La résistance d'une famille au refus de citoyenneté

Brigitte Muller

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Brigitte Muller, « La résistance d'une famille au refus de citoyenneté », Revue Quart Monde [En ligne], 143 | 1992/2, mis en ligne le 01 décembre 1992, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3606

L'histoire qui suit est ancienne. Elle montre, sur de longues années, l'acharnement d'une famille à obtenir le droit de demeurer parents et enfants du même côté d'une frontière.

On a peine à croire qu'administration et justice puissent considérer la grande pauvreté comme un motif suffisant pour consacrer tant d'énergie à chasser des enfants qui en sont touchés

Attitude dépassée dans les pays d'Europe de l'Ouest ? L'unanimité des commentaires actuels sur les « travailleurs clandestins », la méfiance à l'égard des « réfugiés » potentiels doit, à tout le moins, nous tenir en alerte.

Index de mots-clés

Citoyenneté, Droits humains, Famille

Index géographique

Suisse

Des documents d'archives permettent de retracer des aspects de l'histoire de deux familles, l'une de Savoie, l'autre de Bourgogne, venues s'implanter dans le canton de Fribourg (CH) vers 1730.

A cette époque, des traités entre la Confédération helvétique et la France permettent aux Français établis en Suisse de jouir notamment de certains avantages tels que le libre établissement, la liberté de commerce et d'industrie. Ces accords conclus par Louis XIV dureront jusqu'à la fin de l'ancien Régime.

Ainsi plusieurs familles d'origine française s'établissent sur les hauts des villages entourant Fribourg. Ce sont pour la plupart, des vanniers qui apportent leurs coutumes et leur langage dont on retrouve l'influence dans le patois local.

Un immigrant qui devient citoyen : histoire de la famille V

Dans le manuel du Conseil de Fribourg, en 1759, on trouve mention de l'arrivée, vers 1750, de Claude V., originaire de Bourgogne : "Claude V. qui depuis dix années, a habité, sans reproches, a aujourd'hui obtenu la grâce de pouvoir, en se bien comportant, demeurer dans les districts des pays conquis de leurs Excellences." Le dit Claude V. ayant acheté une maison et un bout de terrain pour deux louis d'or est reçu "habitant perpétuel" par acte notarié du 28 septembre 1760.

En 1811, une loi interdit la mendicité dans le canton de Fribourg, et charge chaque paroisse des secours à apporter pour assurer l'existence des vrais nécessiteux. Des listes des pauvres ayant droit au secours de leur paroisse sont dressées. Tels sont les vieillards, les infirmes et les malades hors d'état de gagner leur vie, ou les enfants en bas âge lorsque les moyens et le travail de leurs parents ne peuvent pas suffire à leur subsistance. Parallèlement la mendicité est très sévèrement punie.

Au début du XIXème siècle, une loi concernant les gens sans patrie ou heimatloses prévoit que tous ceux qui avant le régime actuel, ont été reçus habitants perpétuels dans ce canton, au cas où ils deviendraient à la charge du public, pourront être renvoyés aux communes ou paroisses dans lesquelles ils ont été reçus habitants, celles-ci devant les assister.

En juillet 1812, Jean-Louis V., petit fils de Claude, habitant E. et étant à la charge de cette commune est renvoyé à sa commune de réception S. Cette dernière proteste, un procès a lieu. En 1812, le Petit Conseil corrobore l'acte de reconnaissance d'habitant perpétuel de la comme de S., assurant ainsi jouissance de tous les droits annexés à cette qualité pour tous les descendants de Claude V. soit douze personnes énumérées.

La commune de S., se disant surchargée de pauvres ne veut secourir que ceux « dont le père et les ancêtres ont toujours été communiers de notre commune. « La famille reçue bourgeoise par un acte notarié de 1760, n'est pas considérée comme telle.

En 1817 la commune de S. demande à nouveau au Petit Conseil les « moyens de se défaire, même par des sacrifices considérables de la nombreuse famille V., dont la conduite est bien propre à justifier pareille résolution. » Ceci, « soit en la renvoyant dans son pays natal, soit dans la contrée du Nouveau monde, la commune de S. s'efforcera de faire les frais nécessaires pour ce départ. »

La direction de la police examine sérieusement les moyens de répondre à la demande de la commune et conclut à l'impossibilité de remettre en cause les droits établis de la famille V.

