L'art, création de l'homme

André Gence

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André Gence, « L'art, création de l'homme », Revue Quart Monde [Online], 141 | 1991/4, Online since 29 March 2023, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3684

A l’origine de la crise sociale dont le quart monde est une des principales victimes, il y a une crise culturelle. C’était le sujet d’une longue conversation que j’ai eue avec le père Joseph Wresinski peu de temps avant sa mort.

« L’éducation et l’enseignement sont uniquement centrés sur la gestion des choses, me disait-il, alors qu’il s’agit de promouvoir des hommes. »

Dans son idée, il ne s’agissait pas de la culture dissociée et décomposée qui embrasse tous les secteurs de l’activité humaine (sciences, philosophie, histoire, littérature…) et qui recouvre tout ce que l’on met sous le mot culture. Culture enseignée, intellectuelle et qui constitue un patrimoine commun ; culture toute faite transmise par savoir et qui loin d’interroger et de faire appel au sens créateur contribue à entretenir une distance entre le langage et la réalité vécue. Cette culture éducative a toujours existé ; elle est même le type le plus archaïque des cultures car elle avait pour fonction de donner une interprétation de la vie, de réconcilier avec l’existence et d’apprivoiser les esprits. Toute société en a besoin pour assurer sa continuité. Seulement, l’accélération de l’histoire que nous vivons la vide de son contenu. Elle ne peut que surplomber la réalité sans s’y appuyer. Comme pour le Sabbat la question se pose : la culture est-elle faite pour l’homme ou l’homme pour la culture ?

N’est-il alors fatal que l’individu pris au piège de la rationalité, sans l’imagination créatrice, s’insurge contre les modèles culturels établis en invertissant ou en pervertissant toutes les valeurs qu’on lui propose ? La convention de l’informe se substitue à la superstition de la forme dans le langage poétique, l’anti-théâtre et l’anartisme. La subjectivité refoulée à l’école ou dans la rue et jusque dans le conditionnement quotidien de la vie privée, éclate alors en orgies de défoulement ou dans le paroxysme de la drogue qui peut donner un instant d’équilibre et soulage des frustrations dans l’illusion d’un paradis artificiel.

Il faut choisir entre trois voies : le refus sauvage de toute rationalité, l’acceptation résignée d’une culture basée sur un discours technicien qui se modèle sur le stock des informations et sous le signe de l’éphémère et celle d’une culture qui fasse place à l’imagination créatrice et qui établisse une cohérence entre la connaissance et la vie.

Être homme, c’est être en travail et pas seulement au travail. C’est être animé par le désir de naître à ce qu’on ne voit pas, c’est entrer dans une dynamique créatrice. La vraie culture est semblable à celle de la terre. Elle laisse le temps faire son œuvre, elle transmet même la vie alors que la technique et la technologie culturelles sont de plus en plus en compétition, voire en opposition avec la culture littéraire et artistique. « Nous sommes dans le déferlement d’un nouveau type d’ignorance, dans une accumulation de connaissances. » La culture devient une documentation. Il faut que la technique fonctionne et sa fonction est de fonctionner.

Il n’est certes pas question de rejeter la technique au nom d’un passé révolu. Elle est un moyen et non une fin. Pour que l’homme échappe à l’espèce et devienne personne, c’est-à-dire esprit singulier, il lui est nécessaire de s’adonner à une tâche créatrice ; ce qui pose le problème de la place de l’art dans la société.

Arare d’où vient le mot « Ars » -art en latin- signifie cultiver la terre. Consommer c’est consumer, et consumer c’est détruire. Par contre, cultiver la terre c’est l’ensemencer dans l’espérance d’une récolte, c’est travailler pour la vie, c’est un art de vivre. C’est s’exprimer en vue d’une communication avec les autres.

S’exprimer c’est faire apparaître, s’extérioriser, jaillir, se répandre, se donner. C’est traduire au dehors un contenu caché. C’est rendre présent aux autres et à soi-même ce que nous portons en nous et à l’insu des autres. Ce passage à l’extérieur est passage à l’acte créateur, manipulation de l’être à partir de ce qu’il recèle de plus essentiel et de plus profond.

La création va du vide à la présence en faisant naître quelque chose de nouveau. Elle assume alors la matière et lui donne sa forme en la changeant d’esprit. Le spirituel prend corps et devient connaissable et peut se communiquer, il devient langage.

Le langage de l’art et de la poésie, fruit le plus magnifique de l’expression humaine, nous permet de saisir que les réalités perceptibles peuvent représenter, rendre présentes des réalités autres. Il va du connu au réel.

Dans les sociétés primitives, ce que nous appelons art était inséparable de toute création. Il est devenu pour nous un luxe surajouté, le luxe de ceux qui peuvent le payer. Le beau était indissolublement lié à la fonction. Aujourd’hui, il faut faire un effort pour les associer à nouveau. L’apport esthétique n’est souvent qu'un placage délibéré, supplément à ce qui auparavant naissait du vivant.

Et les conséquences de tout cela sont graves : le travailleur ne peut plus dépasser les mécanismes et se trouve privé de tout moyen d’expression créatrice.

L’artiste, lui, n’ayant plus de rôle concret dans la société, se perd de plus en plus dans l’esthétique pure jusqu’à perdre tout contact avec le peuple ; retranché de la société afin de pouvoir poursuivre en solitaire son œuvre à son usage et à celui de quelques initiés, perdant ainsi la possibilité d’un dialogue avec le peuple.

Divorce dramatique où le travailleur aliène ses capacités créatrices et où l’artiste ne les présente qu’en s’enfonçant dans la solitude. Et c’est ainsi que la beauté a perdu son caractère naturel encourant les risques de l’artifice, des recettes et des définitions.

