Prendre les moyens de la représentation des plus pauvres

Bruno Couder

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Bruno Couder, « Prendre les moyens de la représentation des plus pauvres », Revue Quart Monde [En ligne], 141 | 1991/4, mis en ligne le 01 juin 1992, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3692

Les pouvoirs publics deviennent soucieux de consulter des représentants des usagers les plus pauvres. Malheureusement la vie des associations d’usagers ne leur est, jusqu’ici, guère adaptée. C’est donc avec réalisme que les pouvoirs publics se tournent ailleurs. Mais ils se contentent souvent de reconnaître comme leurs représentants ceux dont les plus pauvres dépendent pour leur survie. Sur ce sujet difficile, la contribution suivante questionne sans esprit polémique certains dérapages dangereux.

Pour associer les plus pauvres aux actions qui les concernent se développent en France des initiatives, venant aussi bien du terrain, à travers des associations ou des professionnels du travail social, que des pouvoirs publics locaux, départementaux ou nationaux, soucieux de consulter et d’associer ceux qui fréquentent et connaissent les pauvres. .1

Il importe donc de clarifier le débat et les propositions pour la participation des plus démunis à la lutte contre la pauvreté, et plus particulièrement leur expression sur leurs conditions de vie, leurs besoins et leurs aspirations, car, dans ce domaine, règne actuellement une grande confusion, qui vient à la fois de la nouveauté de la question, et du manque de préparation de la plupart des protagonistes…

La Commission des communautés européennes demande à différents groupes d’associations de lutte contre la pauvreté en Europe de s’organiser en réseau, afin de pouvoir mieux dialoguer avec les institutions européennes. Lors du congrès constitutif de cette « liaison européenne des organisations de lutte contre la pauvreté » un débat vigoureux a confronté les associations : certaines, constituées en comité de défense des pauvres (chômeurs, locataires d’un vieux quartier pauvre, personnes âgées de certains pays de l’Europe du Sud) voulaient que cette liaison représente les pauvres d’Europe. D’autres, constituées pour assister les pauvres, ne pouvaient, tant que n’était pas clairement défini le contenu de cette liaison, prétendre représenter, devant la Commission, les personnes et groupes qu’elles avaient en tutelle. Le débat n’a pu aboutir, tant étaient vifs les antagonismes et les ambiguïtés.

Le Mouvement ATD Quart Monde a été fondé dans un bidonville, avec des familles victimes de l’exclusion la plus grave, par le père Joseph Wresinski qui, lui-même, était né et avait grandi dans la misère et l’assistance. La vie même de cet homme hors du commun et le mouvement suscité, éclairent le problème de la représentation des plus pauvres et suscitent des questions à approfondir par chacun des acteurs de la lutte contre la pauvreté.

De qui parle-t-on ?

Il faut définir l’objet de cette lutte et savoir que s’il y a des points communs entre tous ceux qu’on appelle « pauvres », il y a aussi des écarts, notamment culturels qui sont déterminants.

L’ouvrier devenu, par la fermeture de son usine, chômeur de longue durée à un âge où il ne peut retrouver du travail est un pauvre, mais sa femme et lui peuvent affirmer leur identité ouvrière, confirmée par leurs enfants qui ont un métier. Dans la cave du même immeuble, s’abritent d’autres pauvres : un jeune couple et leur bébé qui ont erré dans des habitats précaires.

Ils n’ont ni travail, ni métier ; ils touchent le RMI (revenu minimum d’insertion) mais ils sont sans racines reconnues par la société, ils n’ont d’attache ni rurale, ni ouvrière. Leur situation reproduit celle de leurs parents, décédées assez jeunes, usés par une vie de misère.

La définition de la grande pauvreté retenue par le Conseil économique et social français dans son rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » fait apparaître une continuité entre ces deux situations de précarité et de grande pauvreté. Elle montre aussi qu’on ne peut les mettre sur le même plan.

