Ne pas s'accommoder

Bernard Legendre

Citer cet article

Référence électronique

Bernard Legendre, « Ne pas s'accommoder », Revue Quart Monde [En ligne], 144 | 1992/3, mis en ligne le 05 février 1993, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3586

La volonté de se rassembler publiquement et régulièrement pour témoigner contre la misère fait courir des risques de formalisme et de routine. Un participant s'interroge.(Propos recueillis par Geneviève Tardieu)

Revue Quart Monde : Comment considérez-vous la « cérémonie du 17 octobre » ?

Je dois d'abord préciser que c'est un avis tout à fait personnel, bien que, pendant plusieurs années, j'ai représenté des associations de réinsertion sociale à ces soirées anniversaires.

A vrai dire, je n'ai pas eu l'occasion de m'interroger sur le sens de la cérémonie, et vous remercie de me le permettre.

C'est aussi me poser, à haute voix, plusieurs questions : Peut-on parler de la misère, et des personnes qui se trouvent dans cette situation, quand on est soi-même nanti, quand on est à l'abri de la précarité ? Peut-on trouver un langage accessible à tous, qui ne soit pas banal, mais chargé de sens ? Un langage qui soit une forme d'engagement au sens profond du mot, alors qu'on se tient, par goût, par peur, par pusillanimité, par pudeur, à la lisière, en quelque sorte. Peut-on « aller vers » et comment se préparer à la rencontre ?

Le Trocadéro pour moi, c'était l'exposition de 1937, les musées, le TNP (Théâtre National Populaire), la pensée de Paul Valéry dans les voussures du palais... jusqu'au premier « 17 octobre. »

Dans la façon dont je concevais le Trocadéro, il n'y avait rien qui évoquait la misère, rien qui permettait, à côté de cette beauté du site, d'espérer échapper à la misère. Aujourd'hui, le Trocadéro a acquis pour moi un nouveau sens, qui m'a pénétré lentement, m'a investi, et pourtant, je ne me sens pas capable de faire les pas nécessaires. C'est toujours le problème de la proximité, du voisinage, sans connaissance mutuelle. Les personnes que vous conviez, toutes sincères qu'elles soient, sont les « invités » de part et d'autre des barrières.

RQM : On ne met plus maintenant ces barrières métalliques qui garantissaient aux délégations du Quart Monde, venues de loin, qu'elles ne seraient pas reléguées à l'arrière de la foule.

Rassembler des personnes du Quart Monde, c'est aussi présenter des catégories, et cela confine, fige les gens où ils sont. Quand on parle des « handicapés », je pense qu'il faut dire : « personnes handicapées. » Prostituées, handicapés, pauvres, ce sont d'abord des personnes. Sinon on les enferme.

RQM : Dans notre esprit, Quart Monde n'est pas synonyme de pauvre, mais des personnes qui se sont levées, et qui ont commencé leur libération contre la misère.

Au sens ordinaire du mot, la misère est avant tout un état économique : taudis, chômage, familles nombreuses ou désunies.

Même si nous essayons d'avoir une autre représentation, mieux : une autre présence... C'est peut-être de ce côté-là qu'il faut lutter et éclairer l'opinion.

Soyons modestes : est-ce que la proximité des personnes pauvres et de celles qui ne le sont pas, peut engendrer la compréhension et l'estime mutuelle ? C'est sans doute une condition nécessaire. Est-ce que le « 17 octobre » permet cela, sans que ce soit fugitif, sans lendemain ?

RQM : Pour le quatrième anniversaire, l'année dernière, nous avions des personnes de Belgique qui avaient mission d'accueillir les officiels : chacun d'eux était attendu par une personne du Quart Monde. C'est sûr qu'il y eut de vraies rencontres à cette occasion.

La présentation actuelle de la dalle conduit-elle à la réflexion, et, finalement à la pensée du père Joseph ? Autrement dit, est-ce que les personnes non averties qui passent là ont leur attention retenue ? Cela rappelle le cas des tombeaux dans les églises, au Moyen- Age : ceux qui avaient été puissants pendant leur vie, demandaient que leur mémoire soit perpétuée par une dalle au sol (et non une dalle érigée) afin de marquer leur modestie, et qu'on les foulât aux pieds. Humilité posthume des puissants, accompagnée de cérémonies commémoratives.

