Homme et citoyen, d'après Hannah Arendt

Louis Join-Lambert

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Louis Join-Lambert, « Homme et citoyen, d'après Hannah Arendt », Revue Quart Monde [En ligne], 143 | 1992/2, mis en ligne le 05 août 1992, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3609

Pascale Lefeuvre montre comment le fait de n'être pas domicilié, de ne pas appartenir à un territoire équivaut à être privé des relations avec les membres de la communauté politique qui vit sur ce territoire. Cela équivaut à la privation de la citoyenneté qui pourrait s'ancrer dans ce lieu

La philosophe Hannah Arendt a poussé une réflexion du même ordre à partir de la situation des apatrides qu'elle a personnellement vécue.1

Lorsque Hitler décréta en 1933 que la nationalité allemande pouvait être retirée à toute personne « résidant à l'étranger », il n'était pas le premier chef de gouvernement à priver certains citoyens de leur nationalité. Beaucoup de pays d'Europe s'étaient donné les moyens de priver certains citoyens jugés non méritants de leur nationalité. Hitler visait surtout les juifs qu'il persécuta pour les obliger à sortir du pays.

Hannah Arendt montre que ces femmes et ces hommes qui ont perdu leur nationalité et la citoyenneté qui lui est liée se sont retrouvés avec pour seule qualité, d'être des humains. N'étant plus des humains de quelque part, d'un  Etat , ils devenaient selon sa formule des « humains en général », hommes dépouillés de toute spécificité donnée par l'appartenance au monde d'une communauté d'hommes particulière.

Réduits à une condition liée à leur seule nature d'homme, ils ont seulement pu constater qu'ils étaient privés des moyens d'accéder aux droits naturels proclamés par les déclarations des droits de l'homme.

Quels moyens leur manquaient donc ? Tous ont été amenés à revendiquer, non pas un statut d'homme, mais une nationalité. Ils percevaient que le rattachement à l'humanité en général ne voulait rien dire s'ils n'étaient pas rattachés à une communauté politique particulière.

Robert Legros2 commente le texte d'Hannah Arendt, en soulignant que, pour elle, les droits de l'homme supposent la citoyenneté non seulement en fait, mais aussi en principe.

En fait : « Il s'est révélé, écrit Hannah Arendt, qu'au moment où les êtres humains se retrouvaient sans gouvernement propre et qu'ils devaient se rabattre sur leurs droits minimum, il ne se trouvait plus ni autorité pour les protéger ni institution prête à les garantir. »

En principe : La condition humaine recèle une contradiction fondamentale. D'une part, existe ce « miracle le plus troublant : le fait que chacun de nous a été fait ce qu'il est, singulier, unique et immuable. » « Nous ne naissons pas égaux » écrit Hannah Arendt.

D'autre part, « L'égalité, à la différence de tout ce qui est impliqué dans l'existence pure et simple, n'est pas quelque chose qui nous est donné, mais l'aboutissement de l'organisation humaine dans la mesure où elle est organisée par le principe de justice. »

C'est là même que se fonde une vie politique qui ouvre un espace à la liberté. Si dans une communauté blanche, un noir est considéré comme noir et uniquement comme tel, il perd, en même temps que son droit à l'égalité, cette liberté d'action qui est spécifiquement humaine ; tous ses actes sont alors interprétés comme les conséquences « nécessaires » de certaine qualités « noires. » On verra chez un Blanc une capacité d'introduire du nouveau dans ses actes et ainsi, de provoquer de la nouveauté parce que ceux qui l'entourent devront aussi donner des réponses nouvelles à des actes inédits. Au contraire, dans cet exemple, le Noir ou plus généralement, tout être réduit à une étiquette unique sera décrit comme si son « fonctionnement » était prévisible.

« Cet homme, commente Robert Legros, (...) dont les activités sont d'emblée assimilées à des « comportements », est du même coup privé des droits de l'homme, quelles que soient les garanties légales dont il puisse bénéficier. » (...) Pourquoi ?. Parce que justement, dire que les hommes sont capables de liberté c'est « dire que les hommes peuvent exister dans la pluralité, qu'ils détiennent cet étrange pouvoir d'interrompre des processus naturels, sociaux et historiques, donc une faculté de commencer ou d'engendrer un événement, de se singulariser. »

Ce pouvoir des hommes n'est pas sans limite. Au contraire. Et c'est pourquoi, aux yeux de Hannah Arendt, le domaine de la vie privée qui « repose sur la loi de la différence universelle et sur la différenciation » est tellement essentiel.

« Notre vie politique repose sur la présomption que nous sommes capables d'engendrer l'égalité en nous organisant, parce que l'homme peut agir dans un monde commun, qu'il peut changer et construire ce monde de concert avec ses égaux et seulement avec ses égaux. L'arrière-plan obscur du strictement donné, cet arrière-plan formé par notre nature immuable et unique, surgit sur la scène politique comme l'intrus qui, dans son impitoyable différence, vient nous rappeler les limites de l'égalité humaine. »

La question qui se pose alors est de ne pas se tromper dans notre manière d'accueillir les différences. « A tout ce qui nous est mystérieusement accordé de naissance et qui inclut la forme de notre corps et les dons de notre intelligence, répondent seuls les imprévisibles hasards de l'amitié et de la sympathie, ou encore la grande et incalculable grâce de l'amour, qui affirme avec saint Augustin : "Je veux que tu sois", sans pouvoir donner de raison précise à cette suprême et insurpassable affirmation. »

Les droits de l'homme ne sont pas, pour Hannah Arendt, du ressort de l'amitié ou de l'amour mais de celui de la liberté des hommes de commencer, à la différence de l'animal, une communauté politique capable d'engendrer l'égalité et un monde commun qui la permet et en découle.

L'énoncé des droits de l'homme sert à protéger les différences imposées à l'individu par la nature et le monde humain où il naît sans l'avoir voulu. De ces différences-là les droits de l'homme disent que nul autre que le sujet qui les porte, n'a le droit de vouloir les changer.

Les droits de l'homme servent aussi à accueillir les libertés que les hommes sont capables de prendre par rapport aux processus naturels et aux fatalités sociales et historiques. Au premier rang de ces libertés se trouve le projet de vivre en égaux dans l'ordre de la citoyenneté. Sans ce projet qu'on appelle la politique, la violence brise les conditions de la liberté.

Mais ce projet d'accueil des différences dues à la liberté des hommes n'a  de portée qu'à deux conditions. Il faut qu'il soit l'énoncé d'une pluralité d'hommes. Et que tout homme soit de quelque part, soit domicilié parmi d'autres hommes qui énoncent ces droits.

1 Dans « The origins of totalitarianism » publié en 1951, la deuxième partie de ce livre a été traduite et publiée sous le titre « L'impérialisme »
2 Dans l'article « Hannah Arendt : une compréhension phénoménologique des droits de l'homme » dans la revue « Etudes Phénoménologiques », 1985 N°2
1 Dans « The origins of totalitarianism » publié en 1951, la deuxième partie de ce livre a été traduite et publiée sous le titre « L'impérialisme », chez Arthème Fayard, en 1982.
2 Dans l'article « Hannah Arendt : une compréhension phénoménologique des droits de l'homme » dans la revue « Etudes Phénoménologiques », 1985 N°2, Bruxelles.

Louis Join-Lambert

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