Quand, par exemple dans le cadre de la politique actuelle des villes, on évoque la nécessité d’associer les habitants des quartiers dégradés aux décisions à prendre, parle-t-on ainsi d’y associer les plus pauvres ? Il n’y a bien sûr aucune intention d’éliminer les personnes comme ce jeune ménage ni des concertations qui seront décidées, ni des actions qui seront entreprises. Mais quels moyens va-t-on prendre pour qu’elles puissent effectivement être associées, exprimer leur point de vue, leur réflexion, se faire entendre et comprendre ? Et si elles ne sont pas prêtres à participer aux réunions, aux travaux d’élaboration et de mise en place de ces actions, à qui peuvent-elles donner mandat pour les représenter ?

Qui peut représenter les pauvres et les plus pauvres ?

Qui peut parler au nom des pauvres ? Cette question est maintenant à l’ordre du jour, alors que par le passé elle ne s’est pratiquement pas posée2. En effet se sont multipliés ces dernières années les lieux de concertation, où le sort des pauvres est objet de réflexion. Par exemple, le RMI a institué les Conseils départementaux d’insertion et les Conseils locaux d’insertion ; la loi Besson implique une concertation pour l’établissement d’un programme départemental pour le logement des plus défavorisés ; le développement social des quartiers, les zones d’éducation prioritaires, multiplient aussi les lieux où l’avenir des pauvres est étudié et décidé : tous les textes mentionnent la nécessité de tenir compte de l’avis des personnes et des groupes concernés.

C’est pourquoi, à l’occasion de ces concertations, des travailleurs sociaux impliqués professionnellement avec des personnes en situation de pauvreté, veulent parler en leur nom. Ils s’en disent capables par la connaissance acquise dans les contacts quotidiens, les visites à domicile, l’examen de leurs dossiers. Des associations humanitaires, qui rencontrent des pauvres au travers de l’action d’assistance, veulent défendre leurs intérêts. A l’occasion de la préparation de la loi du RMI, les associations humanitaires réunies à l’UNIOPSS ont été entendues à l’Assemblée nationale et au Sénat : elles ont voulu à la fois défendre les intérêts des pauvres et faire valoir la place des associations dans la mise en œuvre du RMI. Les médias interrogent l’abbé Pierre à chaque fois que la pauvreté revient dans l’actualité. On les voit aussi donner directement la parole aux pauvres en passant par des associations ou des travailleurs sociaux pour se faire ouvrir leur porte…

Cette représentation des pauvres et des plus pauvres, par ces acteurs divers, est-elle légitime ? Il n’y a pas, comme pour d’autres représentations du corps social, de procédure reconnue pour légitimer des représentants (comme les élections le sont dans le domaine politique et syndical ou dans la vie associative ordinaire.) Toutes les prétentions et toutes les contestations sont possibles…

L’idéal est-il que des pauvres soient les représentants des pauvres ? C’est ce qu’à été le père Joseph Wresinski, et certainement son impact en France et dans le monde est dû en grande partie à l’authenticité de son témoignage et de sa réflexion liés à une vie restée ancrée à celle des familles en pauvreté.

Il arrive que sur un quartier pauvre, une personne, elle-même pauvre ou ayant connu la pauvreté, veuille ainsi tenir ce rôle de porte-parole, de représentant. Mais l’expérience montre que cette volonté ne suffit pas pour pouvoir assumer une telle responsabilité.

Qui la mandate ? Elle-même parfois, quand, par exemple, un événement vient bousculer le quartier, comme un fait divers de violence, et que spontanément une personne prend sur elle de dire tout haut ce que beaucoup pensent en silence. Mais le plus souvent ce sont les autorités locales qui désignent dans un quartier une personne repérée comme davantage capable de s’exprimer.

Mais dans quelle mesure les autres habitants du quartier se reconnaissent-ils dans ce représentant ?

- Quelle sécurité peut lui être donnée pour qu’il se sente protégé contre d’éventuelles « représailles » qui pourraient survenir de la part d’autorités contestées ou de la part de pauvres insatisfaits ou jaloux de cette représentation ?