« La famille V. n'est pas à proprement parler heimatlose (sans patrie) ; elle a obtenu et acquis dans le canton de Fribourg particulièrement dans la commune de S. des droits que le gouvernement a reconnus. Tant que l'on ne sera pas assuré que cette famille a conservé en France les droits de son origine primitive, il n'est pas possible de remettre en cause la validité de la bourgeoisie. Ce n'est que lorsqu'on aura acquis cette certitude qu'il sera permis d'examiner si c'est d'une manière bien régulière et légale que les V. sont devenus ressortissants de la commune de S. et si ce droit peut être révoqué par le gouvernement. Jusqu'alors ce droit existe, il doit être respecté et il n'appartient ni à la commune S. ni même à l'autorité administrative supérieure de soumettre cette famille à une déportation, qui d'ailleurs ne serait pas exécutable, puisqu'il est de fait que jamais les V. ne consentiront à cette transmigration, et que le gouvernement n'a en mains ni la force, ni les moyens nécessaires pour déporter en Amérique plus de trente individus qui composent cette famille. »

L'affaire traîne en longueur jusqu'en 1822, où une décision du Conseil d'Etat de Fribourg oblige la commune de S. à reconnaître les descendants de Claude V. comme bourgeois de la commune avec tous les droits qui en découlent. Mais la commune entend bien réduire au minimum cette obligation. C'est ainsi, comme le détaillera la suite de cet article, qu'elle mènera une bataille serrée pour que les enfants naturels d'un fils V. ne puissent pas être reconnus par celui-ci officiellement et qu'ainsi, ils ne puissent jamais devenir habitants de S. et, éventuellement à charge de la commune. La conséquence en sera une dislocation de cette famille, l'errance et la marginalisation des enfants pendant plus de vingt ans.

Une famille étrangère amenée à l'errance : la famille L

La famille L. est également venue de France (Savoie) au milieu du XVIIIème siècle, mais n'a acquis aucun droit de cité en Suisse. Néanmoins elle est établie à R. où sont nés, se sont mariés, ont vécu plusieurs de ses membres. Ce n'est qu'à partir de 1811, date qui correspond à la nouvelle loi sur l'attribution par la commune de secours et l'interdiction de la mendicité, que les lieux de naissance des enfants varient et montrent le début d'une errance de la famille.

En 1839 naît Marie à laquelle nous allons nous intéresser ici. Elle est la dernière de six enfants nés, entre 1824 et 1839, dans six lieux différents. Dès 1834 ont commencé les mesures d'expulsion contre son père, P.J. qui, sollicitant une tolérance pour s'établir dans la commune d'A. se la voit refuser.

Aussi Marie, dès l'âge de cinq ans, subit la première de plusieurs mesures d'expulsion notamment en 1844, 1852, 1856. Elles iront, semble-t-il en se multipliant.

La rencontre des deux familles

En 1859, nous retrouvons un descendant de la première famille, Jean-Louis V. lié à Marie L. Elle lui donne son premier enfant au Ch. Elle a alors vingt ans. Deux autres enfants naissent en 1862 et 1864 à Vu. et au Ch. Si en 1863, elle a bénéficié pour elle-même et son deuxième enfant d'un permis de séjour, les choses changent après la naissance du troisième. Condamnée pour outrage aux mœurs parce qu'enceinte de son troisième enfant sans être mariée, elle va faire l'objet avec ses trois enfants d'une mesure d'expulsion. Mise en œuvre en juillet 1864, c'est pour les enfants à leur tout, la première d'une longue série.

En novembre 1867, le préfet signale au Conseil d'Etat l'arrestation le 23 août précédent de Marie accompagné de trois enfants illégitimes, pour vagabondage et mendicité. Dans son rapport il constate que, « n'étant âgée que de vingt-neuf ans, il est fort à craindre que, continuant sa vie immorale, elle ne mette encore au monde quelques savoyards croisés fribourgeois. »

Le préfet sollicite donc le Conseil d'Etat de prononcer le renvoi de Marie vers la France. Emprisonnée avec ses trois enfants, enceinte du quatrième qui restera toujours en France, ils seront de nouveau expulsés en juin 1868. En octobre 1868 le préfet apprend leur retour ainsi que celui du frère de Marie et de sa famille « pourtant tous expédiés depuis peu de temps. »

Ce frère aîné, sa femme et leurs enfants font eux aussi l'objet de recherches et de renvois successifs. Les enfants de Marie seront plusieurs fois expulsés avec eux.

