Sauvés de notre agressivité

M’hamed Kaki

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M’hamed Kaki, « Sauvés de notre agressivité », Revue Quart Monde [Online], 142 | 1992/1, Online since 05 August 1992, connection on 28 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3629

Voici les réflexions d’un adulte resté par sa profession et son engagement associatif au contact des jeunes. Il a grandi dans un quartier défavorisé de la banlieue parisienne où il a eu tardivement le choc de rencontrer des livres, la chance d’être respecté et d’agir pour la citoyenneté de tous. (Propos recueillis par François Guillot, pour la Revue Quart Monde )

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Jeunesse

M’hamed Kaki : Je suis un ancien militant d’ATD et suis passé par les clubs du savoir et de la solidarité. Ce qui nous avait marqués à l’époque, les copains que je revois et moi, c’était toute cette notion de respect de l’individu et que chaque individu compte. C’était aussi de dépasser la situation dans laquelle nous étions enfermés en comprenant que ce n’était pas notre faute si nous étions pauvres et que nous pouvions lutter pour améliorer notre condition.

Les volontaires d’ATD qui travaillaient sur le terrain étaient très proches des gens exclus et mettaient tout leur cœur à créer ce cadre de respect et de convivialité. Le respect qu’ils nous ont inspiré nous a permis de sortir du cadre de l’exclusion où nous avaient enfermés la société et en premier lieu l’école. Pour moi tout commence avec l’échec scolaire ; et la plus grande exclusion, l'injustice la plus insupportable, est l’injustice par rapport au savoir. Non seulement nous sommes mis en situation d’échec scolaire, mais en plus de cela on réussit à nous faire intégrer que c’est notre faute ! En nous culpabilisant on nous fait vivre un double échec.

Un des moments les plus importants de ma vie a été le moment où, avec ATD, j’ai découvert l’écriture, la lecture, l’envie de la connaissance. Quand j’ai découvert mon premier livre à 15 ou 16 ans, je me suis dit : « Je n’ai jamais lu un bouquin alors que c’est hyper-important ! », et j’ai eu d’abord un sentiment de révolte. Avec mes copains, dans les Maisons du savoir, nous étions bien conscients qu’on s’était fait rouler… Mais il y avait tout ce plaisir autour du livre, qui nous donnait l’envie d’approfondir, de nous former, d’aller plus loin. C’est ce combat face au sa voir qui nous a sauvés de notre agressivité, de notre haine envers la société.

Faire une société n’est sûrement pas facile. Mais au moins il pourrait y avoir au départ une égalité de chances face à la formation : la télévision pourrait diffuser des programmes instructifs au lieu de médiocrités qui ne font qu’abêtir les gens, c’est-à-dire les exclure un peu plus… Car, je me répète, la véritable exclusion, c’est l’exclusion face au savoir.

Revue Quart Monde : Est-ce dans cette optique que vous êtes responsable d’une association pour le soutien scolaire ?

J’ai été en effet pendant une dizaine d’années responsable de l’association « Chabab » ; maintenant le relais a été pris comme je le souhaitais. Dans cette association nous nous sommes toujours appuyés sur les notions acquises : le respect et le savoir. Nous avions vu grand et créé une équipe de foot, de la boxe, du soutien scolaire. Nous voulions agir dans plusieurs domaines. Nous pensions que, par le biais du sport, nous arriverions à une conscientisation des jeunes. Nous espérions leur remonter le moral, les amener à travailler, à faire des choses positives. Nous nous sommes vraiment battus…

Nous avons réussi en ce sens que, dans les soutien scolaire par exemple, nous avons commencé avec vingt mômes, quinze jours après nous en avions cinquante. Les familles sont partie prenante dès qu’on fait quelque chose d’important. Mais, malgré tous les gens de bonne volonté, les énergies se sont vite essoufflées. Dans le sport nous ne pouvions pas prendre toutes les demandes, nous avions quatre cents adhérents alors que dans le quartier il y avait six mille jeunes de 16 à 18 ans. Le bénévolat ne peut pas assurer seul ce volume de travail. Mais cela crée des frustrations. Les jeunes sont démoralisés et se retournent contre le milieu associatif qui à son tour se décourage. Et puis nous nous voulons pas porter le chapeau pour l’insuffisance des pouvoirs publics

