Comment parlent les pauvres ?

Nicole Rousseau-Payen

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Nicole Rousseau-Payen, « Comment parlent les pauvres ? », Revue Quart Monde [En ligne], 141 | 1991/4, mis en ligne le 01 juin 1992, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3682

Le plus grand obstacle à la parole des plus démunis est que leurs auditeurs croient cette parole sans valeur. Le linguiste en appelle ici à une vigilance contre les préjugés qui la dévalorisent.

Environ jusqu’à ces vingt dernières années dans l’étude de la langue française seul l’écrit, et encore l’écrit littéraire, était pris en considération. Les autres écrits et l’expression orale restaient dans l’ombre, que ce soit l’expression orale des couches sociales favorisées ou non. A plus forte raison le langage des plus pauvres est resté pendant longtemps sans être écouté, ni même entendu. Il ne pouvait être considéré comme objet d’étude et cette mise à l’écart de leur langage a contribué à l’exclusion des hommes eux-mêmes.

Par contre, les études linguistiques récentes tiennent de plus en plus compte du langage parlé, et ce, de la manière la plus exhaustive possible : toutes les situations d’échange linguistique sont dignes d’être étudiées, tous les sujets parlants sont sujets à part entière. Il en résulte que la parole des plus pauvres est, elle aussi, représentative du langage et peut être objet d’étude.

Encore faut-il faire cette étude correctement, le plus impartialement possible, c’est-à-dire recueillir ce qui a été dit tel quel. C’est une opération difficile. Par quelques exemples dont le tableau en annexe, nous essaierons de le préciser.

Transcrire les mots pas seulement le sens

Transcrire – mettre par écrit – ce qu’on entend sur bande est un travail très astreignant, que l’on soit exercé ou non, et très difficile, que l’on veuille être totalement fidèle ou seulement résumer ce qui est dit. D’ailleurs au bout de quelques répétitions, on a en général saisi le sens et on risque de ne pas écrire ce qui est vraiment prononcé. J’ai eu moi-même cette expérience souvent, et en particulier un exemple est amusant, car il joue sur trois synonymes, sans déformation de la pensée du locuteur : la personne avait dit effectivement, j’ai tapé évidemment, et le bénévole qui avait fait la première transcription avait tapé bien sûr.

De toutes ces études se dégagent peu à peu beaucoup d’éléments, certains surprenants, tous importants. Un d’entre eux est que l’usage et la compétence linguistiques sont beaucoup plus semblables qu’on ne s’y attend d’une position sociale à une autre : ceux dont on croit qu’ils « parlent bien » ne parlent pas si « bien » que cela et surtout pas tout le temps, et inversement ceux dont on pense, a priori, qu’ils vont « mal » parler ne parlent pas aussi « mal » qu’on s’y attendait.

L’usage linguistique est seulement plus vaste et plus souple que ne le disent les grammairiens dont la pensée influence celle du grand public. Et surtout, le jugement porté sur l’usage linguistique n’est que le reflet du jugement favorable ou défavorable porté sur les personnes, ce qui induit de véritables illusions auditives ! On entend parler telle personne comme on attend qu’elle parle : une mise par écrit – quel qu’en soit le but – sera souvent une interprétation, c’est là une première difficulté.

Par exemple, on n’attend pas le ne de négation chez un enfant ou une personne peu scolarisée donc on ne va pas l’entendre.

Par ailleurs, comme on confond oral et mauvais usage on considère cette absence de négation comme un trait de langage oral. Inversement on n’attend pas de fautes de genre et nombre chez les gens instruits, si bien qu’on perçoit difficilement ces fautes chez eux, alors qu’elles sont fréquentes pour tout le monde.

Autre exemple d’idée préconçue et erronée concernant le rapport bon usage et langue parlée. Il touche les publications de textes oraux en général, et de ceux du Quart Monde en particulier.1 :

il-ils prononcés i. Aujourd’hui, à cause de l’apprentissage massif de la lecture et de l’écriture par l’ensemble de la population, on se met à prononcer de nouveau des consonnes devenues muettes, parce qu’on les voit. Pourtant la non-prononciation du l du pronom il-ils devant un mot commençant par une consonne est de bon usage. Elle est héritée du français classique, celui du XVIIème siècle. Par ignorance de ce fait historique, ne pas prononcer ce I semble être une négligence, un trait « populaire » dans le mauvais sens du terme. On a donc tendance à le transcrire I(l), y (risque de confusion), éventuellement i' plus rarement i, seulement pour les énoncés de personnes réputées peu scolarisées. Il faudrait d’autant plus éviter ces « trucages », que ce pronom est généralement prononcé sans I, la prononciation du l étant une « surnorme », un « orthographisme »2 et en tout cas, facultative.

Bien sûr, il existe des différences dans l’usage linguistique pour les diverses couches de la population3. On constate une plus ou moins grande aisance dans certaines situations.

Certains locuteurs se sentent en sécurité linguistique et sûrs de leur usage : ce sont des personnes de milieu favorisé, instruites, ou de profession valorisée (notaires, médecins, etc), ou encore de régions réputées « sans accent », comme l’Ile-de-France et la Touraine. D’autres se sentent en insécurité linguistique, et vont jusqu’à répondre « je ne parle pas français » à un linguiste qui vient enquêter sur leur langage ou leur usage linguistique. Ils refusent de se considérer comme locuteurs représentatifs, peut-être parce qu’autrefois ils ont été en échec scolaire et qu’on leur a reproché l’usage qu’ils faisaient de la langue, peut-être parce que leur parole n’a jamais eu l’occasion d’être prise en considération. La force des préjugés que nous avons décrits plus haut intervient également.