La résistance d'une famille

Pour faire face et pouvoir vivre en famille à S. où ils ont leurs attaches, Jean-Louis et Marie décident de se marier. Le mariage doit entraîner la légitimation de leurs enfants et faire de ces derniers des bourgeois de la commune. Mais pour éviter que certains ménages augmentent le nombre d'heimatloses, toute publication de mariage est subordonnée à un visa du syndic (maire) de la paroisse où a lieu la publication. Jean-Louis et Marie savent qu'à cause du risque que les enfants deviennent à la charge de la commune, ils n'obtiendront pas le visa. Ils vont donc utiliser un subterfuge. N'en informant personne d'autre que leurs familles, ils font le 31 mars 1869, devant notaire, une promesse de mariage en bonne et due forme dans laquelle ils déclarent expressément vouloir légitimer leurs trois enfants déjà nés (Joseph né en 1862, Jean en 1864, Thérèse en 1866), et spécifient qu'ils auront ainsi « les mêmes avantages et prérogatives que s'ils étaient nés après le mariage. » Les parents respectifs de Jean-Louis et Marie sont présents et déclarent autoriser ce mariage « avec les conséquences légales qui doivent en découler vis-à-vis des trois enfants. » Toute la famille fait bloc pour que les enfants puissent vivre avec leurs parents.

Puis, tandis que leurs enfants sont en France, placés chez les religieuses, Jean-Louis et Marie vont demander au syndic et au curé l'autorisation de se marier. Ils leur déclarent que les trois enfants sont alors en France et les parents déclarent qu'ils sont Français, que la commune de C. s'en occupe et qu'ils ne seront donc jamais à la charge de la commune de S.

Mais ces officiels se méfient, questionnent, insistent jusqu'à ce que Jean-Louis et Marie renient la paternité des enfants. Certains que leur promesse de mariage devant notaire imposera à tous la reconnaissance de leurs enfants comme légitimes. Ils obtiennent finalement cette autorisation et le mariage a lieu en 1869.

Après le mariage, les parents font revenir près d'eux les enfants qu'ils espèrent pouvoir garder. Ce que voyant, la commune demande leur expulsion au préfet et Jean-Louis doit saisir les tribunaux pour faire reconnaître leur droit de bourgeoisie. La famille ne semble pas avoir demandé des secours à la commune pour les enfants. Sans doute pour pouvoir vivre réunie, se gardait-elle bien d'attirer l'attention en demandant quoi que ce soit. L'affaire vient devant le tribunal en août 1869. A cette occasion, la commune dit qu'elle ne conteste pas la légitimation des enfants par mariage de leurs parents (c'est un principe de droit absolu), mais le droit de bourgeoisie des enfants et ses conséquences. Pourtant les deux choses sont liées et il est impossible de les dissocier.

Bien que l'article 164 du code civil stipule que les enfants nés hors mariage sont automatiquement légitimés dans tous les cas où le mariage peut avoir lieu, le tribunal refusera d'entériner cette légitimation. Il exigera une condition supplémentaire non prévue par la loi : Marie aurait dû faire « une action en paternité contre l'auteur ou les auteurs (quelle insinuation !) de ces enfants au moment de leur naissance. »

En même temps le tribunal remarque qu'elle n'en aurait pas eu le droit : il est interdit à une étrangère d'intenter une action en paternité contre un indigène !

Et de ce fait, poursuit-il, la reconnaissance en paternité qu'à pu faire Jean-Louis est « à considérer comme une adoption fictive » rigoureusement interdite par la loi. Pour un peu les parents se retrouveraient au banc des accusés. Cette décision scandalise l'avocat de la famille qui avait plaidé : « Non seulement les faits et la loi militent en faveur de la cause des enfants mais il y a ici un principe d'humanité et de haute moralité. Pour le minime intérêt de la commune, on ne fera pas perdre à trois enfants leur état et tous les droits qui en découlent. On n'admettra pas qu'ils doivent être à tout jamais séparés de leurs parents. »

La dislocation de la famille

En 1871, le Conseil fédéral en relation avec l'ambassade de France prépare le renvoi des enfants qui ont entre cinq et douze ans.

