site créé à cet endroit est nommé « Parlement des Arbres », et se veut lieu de « pensée pour les victimes de la violence et de la guerre. »

Le jour où le mur de Berlin est tombé et ce jour-là seulement, « la guerre », cette Deuxième Guerre Mondiale omniprésente dans nos vies, a pris fin dans mon esprit. Des jeunes de toute l'Europe accouraient à Berlin et même ceux qui n'avaient que quinze ans disaient « depuis vingt-huit ans, nous attendions ce jour. » L'honneur, la citoyenneté, la liberté, enfin retrouvés ! ...

En les voyant ivres de joie sur ce mur, je pensais à ces autres jeunes, enfermés dans des murs de cités, de prisons ou d'asiles, hébergés dans des homes ou bien à la rue, tous coupés de leurs racines. Tous les jeunes que nous avions rencontrés dans des rassemblements « Jeunesse Quart Monde », si enthousiastes pour se libérer de la misère, avaient leur place ici. Et je me disais :

« Qu'allons-nous faire, pour qu'ils soient aussi les premiers à sauter dans la brèche de la liberté ? »

Pour eux comme pour leurs familles, c'était toujours la guerre, la guerre de toujours. Tous les maux dont ce mur est le symbole, les grands maux dans nos sociétés et entre elles, frappent les plus pauvres de tous les pays. Sa chute est vaine si elle ne mène pas à la paix entre les plus pauvres et les autres hommes.

Vaclav Havel a parlé du « retour à l'Europe. » S'il ne s'agit pas de cette Europe idéalisée qui n'a jamais existé, mais bien de la conception humaniste de l'Europe alors c'est d'abord le plus humble qui doit pouvoir y vivre et unifier les idéaux.

Le message de toute l'existence du père Joseph, passeur de frontières par tempérament et par conviction, nous semblait se trouver au creux de cette chance. L'idée de placer une réplique de la « dalle » du Trocadéro au pied du « mur » était née. Ne pas gâcher cette chance de la liberté, voilà qui devrait nous hanter plus que jamais. Et ceux qui en ont eu le moins, à l'Ouest comme à l'Est, devraient être nos guides. Ils nous suggèrent déjà trois chances à saisir, trois objectifs à poursuivre, au moins : bâtir des Etats de droit, prendre la démocratie au sérieux, et vivre ensemble des valeurs qui peuvent unir les hommes. Voilà ce à quoi cette « dalle » au cœur de l'Europe nous engage.

Bâtir des Etats de droit

A Dresde, dans la République Démocratique Allemande de 1969, ma correspondante, devenue déjà amie, m'emmène dans une soirée entre anciens camarades de classe. Parmi eux, se trouve un garçon dont le comportement me surprend. Il ne regarde aucun de ses camarades droit dans les yeux. Il se tient assis de travers sur sa chaise, comme pour se cacher. Il ne dit mot de toute la soirée. Plus tard, mon amie m'apprend qu'il sort de prison pour, je crois, complicité active avec une tentative de fuite de la République. Il a purgé plus de deux années.

A Londres, en 1980. Un couple de jeunes parents du Quart Monde rend visite aux volontaires. Par hasard je me trouve en face du jeune père. Quelle n'est pas ma surprise de me croire en face de ce jeune homme de Dresde qui m'avait tant marquée ! Il recule un peu sa chaise, s'assoit de travers, les yeux toujours baissés vers le sol en évitant le regard des autres, et ne dit mot. J'apprends plus tard que Peter et sa femme viennent de se voir privés des droits parentaux sur leurs enfants nés et à naître.

Deux hommes brisés, auxquels on a fait croire qu'ils n'étaient rien. L'un vivant dans un Etat totalitaire, l'autre dans un Etat dit de droit. Que croire, comment comprendre ?

Le 10 décembre 1981, Andréi Sakharov lança un appel pour la journée mondiale des Droits de l'homme ; le père Joseph avec qui nous participions à un séminaire au Conseil de l'Europe nous pressa d'y répondre en ajoutant que les plus pauvres vivaient profondément la même négation de leur être ; mais nous avions alors du mal à exprimer cette vérité « La misère est une torture » nous disait-il. Comment expliquer cette formule, la rendre intelligible à l'opinion publique, acceptable pour les juristes ? Depuis, nous avons approfondi avec lui cette notion d'indivisibilité des Droits de l'Homme et lui-même l'a portée devant la communauté internationale.