En fait, si l’on en revient plus précisément au langage des plus pauvres, les recherches linguistiques tendent à montrer que la différence tient davantage à l’expérience vécue : une personne de milieu favorisé a l’expérience d’échanges langagiers dans des situations beaucoup plus variées que les plus pauvres. Elle peut donc adapter son usage sans cesse et inconsciemment. Les plus pauvres ont une grande compétence linguistique, mais ne savent pas toujours adapter leur usage à la situation.

Que recouvre la notion de « compétence linguistique » ici ? Elle est complexe : richesse du vocabulaire, variété et adéquation des usages et niveaux de langue, aisance dans la communication.

D’une part, la personne du Quart Monde peut parler de ce qu’elle connaît si elle est en confiance, si on reconnaît qu’elle a un savoir que d’autres n’ont peut-être pas. Dans ce domaine elle aura du vocabulaire et sera à l’aise.

D’autre part, la communication, pour être efficace, exige des stratégies : l’interlocuteur doit écouter, comprendre, retenir ce qui est dit. Or, les plus pauvres savent mette en œuvre les stratégies comme les autres. Encore faut-il les écouter et admettre que leur parole est digne d’être étudiée, et pour cela bien sûr accepter de la prendre telle quelle, en admettant que les hésitations, redondances, etc., font partie de nos productions orales normales et participent de ces stratégies. Les petits mots qui ont l’air « en trop » comme les bon, ben euh, hein, etc., ne sont pas articulés au hasard et doivent impérativement être conservés pour les études linguistiques. Ils s’intègrent en particulier au rythme syllabique et au rythme syntaxique qu’ont révélés de récentes recherches linguistiques.

Le rythme syllabique découle d’une tendance à rythmer l’oral grâce à l’égalisation du nombre de syllabes des séquences. Elle n’apparaît que lors d’études4 précises de tout ce qui est dit, tel quel, par une personne ou plusieurs en conversation.

Dans ce cas, la prononciation ou non des e dits « muets », prend une grande importance. Un préjugé courant conduit à penser, en effet, que dans un oral familier ou parlé par des personnes peu scolarisées, peu de e seront prononcés. On en fait même la principale caractéristique de l’oral : il serait un allégement systématique de l’écrit, en particulier par la non-prononciation des e. Des écrivains fabriquent du « parlé » dans leurs textes en remplaçant au hasard des e par des apostrophes : j’fais … et on use d’artifices orthographiques.

Il convient de noter très exactement ce qui a été prononcé, et on découvre alors que les locuteurs, quel que soit leur niveau de scolarisation et leur milieu social, tendent à rythmer leur discours en égalisant les séquences, ceci en prononçant ou non les e qui offrent à la langue française le moyen, soit de raccourcir effectivement un ou plusieurs mots, soit au contraire de les allonger en prononçant un e, parfois même là où il n’y en pas.

De plus, on constate souvent que ce rythme syllabique (spontané et inconscient) correspond au rythme syntaxique. Le rythme syntaxique particulièrement étudié par le Groupe aixois de recherche en syntaxe (GARS) constitue de grandes configurations qui sont comme l’architecture d’un discours. On trouvera en encadré un exemple de reprise « en miroir. »

Un argument y est développé ici :

- en séquences régulières de cinq ou six syllabes,

- par une incise en séquences plus longues,

- par le retour à l’argumentation principale marqué par le retour au rythme précédent.

Ce rythme syntaxique montre que le locuteur structure et mémorise bien sa pensée au moment de l’expression langagière spontanée. Il montre aussi sa capacité à soutenir l’attention et la mémorisation de son interlocuteur.

C’est un travail de recherche essentiellement fait à partir d’enregistrements des Universités populaires Quart Monde de Paris qui a conduit à ces remarques. Une partie de ce travail devait s’inscrire dans une évaluation sur la question suivante : la participation régulière à ces réunions dans la durée a-t-elle un effet positif sur l’aisance langagière d’adultes en grande pauvreté ?

La réponse est incontestablement affirmative : telle personne vient longtemps sans prendre la parole, puis devient une sorte d’animateur, décrivant sa vie mouvementée, et continue d’évoluer, prenant la parole pour décrire la situation d’absents. Plusieurs autres apprennent à parler moins vite, un débit trop rapide donnant une impression d’agressivité et gênant la compréhension. Tous découvrent que leur parole a une valeur, qu’elle est digne d’être écoutée.

1 Claire Blanche-Benveniste, Le français parlé, transcription et édition, Paris, INALF, Didier, 1967, page 99.

2 Damourette et Pichon , cités par Claire Blanche Benveniste op cit page 37, et d’autres exemples aux pages 130 et suivantes.

3 Khomsi et Gueunier. Les Français devant la norme 1978

4 Cf. travaux de Bryan Wenk « Pour bien parler, prenons le temps », Le français dans le monde N° 172, « Pour « faire français », penser au rythme »

1 Claire Blanche-Benveniste, Le français parlé, transcription et édition, Paris, INALF, Didier, 1967, page 99.

2 Damourette et Pichon , cités par Claire Blanche Benveniste op cit page 37, et d’autres exemples aux pages 130 et suivantes.

3 Khomsi et Gueunier. Les Français devant la norme 1978

4 Cf. travaux de Bryan Wenk « Pour bien parler, prenons le temps », Le français dans le monde N° 172, « Pour « faire français », penser au rythme », Le français…n° 162.

Nicole Rousseau-Payen

Nicole Rousseau-Payen, née en 1943, est enseignante chercheur de linguistique générale depuis 1968 à l’université de Clermont-Ferrand. Alliée du Mouvement depuis 1970, elle est engagée dans un travail de recherche lié aux Universités populaires Quart Monde dans le cadre d’une thèse de doctorat d’Etat, sous la direction de Denise François-Geiger, Paris V.

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