Du passage de l’Ancolie au détroit de Gibraltar

Jacqueline Chabaud

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Jacqueline Chabaud, « Du passage de l’Ancolie au détroit de Gibraltar », Revue Quart Monde [Online], 142 | 1992/1, Online since 05 August 1992, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3644

Dimanche 9 février : des millions de téléspectateurs à travers le monde frémissent de voir les skieurs dévaler la descente de Bellevarde et franchir le passage de l’Ancolie, le plus étroit… Beauté de la montagne, splendeur des gestes : l’émotion vous prend. Et l’enthousiasme vous saisit devant la joie des médaillés. Ils sont si beaux… Tellement jeunes que leur sourire semble pur comme celui d’un enfant. Pour tenter de monter sur le podium, ils emploient tous les mêmes mots : « Je me suis engagé à fond », « J’ai tout donné »

Malgré les drapeaux et les décomptes nationaux de médailles gagnées, comment bouder au spectacle d’une partie de la jeunesse du monde bousculant les frontières ? Malgré cette hypocrisie, olympique, qui tait des millions gagnés par les athlètes habillés de contrats publicitaires (3,5 millions de francs pour la seule combinaison d’un des plus grands champions), comment résister à la flamme d’Albertville ?

Ces mêmes jours, comme tous les jours, sur une plage méditerranéenne, des dizaines de Marocains s’entassent sur de pauvres barques. Pour tenter de mettre le pied sur la terre d’Espagne, ils ont tout donné à des passeurs (2 500 francs par personne) Ils n’ont plus rien que l’espoir, fou, d’entrer clandestinement en Espagne et d’y trouver du travail. Mais la passe de Gibraltar est plus périlleuse que celle de l’Ancolie. S’ils réussissent à la franchir, ils risquent de tomber sur la police qui veille aux frontières, depuis les accords européens de Schengen.

Combien de ces hommes sont morts d’avoir voulu bousculer les frontières ? En Espagne, on les appelle espaldas mojadas (dos mouillés) Aux Etats-Unis, on appelle wets backs les Mexicains qui tentent de traverser à la nage le Rio Grande.

Quel pays au monde n’a pas ainsi ses boat people ?

Face à la loi des Etats qui organisent à la fois l’ouverture et la fermeture de leurs frontières, reste l’immense rêve humain de fraternité vraie. Celle-là, par exemple, que des jeunes cherchent à vivre, au jour le jour, sans fracas, comme en témoigne le dossier de ce numéro. Pour réussir, eux aussi donnent tout et s’engagent à fond.

Jacqueline Chabaud

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