Qui compte les jours ?

Gérard Bureau

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Gérard Bureau, « Qui compte les jours ? », Revue Quart Monde [En ligne], 195 | 2005/3, mis en ligne le , consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/365

Quand nous ne voyons ni les otages, ni les preneurs d’otages...

J’ai rencontré Didier livré à l’insécurité des rues de Paris quelques mois après être rentré d’un pays qui venait de se libérer d’une dictature militaire. J’ai entendu contester notre organisation non gouvernementale pour n’avoir pas dénoncé haut et fort les violations des droits de l’homme dans ce pays quand notre silence était le prix à payer pour ne pas exposer les populations avec lesquelles nous agissions et que des compagnons avaient subi des exactions. Je rentrais dans mon propre pays où depuis la fin des années 70, massivement, des milliers de personnes échouaient à la rue et mouraient de la violence, du froid, de la solitude, de la misère de la rue. Face à cet état extrême de l’abandon, je n’ai pas compris et je ne comprends toujours pas l’hypocrisie du discours politique et social qui est un mensonge politique et social généralisé. Nous condamnons à une mort certaine ceux que nous jugeons finalement coupables de ne pas être assez forts pour rivaliser dans nos sociétés compétitives. Nous les jugeons coupables de ne pas réussir à nous rejoindre à travers les méandres des parcours de réinsertion que nous leur proposons ; nous ne leur assurons même pas les sécurités humaines qui leur permettraient de les aborder.

Je venais d’un de ces pays où on a volé la terre aux populations locales et qui déplacées, décimées par les guerres civiles, se retrouvent ensuite dans les bidonvilles et certaines dans les plus infâmes, les décharges des capitales1, à survivre des restes des autres. Je revenais dans mon pays où on vole la part de ceux qui sont un frein à notre course en avant et à qui on ne laisse que nos surplus qui leur sont distribués parfois à même les trottoirs de nos villes. C’est un même déni des droits de l’homme.

Je rentrais dans mon pays au moment où Jean-Paul Kauffmann2, retenu comme otage au Moyen Orient, revenait enfin de ce qu’il a appelé les « geôles de l’oubli ». En lisant l’article qu’il a écrit après son retour et que je garde depuis précieusement, je trouvais les mots pour décrire exactement la condition de Didier, enfermé, retenu dans sa geôle de la misère. Je trouvais les mots pour interpeller nos consciences aveuglées : « Dans ce monde souterrain (...) où croupissent les corps de toute une humanité gémissante, le pire n’est pas l’isolement absolu, ni la faim, ni même les mauvais traitements, mais le sentiment d’avoir été abandonné. (...) Sans espérance d’être sauvés, emprisonnés dans le silence de la nuit, privés de la vue du monde des vivants, oubliés, (les otages) ne représentent plus rien. Cette absence de sens est le pire châtiment qu’on peut infliger à un être humain. (...) Interdits de rentrer au pays, niés en tant qu’êtres humains, ils sont aujourd’hui les bannis absolus des sociétés démocratiques. Il semble que ces dernières oublient étrangement l’exigence égalitaire qui implique aussi qu’on s’identifie à celui qui souffre ».

Deux ans après le drame où est mort Didier, place de Rungis dans le XIIIème arrondissement de Paris, la remorque calcinée qui lui avait servi d’abri était encore là sur ce dépôt à l’abandon de la SNCF. Didier est mort seul. A lire et relire le récit de la captivité de ce journaliste, de la terreur qui l’avait oppressé lui et ses compagnons chaque instant du jour et de la nuit, je ressentais que l’abandon de personnes dans la misère de la rue est la même condition d’abandon et la même condition de terreur vécue par la personne concernée. J’ai remis d’abord en cause ma propre action qui n’avait pas abouti à sauver Didier, notre message impuissant dans le monde politico-social, cette remorque toujours là comme un devoir de dignité encore à accomplir.

La captivité dans la misère de la rue.