En 1873, Jean-Louis ira les rechercher en France, car il a appris qu'ils sont maltraités.

En 1874, le nouveau préfet adresse une lettre au directeur de la police. « Il se trouve à S. deux garçons de dix et douze ans (Joseph et Jean), du nom de L. très méchants et déjà dépravés. Ils ont dû être chassés de l'école pour immoralité et maintenant ils vagabondent toute la journée et ne reviennent à ,la maison que vers les neuf-dix heures. Ils ont une sœur mais beaucoup plus sage. La mère de ces trois enfants est une femme dépravée. Elle les a eux avant son mariage d'un mère nommé Jean-Louis V. de S. qui l'a épousée et qui a voulu les légitimer lors du mariage... mais les trois enfants ont été attribués à la mère et sont restés savoyards. Pour le bien et la moralité publics je vous prie aussi de m'ordonner de les faire conduire à la frontière. Comme leur père présumé ne peut plus les nourrir, le défaut de moyens d'existence peut encore servir de prétexte suffisant. » Ces enfants qui n'ont connu que l'errance depuis leur plus jeune âge compromettent vraisemblablement la possibilité pour les parents de garder leur fille près d'eux. Ils contraignent donc leurs parents à demander leur renvoi. Malgré cela deux ans plus tard Thérèse sera aussi sur les routes avec ses frères. Le 19 août 1875, à la demande de la commune de S. le préfet écrit au directeur de la police : « Je pense qu'il n'y a pas autre chose à faire que de renvoyer ces enfants à la frontière par la voiture des pauvres. »

Le 8 janvier 1876, Thérèse est arrêtée ainsi que deux de ses cousins. A ce moment-là une énergie considérable va être déployée par différentes autorités pour savoir si oui ou non Jean-Louis V. a reçu de l'argent de la commune de C. en France pour qu'il élève ses enfants en Suisse. Jean-Louis V. finit par avouer qu'il a reçu du maire de C. par la poste une fois 30 F, une fois 20F. Pourtant aucun papier n'accompagnait ces versements qui pourrait être utilisé comme le commencement d'une preuve de la reconnaissance d'un devoir de prise en charge des enfants L. par la commune française !

La Direction de la police a un peu oublié le sort de ces enfants L. interrogés et maintenus en prison depuis le mois de janvier : le préfet les rappelle au bon souvenir du directeur de la police : « Je prend la liberté de venir vous entretenir des enfants L. détenus depuis janvier ... Aussitôt que nous en serons débarrassés par leur élargissement, je vous transmettrai la note assez considérable des frais qu'ils ont occasionnés. »

Impitoyables face aux sans droits

Extrait d'un rapport de police : la famille expulsée dont il s'agit est constituée du frère de Marie L. et de sa femme, de leurs sept enfants et des trois enfants restés français de Marie L. et Jean- Louis V.

« La famille a été expédiée en avril ou en mai 1874. De Nyon on l'a dirigée directement sur la frontière par la route qui tend vers Gingins. Le gendarme vaudois l'a déposée à la frontière et a dit au père : « maintenant vous pouvez y aller. » Les L. ont continué la route à pied sur le territoire français pendant une petite demi-heure. Les gendarmes français les ont alors arrêtés et repoussés à la frontière suisse. La nuit arrivait et les uns et les autres ont fini par laisser la famille à la frontière. Elle s'est enfuie du côté de St Julien, Genève, et est arrivée à Cernex. Elle n'a trouvé ni à se sustenter ni à se loger. Plus tard, ils diront avoir dû coucher à la belle étoile avec leurs sept petits-enfants par une nuit froide. Peu après, la famille s'est dirigée de nouveau vers la Suisse, en faisant des paniers. A Evian la gendarmerie l'a pourchassée et un homme de police a dit à la femme que chaque fois qu'ils reviendraient en Suisse ils seraient rejetés impitoyablement. Ils sont revenus par Vevey. »