- Quelle formation doit-il recevoir pour être vraiment a égalité dans les lieux où il faut intervenir ? Capacité à prendre la parole pour parler au nom des autres, capacité à comprendre le langage et la stratégie des autres interlocuteurs, capacité à formuler des propositions, capacité à prendre des notes pour pouvoir rendre compte, etc. Si l’on ne veut pas que de tels représentants soient manipulés, une formation leur est indispensable.

- Cette formation ne peut pas être seulement locale, car une partie importante des réalités locales sont les conséquences de décisions départementales, nationales, voire européennes. Les autres interlocuteurs des concertations ont ou devraient avoir ce recul. Le Mouvement ATD Quart Monde a pu mesurer, à travers la formation qu’il donne à des militants Quart Monde, combien cette possibilité d’avoir un vaste champ d’observation est importante. Il a particulièrement expérimenté combien leur est utile la connaissance du rapport Wresinski au Conseil économique et social, qui leur donne un cadre global de réflexion et de propositions.

Une personne issue d’un quartier pauvre acceptera-t-elle de représenter et de défendre les plus pauvres parmi les pauvres ? Quand on est soi-même en situation précaire, il est souvent très difficile de manifester publiquement sa solidarité et sa confiance à des personnes que la société exclut parce que, accablées de misère, elles ne paraissent plus vouloir faire l’effort, ne plus vouloir assumer les responsabilités les plus élémentaires. Sur le terrain on constate que cette solidarité peut exister, et qu’elle explique largement la survie des plus pauvres. Mais, elle est rarement affichée, parce qu’elle est souvent mal comprise en dehors du milieu. A la suite du père Joseph, des militants Quart Monde osent s’affirmer ainsi solidaires, parce que leur appartenance au Mouvement ATD Quart Monde leur donne une crédibilité et une force.

A l’opposé, il arrive que se fasse porte-parole d’un quartier un « caïd », leader naturel, mais aussi exploiteur des plus pauvres. Pour défendre son quartier et ses intérêts, devant les médias par exemple, il désignera des « boucs émissaires », ceux qui sont les plus faibles, dont les enfants sont jugés mal tenus, dont le logement est mal entretenu, etc. Sa parole accentue les divisions du quartier et renforce l’exclusion des plus démunis. Fonder une vie associative sur de tels leaders risque d’empêcher toute participation des plus faibles du quartier.

Ces quelques réflexions montrent que la représentation des plus pauvres par eux-mêmes n’est pas une affaire simple. Elle est possible, mais elle ne s’improvise pas. Ces représentants pour avoir une action durable doivent pouvoir, comme tous les autres militants, se soutenir mutuellement. C’est une des vocations du Mouvement ATD Quart Monde que de permettre de telles rencontres. Dans ce cadre on constate souvent combien l’exemple du père Joseph, qui a fait avant eux le même chemin, donne beaucoup de courage et de confiance aux pauvres qui l’ont connu ou à qui on l’a fait connaître.

Prendre les moyens de représenter les plus pauvres

Quand une représentation des plus pauvres par des personnes du Quart Monde n’est pas possible, quelle alternative existe-t-il ?

- Certains travailleurs sociaux s’efforcent de jouer un tel rôle, en défendant les intérêts de leurs clients dan s les instances où ils sont amenés à siéger. Ils connaissent souvent en détail leurs problèmes de ressources, de chômage, de logement, d’accès aux soins, d’éducation des tous petits, etc. Mais leur approche professionnelle leur permet beaucoup moins facilement de connaître les réalités de la vie des pauvres : ce qui les motive, leurs amitiés, leurs savoir-faire, leurs goûts, leurs aspirations…

Et surtout, indépendamment des qualités personnelles de ces professionnels, il n’est pas de tout évident que les pauvres acceptent d’être représentés par des travailleurs sociaux dont ils dépendent.

Le rapport Wresinski indique ce que devrait être la fonction du travail social dans une lutte globale contre la pauvreté :

- se concerter avec la population (la plus pauvre) ;

- connaître ses difficultés, découvrir ses espoirs ;

- créer avec elle des espaces, des actions où elle puisse réaliser ses projets en association avec d’autres.