Les politiques ne donnent pas au bénévolat les moyens de fonctionner et c’est dommage parce qu’on a des idées, des propositions, on aimerait faire plein de choses. Ils applaudissent le milieu associatif en disant : « C’est très bien cela ! » mais nous n’avons jamais eu de subventions… On ne baisse pas les bras, on a envie de lutter, mais pas de combler le déficit de ce qui devrait être un droit. Le savoir est un droit, le sport aussi. Nous n’avons pas à pallier l’incurie des pouvoirs publics qui ne remplissent pas leur mission dans les quartiers défavorisés.

Dans ces quartiers les gens se sentent humiliés ; et complètement délaissés. D’ailleurs ceux qui s’en sortent, partent tous.

RQM : Les éléments dynamiques du quartier, les forces vives, s’en vont ?

Voilà. Quand quelqu’un réussit – parce que cela existe quand même quelqu’un qui a son BTS ou qui est reçu à la fac – eh bien, il part dans les beaux quartiers. Ces gens-là qui pourraient soutenir leu milieu et maintenir le dialogue, sont aussi découragés. Alors maintenant les jeunes disent tous qu’il n’y a plus rien à faire. Ils n’ont plus du tout d’espoir.

RQM : S’il n’y a plus d’espoir, n’est-ce- pas aussi parce qu’il n’y a plus de boulot et que les jeunes le savent ?

C’est vrai que le travail est un problème de fond. A partir du moment où les jeunes savent à l’avance qu’il n’y a plus de boulot, ils sont dans un désespoir total. C’est pareil devant les soi-disantes formations qui sont toujours des humiliations, des voies de garage comme les LEP, etc. Entre le CP et le CM² tout se joue, et si les jeunes n’ont pas de bases solides à l’école primaire, ils n’ont déjà plus rien à espérer.

Mais, si à mon époque, dans les années 75, il y avait déjà la crise de l’emploi, on gardait pourtant un espoir, parce qu’il y avait encore un dialogue, une rencontre avec des adultes. Depuis, il y a une régression. Nous sommes de moins en moins nombreux sur le terrain. Il y a comme une démission collective de tous les adultes qui pourraient, avec leur savoir, apporter quelque chose. Je les comprends car moi aussi j’en arrive à penser que les politiques se foutent de nous et qu’il n’y a plus rien à faire.

Je crains très fort qu’un jour il n’y ait plus de médiation possible ; qu’on en arrive à une situation terrible avec la police d’un côté, les jeunes du terrain de l’autre. C’est ce qui s’est passé à  Sartrouville parce qu’il y avait eu une destruction presque totale du tissu associatif.

Mais c’est grave, car, quand il n’y a plus personne, plus de repères, plus de perspectives, plus de sens à la vie, on peut tomber dans n’importe quelle récupération. Dans ces situations de désespoir collectif peut se glisser n’importe quelle force qui ne va pas forcément dans le bon sens.

RQM : Ce qui semble s’aggraver aussi, c’est le décalage entre les riches et les pauvres dans l’escalade de la consommation. Les jeunes veulent consommer de plus en plus, avoir des vêtements de marque, etc. Les jeunes démunis en ont encore plus besoin : avoir un habit à la mode est un moyen d’être reconnu ; ils n’ont pas beaucoup d’autres moyens.

C’est vrai. Il n’y a qu’à voir ce que véhicule la télévision : la richesse, l'abondance, la consommation maxi, les feuilletons machins… et bien sûr on ne peut accéder à tout cela.

Mais en plus ça ne vole pas haut et montre bien le peu d’ambition que la société a pour les jeunes. C’est exactement comme l’opération « Eté jeunes. » Autrefois, l’été, on réfléchissait aux actions à mener à la rentrée. Si on avait un peu de fric on l’investissait dans des projets culturels, dans des projets à long terme… Maintenant c’est effarant : les projets sont à court terme. On fait du sport et c'est tout.