Entre 1876 et 1878 les enfants sont renvoyés plusieurs fois vers la France où ils n'ont ni point d'attache, ni moyen de substance. A chaque fois, ils y restent très peu de temps et retournent chez leurs parents en Suisse. On peut imaginer l'état de cette famille. En 1874 : « La famille est chassée de commune en commune, personne ne veut la recevoir. Tout l'hiver elle a été traquée comme des bêtes fauves jusqu'à ce qu'enfin la gendarmerie française l'ait repoussée sur territoire suisse. » Ou encore : « Cette famille est de retour dans notre canton où elle n'a pas de domicile fixe et erre çà et là en mendiant son pain. »

Ainsi, le 20 janvier 1878, le préfet annonce le retour des L. dans le canton de Fribourg. En février, plainte du préfet au directeur de la police car il ne peut chauffer la prison où se trouve la famille avec des petits enfants. Excédé, le Conseil d'Etat saisi par le directeur de la police en vient à établir des sanctions, mise au pain et à l'eau de la famille, autorisation donnée de construire à la prison de R. une cellule spéciale pur les vagabonds en récidive. En avril 1878, le préfet dit son intention de construire de telles cellules, car, « il est urgent de prendre des mesures sévères à l'égard de ces vagabonds incorrigibles. »

En septembre 1877, le Conseil fédéral est appelé à prendre des mesures pour expulser la famille L. hors de Suisse. Des passeports sont remis pour les quinze membres de la famille L. réunis à la prison de R. puis renvoyés fin octobre 1877. Malgré les mesures concertées, y compris jusqu'au gouvernement français, les L. reviennent les uns après les autres, en moins de quinze jours.

Le dernier document concernant les enfants de Marie L. date de 1887. C'est une feuille de conduite pour l'expulsion de Jean et Joseph. Elle rappelle quelques unes des expulsions précédentes : 1861, 1871, 1874, 1876, 1880, 1882 pour vagabondage, mendicité. Quelques-unes seulement, car vingt-cinq ans se sont écoulés pendant lesquels ces enfants ont été pourchassés, emprisonnés, expulsés d'abord avec leur mère, puis avec un oncle, puis seuls. Avant eux, en 1834, à cinq ans, leur mère avait déjà subi sa première expulsion avec son propre père, expulsé pour la première fois en 1834. 1834-1887 pendant cinquante-trois ans au moins une famille a été pourchassée, emprisonnée, expulsée, punie, disloquée parce qu'au départ elle ne pouvait subvenir à ses besoins.

Pour conclure, je voudrais prendre un peu de recul par rapport à ce récit et développer cinq questions.

* Dans cette histoire, une énergie considérable a été mobilisée sur des décennies, avec pour seul but de se débarrasser d'une famille jugée indésirable en raison de son dénuement.

Pour expulser cette famille très pauvre (et les autres branches apparentées), des actions concertées ont été menées au niveau cantonal (entre les préfets), intercantonal, puis fédéral et enfin international, provoquant d'ailleurs bien des tensions entre ces autorités.

La justice a été saisie à plusieurs reprises, des frais importants ont été engagés, on a été jusqu'à construire des cellules carcérales spéciales capables "d'accueillir" une famille nombreuse.

A la demande des autorités administratives soucieuses de recenser toutes les personnes à expulsées, un moine a consacré des mois à établir la généalogie de ces familles apparentées. Une partie de leur histoire a donc été reconstituée et écrite, ce qui est assez rare. Malheureusement toute cette connaissance n'a pas été utilisée pour mieux comprendre, par exemple, les liens qui au cours des ans, seront établis entre ces familles, une région et ses habitants. Menée dans un but d'exclusion, cette enquête n'a pas permis aux membres de la famille vivant dans des conditions meilleures, soit par l'acquisition d'un métier, soit par mariage, de se solidariser. Questionnés, ainsi que leur voisinage, sur leurs moyens de subsistance et sur leur renommée, ils se sont sentis menacés et ont dû se démarquer des leurs.

Pourquoi - si souvent encore de nos jours - en vient-on à exclure des familles plutôt que d'investir dans des projets aussi légitimes que celui de vivre en famille qui transparaissent dans leurs efforts ? Semble-t-il plus difficile de donner leur place au sein de nos communautés à des familles très pauvres que d'investir parfois beaucoup d'argent et d'énergie pour les éloigner avec leurs problèmes ? Ne voit-on pas ou ne veut-on pas voir non plus la somme d'injustices et de violations de droits commises à leur égard.