Néanmoins, le jour même où une telle notion trouvera son application et le contrôle de son application, la question de ces deux jeunes hommes dépossédés de leur confiance vitale demeurera entière : au-delà de la transparence de la justice, des possibilités réelles de recours pour le citoyen, l'Etat de droit doit naître chaque jour dans le cœur de chaque homme, doit être porté par une culture habitée de visages d'hommes. Car, chaque fois que l'un peut user de sa supériorité sur l'autre, l'arbitraire prend place. Et nous usons de cette supériorité d'autant plus aisément que le plus faible est sans défense, qu'une société conspire inconsciemment pour le juger non-crédible, inintéressant. Ce totalitarisme rampant, caché en chacun, est prompt à trahir l'Etat de droit.

L'Europe de droit ne sera pas bâtie grâce à l'exportation de notre jeu de pouvoirs et contre-pouvoirs à l'occidentale : mais par la sollicitude infatigable de citoyens qui voudront bien écouter les plus silencieux d'entre eux, et s'unir à eux.

Prendre la démocratie au sérieux

Dans l'Allemagne d'après-guerre, on prit conscience à quel point le régime avait gagné une foule d'adeptes à un système totalitaire, en manipulant les esprits et notamment ceux de toutes ces populations qui attendaient des réponses simples au chômage. L'éducation culturelle et politique de base devint donc une grande tâche pour les partis politiques, les Eglises, les syndicats, etc. Nombreux sont ceux de ma génération dont les choix professionnels ont été influencés par cet objectif. Nous comptions bâtir la liberté par le savoir. En rencontrant le Mouvement, je compris que c'était avec les plus démunis qu'il fallait agir.

Aujourd'hui, en Allemagne comme partout, nous constatons que pour ne pas avoir pris en compte toujours et d'abord ceux qui sont les plus éloignés du savoir, le désert culturel s'étend devant nos yeux : l'analphabétisme, l'échec scolaire, la non-qualification professionnelle. Le chômage aidant, nous nous trouvons devant les mêmes symptômes qu'à la fin des années 20 en Europe, avec l'appel vociférant en faveur des solutions simplistes, exclusives. Or, en discutant sérieusement nous apercevons, derrière ces raisonnements manichéens, une demande de comprendre et surtout d'être pris au sérieux, d'être écouté, entendu. En réalité il n'y a pas désaffection pour la chose publique, mais absence de dialogue et d'engagement avec ceux qui vivent le chômage, la violence, les difficultés de vivre en famille, la concurrence avec les travailleurs d'autres pays qui sont frères, cherchant fortune chez nous pour des salaires de misère.

« La classe politique est désemparée », nous confiait une femme politique allemande. Cela semble vrai pour toutes nos sociétés. Elles sentent les limites d'une organisation politique et sociale qui a fait de gros efforts mais se repose sur les droits acquis des majorités. Les pauvres en Europe occidentale ont été les témoins vivants de cette limite depuis toujours. Est-ce seulement avec l'arrivée des peuples ayant connu la dictature que nous entendrons leur cri : « Nous attendions la justice et nous avons trouvé la bureaucratie » ?

Or, il semble que l'Europe est condamnée à aller de l'avant en réponse à ce cri. Les solutions « simplistes », solutions de peurs et de mépris, ne répondent pas à la vie. Les Allemands devraient être les champions pour inventer de nouvelles solutions...

Nos peuples s'uniront ou bien nous irons vers de nouvelles confrontations. Il me semble que c'est le sens de la citation du président allemand R.V. Weizsäcker, sur le mémorial le long du mur de Berlin : « S'unir, c'est partager. » Nous sommes « condamnés » à partager le savoir, la citoyenneté, notre temps et notre espace, à prendre la démocratie au sérieux en la réapprenant de ceux qui ont vécu dans son ombre, jusqu'à maintenant.

Vivre des valeurs qui peuvent unir les hommes

La liberté est une chance pour les Européens si elle nous aide à retrouver un sens à la vie commune. Sinon, il eût mieux valu que le mur ne tombât pas. Qu'avons-nous à nous dire et avec quels mots ? Quelles expériences vont compter ? Celles des forts qui crient vengeance ou celles des pauvres qui aspirent au pardon, au bon voisinage, à vivre ensemble en famille en gagnant leur vie, à « garder la cendre des pères et servir la paix », comme l'exprimait un membre de la petite communauté juive de Wroclaw, en Pologne ?

Je disais que pour les plus pauvres c'est toujours la guerre, la guerre de toujours... Ces réflexions qui peuvent paraître étonnantes nous viennent de la vie. Il y a quelques années, le Mouvement conduisit une étude avec des familles en grande précarité en Europe, moyennant de longs entretiens. En écoutant les entretiens en langue allemande, je fus étonnée de retrouver le vocabulaire dicté par le besoin de survie en famille. Les familles interrogées s'exprimaient avec ce langage de gens pressés par l'urgence et l'angoisse, se méfiant de tout un chacun, craignant la délation, espérant se sauver et surtout garder intact leur être intime, unique, malgré toutes les compromissions qui devraient s'avérer nécessaires pour assurer la survie. « Mais je m'en sortirai » était un leitmotiv.