Pourquoi ne considérons-nous pas la captivité dans la misère de la rue comme une violation des droits de l’homme qui nous obligerait à compter les jours jusqu’à la libération de chacune des victimes ? Pourquoi la personne humaine défigurée par la violence de la misère n’est-elle plus regardée comme une personne ayant eu le “ même visage ” que le mien alors que ce journaliste au loin, c’est moi ? Ce qui est différent, c’est le regard que nous portons sur cette personne et donc aussi sur le naufrage qu’elle subit3. La fragilité devient coupable.

Notre assistance à personne en danger, impuissante, nous fait ébaucher des analyses qui nous dédouanent de toute responsabilité comptable en reportant sur les personnes mêmes les causes principales de leur situation et donc la responsabilité d’en assumer les conditions insoutenables. Nous concédons que “ notre ” société fabrique de l’exclusion sociale et nous nous en accommodons avec une indécence qui n’a rien à envier à l’état de l’opinion publique du temps de l’esclavage. Nous nous sommes auto-attribués les droits de l’homme que nous ne repartageons qu’entre semblables.

Les personnes abandonnées à la rue sont nos otages et nous sommes les preneurs d’otage. Nous avons fait évoluer le travail en rejetant consciemment des gens dans l’inutilité puisque nous n’avons pas assuré leur sécurité pour pouvoir entrer dans ces changements. Nous avons fait évoluer l’habitat en jetant à la rue consciemment des familles et des personnes dont nous savions qu’elles ne rempliraient pas les conditions de ces nouveaux habitats. Nous continuons de défavoriser des familles en les rejetant de l’habitat ancien pour le rénover sans le leur ré-attribuer par la suite et en ne reconstituant pas l’offre correspondante qui leur soit accessible.

Condamnées à être de nulle part.

Aujourd’hui à Noisy-le-Grand dans le projet de promotion familiale auquel je participe, cinquante familles de cette lignée des familles que “ notre ” société défavorise refont surface4. Elles arrivent là après des années d’errance, de descente vers toutes les insécurités qui ouvrent à tous les dangers juste avant l’insécurité extrême qu’elles redoutent, qu’une partie a subi un temps, celle de la rue. Nous voyons arriver des familles “ solides ” qui ont été rapidement fragilisées par les heures d’insécurité qu’elles viennent de subir et qu’elles ont comptées une à une. Quand elles recouvrent leurs droits, elles refont surface aussi rapidement qu’elles ont été fragilisées. Nous voyons arriver des familles “ usées ” par des années dans des logements de fortune ou en hébergement provisoire et qui mettront des années à remonter la pente des épreuves qu’elles ont subies. Nous voyons arriver des familles “ cassées ” par trop de souffrances qu’elles ne surmonteront jamais sans qu’une communauté humaine les accueille longtemps.

La famille LM. a été relogée dans une cité d’urgence de l’Abbé Pierre construite l’année qui a suivi son appel de 1954 et qui aurait dû être détruite dans les plans de résorption de la fin des années 1960. Cette famille symbolise à elle seule ce que des milliers de familles subissent. Elles se sentent condamnées à être définitivement de nulle part, non seulement parce qu’il y a pénurie de logement mais parce qu’elles ne sont pas considérées comme faisant partie de la ville où elles sont pourtant établies, précairement souvent, mais depuis des années pour la plupart. Après une expulsion locative, la famille de Mme LM. n’avait pas été relogée dans sa ville et elle échoue dans cette cité d’une autre ville au motif indigne qui continue de justifier cette situation que “ c’était mieux que rien. ” Après sept années passées dans ce logement insalubre, elle voudrait s’établir là et elle dit aujourd’hui : “ J’ai un bail glissant, alors ils disent que je ne peux pas demander un logement dans la ville parce que je ne suis pas comme les autres, je ne suis pas d’ici. ” Un père de famille accueilli dit : “ Je ne pouvais plus trouver de travail, je n’avais pas d’adresse, pas de téléphone, je n’avais rien, comment faire pour trouver ? Vous habitez où ? Vous vous voyez aller chez un patron avec un sac ? Comme je n’avais pas un foyer sûr, c’était parfois pour une semaine, des fois trois jours et après, je repartais ailleurs ”

Esclaves sociaux du niveau de vie des autres.