* Face à cela, la famille résiste pour pouvoir vivre en famille, s'implanter quelque part et y travailler. Combien de kilomètres parcourus à pied, combien de nuits passées dans le froid, la faim au ventre, à protéger de petits enfants jetés sur les routes ? Combien de démarches aussi pour essayer d'obtenir une reconnaissance, des droits ? Peut-être soutenue, elle utilise même des moyens qui ne lui sont pas familiers : faire des actes notariés, intenter des actions en justice...

Pourquoi est-il si difficile de percevoir qu'elle veut faire reconnaître des droits fondamentaux ?

* Partant de la simple crainte de devoir assister la famille, on a tenté de nier le droit de l'enfant d'appartenir à une communauté villageoise, puis le droit d'une famille de vivre ensemble. Au départ, la difficulté semble être d'ordre administratif entre des autorités qui veulent se renvoyer les unes aux autres la charge d'assistance de ces pauvres-là. Au fil des années, la question s'aggrave et devient d'ordre pénal : la famille privée de ressources par l'errance, n'ayant aucun droit d'exister quelque part se trouve sanctionnée pour les actes de délinquance que ses membres, en particulier les enfants, sont poussés à commettre. Elle est enfermée parce qu'elle revient au lieu d'où on l'a chassée. Cet enfermement n'est d'ailleurs pas sans rappeler la situation des réfugiés très pauvres arrivant aujourd'hui dans nos pays.

* La famille V. avait des droits reconnus. Elle était très légalement bourgeoise d'une commune avec tous les droits que cela comporte. Néanmoins la commune n'a pas hésité à remettre en cause des droits établis en adressant des requêtes aux autorités administratives et judiciaires. Sans doute lui semblait-il possible, normal que l'on passe outre, que l'on ne respecte pas les droits d'une famille comme celle-ci.

Mais la loi était claire à ce sujet, et son application a été confirmée par les plus hautes autorités administratives, puis par une décision de justice. Est-ce seulement par crainte d'une charge d'assistance que, ne pouvant plus rien faire pour exclure le titulaire de ce droit la commune s'acharnera à en exclure ses enfants ?

* L'article 164 du code civil stipule : « Les enfants nés hors mariage sont légitimés par le mariage subséquent de leurs père et mère dans tous les cas où le mariage peut avoir lieu. »

Tout ce récit n'est-il pas révélateur du processus par lequel un tel droit fondamental des enfants et des parents en vient à être violé. La commune de S. paraît obnubilée, avec ou sans raison, par le risque de demande d'assistance que représente cette famille. On ne peut qu'être frappé du fait que la famille est réduite à cette seule dimension d'individus objets d'assistance. Les juges qui en viennent, comme dit l'avocat, « à priver les enfants de leurs parents » adhèrent-ils à cette perspective ? Peut-on penser que cette famille est perçue par le tribunal (et la commune plaignante) comme un groupe d'individus assistés et non comme une entité sujette de droits. Le procès semble se faire en référence au droit de l'assistance et non pas au droit de la famille.

Cet épisode est au cœur de la réalisation des droits de l'homme pour tous. Pour qu'ils prennent corps, il ne suffit pas que des lois - les mieux faites soient-elles - établissent des droits sans discrimination. Ce qu'à vécu cette famille le montre, comme le montrent de nombreux faits similaires de nos jours, il faut que vive, à tous les niveaux de relations dans la société, la volonté de reconnaître l'autre, y compris le plus défavorisés comme sujet de droit.

Ce que vivent les familles en grande pauvreté, aujourd'hui comme hier, leur permanente aspiration à la reconnaissance de leur dignité, leur appel constant à la fraternité, enseignent que la réalisation des droits de l'homme relève d'une attitude. Sans elle, les moyens juridiques à mettre en œuvre perdent leur portée.

Brigitte Muller

Brigitte Muller, née en 1951, mère de deux enfants, a été avec son mari volontaire pendant cinq ans au bureau juridique du Mouvement ATD Quart Monde. Elle est aujourd'hui alliée, membre de l'équipe internationale de Genève qui assure la représentation du Mouvement auprès des Nations Unies.

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