Je ne suis pas contre, je suis même très sportif, mais le sport n’est pas une finalité. Il y a d’autres domaines, le savoir, la réflexion… On veut la paix sociale pour l’été, alors on crée des équipements sportifs, sans rien à côté. Ce n’est pas ainsi qu’on va former des citoyens qui vont réfléchir et savoir dialoguer…

RQM : Sans rien à côté ? C’est-à-dire ?

Sans les hommes chargés de l’animation. C’est une vraie catastrophe. Pour le travail social, même pour les professionnels, pour les animateurs, on ne trouve personne qui veuille travailler ; surtout en banlieue parce que c’est trop dur et que les projets sont plaqués sans être pensés. Il faudrait partir des gens qui ont déjà vécu sur le terrain, réfléchir avec ceux qui en ont déjà l’expérience, et il en existe partout, dans tous les quartiers, des gens de bonne volonté !…

Mais la politique de la solidarité est de plus en plus élitaire. Ainsi on avait pensé intelligent de donner aux jeunes issus de milieux populaires la possibilité d’être les acteurs sociaux de leur milieu en accédant aux métiers d’éducateur, d’animateur, etc. Eh bien maintenant, il faudra le bac pour entrer dans une école d’éducateurs. La motivation pour le métier est pourtant aussi importante que le niveau d’études. Ce n’est pas de fonctionnaires qu’on a besoin mais de gens qui s’engagent sur le terrain.

Personnellement, je suis en train de finir le DEFA1 et j’en ai vraiment bavé parce que je n’avais pas de bagage culturel, j’ai appris par des cours du soir, je n’ai pas de facilités pour l’écriture. Or à la Corefa2, c’est vraiment scandaleux, tout est basé sur le scolaire. Le DEFA était pourtant justement un diplôme qui devait s’adapter à des gens qui ont un vécu de terrain !

Je ne remets pas en cause la nécessité de théoriser, et d’avoir des outils scolaires, mais  il faut laisser leurs chances aux gens motivés. Par ailleurs, cette politique se retourne contre les dirigeants : les animateurs sortant d’un Institut universitaire de technologie qui sont envoyés en banlieue se sauvent ! A G., ils cherchent des animateurs depuis six ans !

RQM : Un projet actuel du ministère de la Culture avec le Mouvement ATD Quart Monde reprend cet esprit. Des jeunes de milieux défavorisés qui ont été engagés dans les « bibliothèques de rue » et sont motivés à introduire eux-mêmes les livres dans ces milieux font une formation qui leur permettra d’avoir un vrai métier de médiateur culturel avec de vraies chances d’embauche. Cela demande du temps. Le médiateur culturel devra connaître les enfants et les familles défavorisés, il n’y a pas besoin de bac pour ça, et ce sont les gens issus de ce milieu qui en ont la connaissance la plus fine.

Plus largement la participation des plus défavorisés en partenariat avec les pouvoirs publics, les associations, etc., suppose que leur parole soit reconnue à égalité avec celle de tout citoyen. Ce n’est pas encore le cas.

C’est normal et cela vient du fait que ces gens-là ne s’expriment pas dans les formes acceptables et déterminées par la société. Nous avons toujours été écrasés et le resterons jusqu’à ce que nous arrivions à nous prendre nous-mêmes en charge. Dans ce but nous avons créé une association qui s’appelle « Le Tremplin civique » Il faut qu’au niveau de chaque quartier les gens arrivent à se bouger et à constituer une force claire, capable de discuter. Nous réfléchissons déjà avec eux, dans une ambiance de convivialité, sur le fait que nous sommes tous électeurs, donc citoyens à part entière, qu’il n’y a pas besoin de savoir lire et écrire pour s’inscrire sur une liste électorale, on peut se faire accompagner.