Tous les peuples vivent cela en temps de guerre, mais les plus pauvres le vivent en permanence. La misère ne laisse pas d'espace, pas de temps, pour exprimer et vivre ce que l'on porte au plus profond de soi.

Or, le passé et le présent indiquent à quel point c'est un travail ardu que de donner, ensemble, sens à la vie commune. Comme la guerre, la misère lamine les valeurs des hommes, comme l'oppression, elle les trahit et donc les brise. C'est vrai pour ceux qui subissent comme pour ceux qui infligent misère, exclusion, oppression. Lutter ensemble contre la misère, contribue à créer les fondements d'une paix interne en Europe.

Mais pire encore que la nécessité quand elle fait loi, sont la duplicité, le mensonge.

C'est la valeur « famille » affirmée pour les uns, la dislocation et la stérilisation pour d'autres ; la valeur « peuple », « patrie » pour les uns, la route, la rue, voire les camps pour d'autres ; la valeur « culture » pour les uns, le travail forcé obligatoire pour d'autres... et, en fin de compte, le mépris et la destruction de toute valeur pour tous.

Après la guerre, les Allemands, profondément désabusés, sont entrés dans une sorte de cécité par rapport à leur pays et à ses valeurs. Nous nous sentions coupables et humiliés de l'oppression infligée aux autres et subie par nous-mêmes.

L'Allemagne n'est pas encore sortie de cette crise d'identité et il est pourtant grand temps que nous l'aidions tous à en sortir, pour elle-même et pour l'Europe. Tous nos peuples devraient mettre à profit leurs humiliations pour mieux se rapprocher des humbles et des humiliés de ce monde.

Depuis longtemps déjà, ces humiliations auraient dû nous ouvrir les yeux sur la vie que nous-mêmes infligeons aux groupes de populations les plus faibles parmi nous. Ne pratiquons-nous pas les mêmes mensonges à leur égard ?

N'aurions-nous pas dû comprendre aussi qu'une communauté ne peut vivre longtemps sans valeurs s'y rapportant ? Les valeurs de solidarité de groupe et de famille : n'aurions-nous pas dû reconnaître chez les familles très pauvres ces gestes de résistance à la misère ? Nourrir, héberger, cacher au besoin... ne sont-ce là les gestes même que d'innombrables fois, tous nos peuples ont fait en secret, durant le temps de leur humiliation ?

Enfin depuis longtemps, ces humiliations auraient dû nous apprendre le respect d'autres peuples qui subissent le malheur et la misère. Quelle souffrance lorsque nous entendons tels ou tels amis se croire obligés de blâmer leur pays devant nous. « Ne jamais le juger d'après le malheur qui le frappe » disait Dostoïevski de son peuple : cela devrait être une ligne de conduite entre peuples. Pour s'y tenir, il faut accepter de retrouver l'humanité des plus malheureux parmi nous.

Il faut donc nommer nos valeurs communes pour avancer. Un des acquis certains de ces quarante-cinq années est la permanence malgré tout du refus de l'indifférence. Est-ce à cause de cela que le texte de la dalle a été immédiatement accepté lorsque nous l'avons présenté à Berlin, Est et Ouest ? Partout, nous avons trouvé des amis lesquels le refus de l'indifférence aboutit aujourd'hui au refus de la misère, dans leur ville ou leur village, en Europe comme dans le monde. De nombreux Européens sentent qu'il dépend de leur courage personnel que l'homme ne soit plus un loup pour l'homme. Ils cherchent aujourd'hui à s'unir au courage des pauvres et à leur refus de se laisser déshumaniser

Voilà pourquoi la dalle du refus de la faim, de l'ignorance et de la violence, posée entre le passé et l'avenir à Berlin est utile. Elle n'idéalise pas les développements actuels en Europe. Elle exhorte plutôt à la joie de l'engagement partagé : « Ce 17 octobre 1992, nous inviterons tous les groupes en Allemagne qui, comme nous, veulent s'engager. Pour faire connaissance, pour savoir que nous sommes nombreux à penser à un autre avenir ! » Voilà les projets formulés par le groupe Quart Monde de Munich.

Mascha Join-Lambert

Mascha Join-Lambert née en 1947, de nationalité allemande par naissance et française par mariage, est diplômée de l'Institut d'études politiques de Paris. Depuis 1972 elle est volontaire du Mouvement ATD Quart Monde qu'elle a en particulier représenté auprès du Conseil de l'Europe de 1975 à 1986. Depuis la chute du mur de Berlin elle a préparé une rencontre du Forum permanent contre la grande pauvreté qui a réuni en mai 1992 des représentants de dix huit pays d'Europe dont neuf de l'Est.

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