La répétition annuelle du « 17 octobre », avec les intermèdes mensuels, moins solennels, risque de banaliser la situation et l'idée même du père Joseph : on est proche d'un simple cérémonial. Cérémonial auquel on souscrit, mais dont la pertinence et la valeur morale s'affaiblissent au fil des années.

Ne croyez pas que ce soit une critique de ma part, c'est une question, et pour le bien commun je l'espère.

De même faut-il que ce soit enregistré, télévision ou photos ? La mémoire peut estomper, teinter, mais l'esprit est appelé à reconstruire, plutôt qu'à se rattacher à une image matérielle. L'image va en tout cas empêcher que l'on fasse l'effort de rappel, et rendre la mémoire paresseuse.

RQM : A quel effort de rappel pensez-vous ?

On s'accommode de la misère, celle d'autrui. Dans une société évoluée techniquement, soucieuse de records, pervertie de concurrence, on ne peut pas tolérer que, dans tous les pays, et encore plus dans nos frontières protectrices (pas pour longtemps) il y ait des personnes en dessous d'un seuil de pauvreté mesuré dans l'esprit des indices « de développement humain. »

Dans une société démocratique, il doit y avoir place pour les personnes du Quart Monde. Je ne veux pas dire que ces personnes doivent adhérer à un idéal de société libérale et marchande. Qu'en tant que groupe humain séparé, le Quart Monde disparaisse, cela veut dire que les personnes du Quart Monde apprendront à se libérer, de toute contrainte sociale, de toute tradition qui asservit, et à nous libérer de nos fausses images, de notre tranquillité.

J'ai participé aux travaux de préparation du RMI. En différences circonstances, je m'aperçois que le RMI est réducteur, est séducteur pour la bonne âme des nantis.

La façon dont citoyens et pouvoirs publics laissent faire un certain nombre de choses, m'obsède. Un seul exemple : les paris sur les courses du PMU montrent que ce sont les plus pauvres qui viennent chercher là un vain espoir. Et que cet espoir enrichit les autres, propriétaires, médias, etc.. Au cours d'un voyage d'étude au Chili, l'an passé, j'ai vu la même configuration, la même mécanique pervertie.

La dalle seule ne suffit pas. Si je me contente de la lire en admirant le paysage, cela ne sert à rien. Il faut prendre le temps, devant cette dalle, de la réflexion, de la méditation. C'est un de ces « lieux de mémoire » dont parlent les historiens, et qui ne doit pas se limiter à un instant d'émotion.

RQM : Quand vous entendez les témoignages quelle est votre réaction ?

En entendant les témoignages, le cœur est touché. Cela conduit-il à un engagement ?

Je ne voudrais pas que la dalle de Chaillot se réduise à celle du soldat inconnu. Où est le triomphe d'un pauvre soldat livré aux ambitions des puissances ? Chaque soir on ranime la flamme (je ne conteste pas, je respecte le geste) puis on s'en va et les badauds se dispersent.

Je pense que les témoignages et la pensée du père Joseph inscrite dans la pierre, méritent mieux qu'une attention officielle et passagère.

Ce qui est beau dans une expression, écrite ou verbale, ou sculptée, c'est qu'elle soit immédiatement accessible (aux deux sens du mot, instantanément et sans intermédiaire.)

Au moment où les nations commémorent la découverte de l'Amérique (avec son cortège de morts, de carnages, de génocides), je souhaite que ce rassemblement continue à nous faire connaître, et donc aimer notre prochain.

Bernard Legendre

Bernard Legendre, né en 1925, a été plus de quarante ans fonctionnaire du ministère des Finances. Actif dans le monde associatif, il a créé en particulier des réponses locales à des besoins concernant les personnes âgées puis a pris des responsabilités dans la FNARS (Fédération Nationale des Association de Réinsertion Sociale) dont il a été président. Il est actuellement consultant bénévole dans des organismes caritatifs.

CC BY-NC-ND