L’art apparaît quand l’être en nous se cherche un sens ; quand se pose une question gratuite, sans pourquoi ; les questions de celui qui se reconnaît comme sa propre question. Il commence au moment où l’être se perçoit lui-même comme inachevé et découvre qu’il peut participer lui-même à son achèvement. Une œuvre d’art est le signe d’un homme qui s’accomplit. S’accomplir est le besoin fondamental de l’homme. « L’art commence là où vivre ne suffit plus à exprimer la vie », disait André Gide. L’homme est le seul être capable de sentir en lui-même un vide. Quand il est athée, il se livre seul à cette entreprise. Quand il est croyant, sa propre action est le signe et le prolongement de celle de Dieu. Et c’est ainsi que du néant à l’être s’étendent tous les combats humains pour la liberté, toutes les formes de religions, et aussi toutes les formes de l’art. L’art prend naissance dans la prise de conscience d’un vide appelant la création d’un plein. Il faut reculer les frontières du néant. Malraux évoquait l’art comme un anti-destin. Une victoire sur la fatalité. Un chant de l’âme en liberté. Il est souvent la forme que prend l’espérance de la résurrection.

L’art doit avoir dans la société une fonction vitale, primordiale. Un monde sans artistes serait un monde positif, increvable, une gigantesque boîte à outils.

L’art ne dévore pas la vie ; il l’explore et il l’exprime. Il s’éprouve par la sympathie au sens fort du terme « souffrir avec. » Il est la pression du Verbe (poésie), parole en acte, parole qui fait être ce qu’elle exprime. « Le Verbe s’est fait chair » dit Saint Jean. L’artiste donne chair au Verbe. Il ne fait pas savoir, il montre. Il spiritualise en poétisant. Il rend la terre habitable.

Il est moyen de communication et non pas d’information. Il ne délivre pas en clair un message, mais il éveille les hommes à la conscience de leur qualité d’hommes et nous met en mouvement vers ce que nous aspirons à devenir. Il permet à l’homme de dépasser sa propre définition, son passé, ses aliénations. Il pose le problème des fins ultimes. Il n’est pas une évasion mais simplement le refus d’être réduit à l’objet. Il est projection du possible humain. Il nous fait voir. Il nous fait aller de la vue à la vison en transformant les réalités présentes en signe de ce qui n’est pas encore ; en ouvrant le fini à l’infini, et nous mettant aux prises avec ce que nous ignorons de nous-mêmes.

En art réel devient une création qui transfigure par la présence humaine la réalité quotidienne. Une peinture n’est pas un miroir où se refléterait un monde extérieur immuable, ni un écran où se projetterait un monde extérieur éternel ; elle est un modèle plastique des rapports entre l’homme et le monde (différent à chaque époque). C’est la maquette d’une « nouvelle terre. » (Apocalypse).

Ce qui veut dire que l’art ne peut être réduit à des ingrédients idéologiques. Il est modèle (mythe) de l’homme en train de se dépasser au-delà de ce qui est déjà fait. Il est au service de l’amour. « Aimer d’abord, il sera toujours temps de s’interroger sur ce qu’on aime jusqu’à n’en vouloir rien ignorer », écrivait André Breton pour préfacer « Expositions d’un ami peintre. »

Pendant des siècles l’homme a relié la forme à autre chose : religion, magie, nature, sentiment, beauté. Mais dire, comme on le dit aujourd’hui « l’art, c’est l’art », qu’est-ce que ça signifie ? Ça signifie que l’art, c’est l’homme… et non plus l’homme de la magie, de la religion, de Dieu, l’homme du plaisir ou de quelque chose d’autre. Par son art, l’homme n’arrive plus à dire de quoi il est.

L’art actuel nous fait donc saisir d’emblée que l’homme est une question, qu’il est sa propre question. Inachevé, il paraît ne plus disposer que de lui-même pour s’achever. L’homme a peur mais il ne sait pas de quoi. Il vit, mais il ne sait pas pour quoi. C’est pour cela qu’il y a dans chaque artiste contemporain l’expérience de ce vide qui me paraît être l’équivalent du désert des mystiques, lequel n’est vraiment désert que si l’expérience de ses limites est mise en doute.

L’art est le contraire d’un refuge. Quand l’homme se retire pour prier, pour peindre ou pour mourir, il sait que cette solitude n’est pas le lieu du réconfort. Quand il crie ou qu’il dessine, l’enfant est plus que lui-même. Le magicien est plus que lui-même, quand il accomplit un acte magique. L’art primitif est un acte magique. L'homme de foi est plus que lui-même quand il offre à Dieu son vide intérieur. L’homme d’aujourd’hui est plus que lui-même quand au fond de sa solitude il trouve la force de répondre au néant.

Nous sommes là au cœur du mystère de l’être humain. Le seul être à qui sa propre forme ne suffise pas puisqu’il ne s’achève qu’en créant d’autres formes. A travers ses œuvres l’homme se voit nouveau. Parvenu au terme d’une route impossible, l’homme repart, et pour cela il écrit, il peint, il chante et danse, en un mot il recommence à vivre sans cesse. S’il ne veut plus le Dieu des autres c’est peut être bien qu’il veut rencontrer le sien. Nous ne vivons plus aujourd’hui un art de Dieu… mais nous pouvons avoir un art de la foi. Il est difficile de créer en se disant « mé-créant. » Nous vivons un art libre. Dieu ne nous contraint plus. Nous avons à inventer librement un art de vivre.

André Gence

André Gence, né à Marseille en 1918, est peintre sculpteur. Il a réalisé des œuvres murales : peintures, reliefs, sculptures et vitraux dans une soixantaine de bâtiments publics, dont le nouvel hôtel de la région Alpes-Provence Côte-d’Azur. Il a exposé dans une dizaine de pays.

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