«Vous connaissiez ma mère... Je suis fière d'elle»

Brigitte Jaboureck

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Brigitte Jaboureck, « «Vous connaissiez ma mère... Je suis fière d'elle» », Revue Quart Monde [En ligne], 143 | 1992/2, mis en ligne le 05 août 1992, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3600

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Dignité, Famille

Suzanne avait une trentaine d'années lorsque j'ai fait sa connaissance. Elle habitait au bout de la ville, avec son compagnon et ses beaux-parents dans un abri qu'ils avaient construit ; seuls les aboiements des chiens révélaient que les lieux étaient habités. Plus tard, elle donnera à la Maison Quart Monde l'unique photo de cet abri, afin, « qu'on sache qu'ici, des êtres humains ont vécu. »

Suzanne n'entendait pas. Enfant placée chez des religieuses, elle avait appris la lecture labiale. Elle parlait de son fils qui lui avait été retiré, quand, mère seule, elle avait été longuement hospitalisée. Un jour, elle avait pris son courage à deux mains pour écrire toute sa tendresse à son fils. Elle n'avait pas eu de réponse et n'avait plus osé écrire.

Des années après, une nouvelle éducatrice trouva la lettre, ouverte, restée dans le dossier de placement. Elle vint voir Suzanne. A partir de cette visite, la vie changea. Suzanne fit une demande de logement, des démarches pour percevoir l'allocation d'adulte handicapé en même temps qu'une formation en informatique. Elle soutint son compagnon dans sa recherche de travail. Souffrant des os et peinant à marcher, elle consulta un médecin. A la sortie du cabinet médical, elle disait : « Rien qu'à voir mes radios, le médecin, il a pu lire toute ma vie, les privations, les coups que j'ai reçus, le froid que j'ai enduré.... La misère, elle se lit dans  nos corps. »

Ce furent les premières rencontres  entre la mère et le fils. Il avait alors plus de dix ans. Didier questionnait sa mère, sur sa vie, son absence, son silence... En écoutant Suzanne confier ses rencontres, on était frappé par l'intelligence avec laquelle elle rétablissait leur relation. Elle voulait dire la vérité à son fils, afin qu'il comprenne et apprenne à respecter ceux qui n'ont rien, mais elle refusait de faire peser sur lui la dureté de sa propre vie. Elle souffrait de la violence des disputes qui sont allées jusqu'à la rupture avec Didier : il attendait de sa mère des cadeaux aussi somptueux que ceux auxquels sa famille d'accueil l'avait habitué. Cette éducation l'inquiétait, la révoltait même : quel homme deviendrait-il, alors qu'il recevait tout ce que lui était dû ?

Suzanne avait voulu, avec d'autres, créer un groupe de parents d'enfants placés, afin que cette expérience soit utile. Elle avait nommé ce groupe « familles libres. » C'était là témoigner du refus de ces parents de dépendre des juges, des éducateurs, des familles d'accueil...

Suzanne vient de mourir, à 41 ans. Lors de son enterrement , Didier, devenu un jeune homme, a voulu rendre hommage à sa mère, afin que le monde sache, comme elle le lui avait appris. Il a dit : « Vous connaissiez ma mère, vous connaissiez son courage, vous savez combien elle s'est battue pour vivre. Il ne faut pas l'oublier. Je suis fier d'elle. »

Que la fête des mères serait plus vraie, si ce cri pouvait résonner partout ! Pour rendre l'espoir à toutes ces femmes déchirées de ne pouvoir dire leur tendresse à l'enfant qu'on a éloigné d'elles. Pour éclairer tous ceux qui ont la responsabilité d'enfants placés.

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