Les maires, quand des personnes très démunies viennent les voir, les politiques de droite comme de gauche, n'ont rien à faire des gens qui ne votent pas. Mais lorsque les habitants d’un quartier exerceront leur citoyenneté, ils seront une nouvelle force, ils seront entendus, écoutés, respectés. C’est la première étape. La deuxième c’est une véritable solidarité autour de la lecture et de l’écriture. Mais toujours au niveau du quartier : je ne crois pas aux grands mouvements.

RQM : L’exclusion est vécue au niveau du quartier. Mais les réponses doivent venir de la société toute entière. Comment lutter contre le chômage au seul niveau d’un quartier ?

Ce ne sont pas seulement les entreprises locales ou l’école qui sont concernées. Il faut aussi des politiques, des évolutions institutionnelles, des prises de conscience et des soutiens plus larges.

Des habitants peuvent agir localement makis le soutien, l’échange d’expérience avec d’autres, ailleurs, sont également précieux pour avancer sans se décourager. Ne faut-il pas également rassembler, fédérer, réunir les personnes, les actions de quartier afin d’être entendu par le pays, d’avoir une force collectivement ?

Si je me méfie des grands mouvements, c'est par rapport à la représentativité qui est, il est vrai, une chose difficile. Les associations nationales finissent par s’institutionnaliser et se coupent des expériences et des aspirations de ce qui devrait être leur base. Elles se permettent de parler au nom de tout le monde. On l'a vu lorsque certaines associations ont prétendu représenter les quartiers.

Le président de l’une d’elles a déclaré que pour régler le problème des banlieues, il suffisait de rapatrier (j’allais dire déporter…) deux cent mille personnes à la campagne. Alors que ce n’est pas pour rien que les gens quittent la campagne. Et que le problème n’est pas là : le problème c’est l’exclusion du partage des richesses…

Quant à une autre, elle ne s’est jamais clarifiée sur la question du racisme  international. Elle fait du sectarisme dans l’antiracisme. Car, quand on est antiraciste on doit l’être pour tout le monde, pour les Indiens d’Amérique, pour l’Afrique du Sud, et bien sûr pour les Palestiniens qui sont en train de souffrir.

Pour nous l’exclusion n’est pas en termes ethniques, immigrés ou pas immigrés… L’exclusion est celle de la jeunesse dans son ensemble. Dans l’association Chabab il y avait aussi bien des Antillais, des Gitans, des Français de souche ou originaires du Maghreb, et il se créait des solidarités de fait. Ce sont les politiques et les médias qui sèment la zizanie.

Nous sommes conscients de vivre les mêmes galères que les jeunes de Marseille et de Vaulx-en-Velin, et que les jeunes harkis.

Mais qui nous représente ? C’est cela le véritable problème. Est-ce que les plus démunis pourront un jour être sérieusement représentés à l’Assemblée nationale, dans les instances du pouvoir, pour défendre la véritable cause et pour aboutir ? C’est la grande question et la grande ambition de notre association « Tremplin civique » est d’avancer dans cette direction.

1 Diplôme d’Etat relatif aux formations d’animation.
2 Commission régionale pour la formation à l’animation.
1 Diplôme d’Etat relatif aux formations d’animation.
2 Commission régionale pour la formation à l’animation.

M’hamed Kaki

M’hamed Kaki est né en 1960 à Biskra (Algérie) et arrive en France à l’âge de neuf ans. A quinze ans il obtient son CAP de couvreur, et exerce dans différents métiers. En 1976, il participe au club du savoir et de la solidarité qu’anime l’équipe ATD Quart Monde dans son quartier. Il décide de se former par des cours du soir. En 1983, devient animateur socioculturel permanent à Sartrouville. Titulaire du DEFA (diplôme d’Etat aux fonctions d’animateur) il suit une formation de directeur d’équipement culturel et socio-éducatif, puis prépare actuellement une maîtrise en administration économique et sociale. A partir de 1983, il crée différentes associations. Depuis 1991 est responsable du secteur « jeunesse » au centre social de Ménilmontant.

CC BY-NC-ND