Etre de nulle part fait peser sur des familles la menace qui touche à leur dignité personnelle et familiale. La hantise de ne plus être connues et reconnues dans leur capacité de protéger leurs enfants plonge ces familles dans la plus grande insécurité qui soit, la culpabilité qu’on se donne soi-même. Plus de voisinage pour vous épauler, plus de caution de votre entourage pour certifier que vous élevez bien vos enfants. Une femme hébergée à l’hôtel raconte : “ Même à l’école, je passais le midi pour voir s’ils étaient dans la cour, s’ils s’amusaient. Au centre de loisirs, j’allais voir s’ils étaient tous là, je les comptais. J’avais peur d’avoir mes enfants enlevés. Le meilleur moment où ils pouvaient [les prendre], c’était à l’école ”

Une femme apporte le bon sens qui devrait suffire à refuser les situations indignes : “ Mon mari travaillait comme agent de sécurité, mais nous, on ne nous donnait pas de logement. Personne n’assurait notre sécurité ! Alors que nous vivions sous une toile de tente, sous la neige, on nous a dit : “ Vous savez, il y a des situations pires que la vôtre ”, alors qu’on ne demandait pas grand-chose, juste un toit. Qu’y avait-il de pire ? Je n’avais plus confiance en personne ”

Ceux qui luttent au quotidien contre les difficultés qui leur sont imposées paient le prix du progrès et de la sécurité du plus grand nombre. Est-ce que des hommes, des femmes, des enfants doivent continuer d’être les esclaves sociaux du niveau de vie et de consommation des autres ? Nous ne pouvons plus nous défausser devant ce mensonge social. Le Monde économique du 21 juin 2005 décrit la crainte de stagner des classes moyennes aisées et ose les interpeller5 : « Si le retour de la croissance doit être au prix de l’accroissement des inégalités, il faut être conscient des périls. » Au bout des mots “ inégalités ” et “ périls ”, il y a la misère. Qui osera dénoncer cette prise d’otages ?

1 Voir préface du livret de l’exposition Mines d’ordures, photographies de Paul-Antoine Pichard, Ville de Cergy Pontoise, oct. 2004.
2 Le Monde du 16/03/89.
3 Voir Les naufragés, Patrick Declerck, éd. Plon, Terre Humaine, 2001 et interview de l’auteur sur ce livre dans Quart Monde, n°184.
4 Voir Etre de quelque part, rapport moral 2004, centre de promotion familiale ATD Quart Monde, 77, rue Jules Ferry, 93160 Noisy-le-Grand.
5 Louis Chauvel, sociologue : “ Les frustrations de la classe moyenne peuvent déstabiliser une société. ” propos recueillis par A.Reverchon. Le Monde
1 Voir préface du livret de l’exposition Mines d’ordures, photographies de Paul-Antoine Pichard, Ville de Cergy Pontoise, oct. 2004.
2 Le Monde du 16/03/89.
3 Voir Les naufragés, Patrick Declerck, éd. Plon, Terre Humaine, 2001 et interview de l’auteur sur ce livre dans Quart Monde, n°184.
4 Voir Etre de quelque part, rapport moral 2004, centre de promotion familiale ATD Quart Monde, 77, rue Jules Ferry, 93160 Noisy-le-Grand.
5 Louis Chauvel, sociologue : “ Les frustrations de la classe moyenne peuvent déstabiliser une société. ” propos recueillis par A.Reverchon. Le Monde, 21/06/05.

Gérard Bureau

Gérard Bureau est volontaire du Mouvement ATD Quart Monde depuis plus de trente ans. Après divers engagements à travers le monde, il est revenu avec sa famille participer au projet de la cité de promotion familiale et sociale de Noisy-le-Grand en région parisienne.

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