Il préconise donc pour les professionnels un rôle d’accompagnement des personnes et des populations pauvres dans leurs démarches pour être reconnues partenaires, plutôt qu’un rôle de porte-parole proprement dit.

- Ce sont les associations qui sont le plus directement interpellées par les pouvoirs publics quand ils entreprennent une concertation en vue de développer ou modifier la politique de lutte contre la pauvreté. On l’a vu ces dernières années au plan national, pour la loi sur le RMI ou la loi Besson, par exemple.

A ces occasions, les grandes organisations de lutte contre la pauvreté ont exprimé à la fois une défense des intérêts des personnes et des familles pauvres tels qu’elles les percevaient, et une défense des intérêts propres à leur association, particulièrement quand elles craignaient que la création du RMI n’aboutisse à supprimer des crédits qui les finançaient pour mener des actions d’urgence.

Deux réflexions découlent de ces observations :

Quels moyens se donnent les associations de lutte contre la pauvreté pour recueillir et comprendre l’avis et la pensée des personnes pauvres ? Un gros effort dans ce but a été fait par certaines d’entre elles, avec parfois mise en place d’outils statistiques, de « cercles de parole » où on sollicite l’expression des personnes aidées par ces associations. Le Mouvement ATD Quart Monde fait un investissement considérable dans cette direction : aussi forme t-il ses volontaires permanents à recueillir systématiquement l’expression des familles du Quart Monde rencontrées. Ces écrits quotidiens constituent une sorte de « banque de données » sur le vécu et la pensée des pauvres depuis plusieurs générations, qui ne se limite pas à leurs problèmes, mais couvre tous les aspects de leur vie. Autre exemple, les Universités populaires du Quart Monde réunissent régulièrement, dans une dizaine de régions, des personnes en grande pauvreté et d’autres personnes solidaires : Ces réunions permettent une expression de la pensée des plus pauvres, de leur expérience, en même temps qu’elles deviennent un lieu de formation. Un effort permanent est ainsi fait pour étayer la réflexion et les propositions que formule le Mouvement au nom des familles du Quart Monde.

La nature même de certaines associations leur permet-elle de se poser en porte-parole des plus pauvres ?

Quelle que soit la qualité des adhérents ou des permanents d’une association, et leur engagement au côté des plus pauvres, ils peuvent ne pas avoir une liberté d’expression suffisante si leur association, statutairement parlant, a été constituée pour l’assistance aux pauvres, ou si elle doit aligner ses positions sur celles d’une Eglise ou d’une sensibilité politique… Ils n’ont pas forcément non plus la liberté d’expression suffisante, quand les intérêts des pauvres divergent de ceux des autorités qui les mandatent : on a vu ainsi des assistantes sociales mutées d’autorité pour avoir signé une pétition contre une expulsion dans leur circonscription. Ainsi un permanent d’association encourageait-il ATD Quart Monde à dénoncer certaines violations des droits de l’homme : « nous ne pouvons le faire nous-mêmes par un communiqué de presse, disait-il, car nous ne pouvons nous mettre sur un terrain politique. »

C’est pour garantir cette liberté absolue que le père Joseph a constitué au sein du Mouvement ATD Quart Monde un volontariat international permanent, composé actuellement de trois cent trente personnes, qui choisissent d’engager durablement leur vie dans une solidarité complète avec les familles dans l’extrême pauvreté, en quittant leurs précédents statuts professionnels et sociaux. Formés par le père Joseph et par les familles, ils sont garants qu’ATD reste fidèle à sa mission d’être un mouvement de rassemblement et d’expression des familles les plus pauvres, soutenues par tous ceux qui s’en veulent solidaires.

Toutes ces réflexions pourraient bien paraître décourageantes, tant elles mettent en avant de nombreuses exigences à satisfaire pour représenter les plus pauvres en vérité. Le père Joseph ne cessait lui-même d’interroger les volontaires et les militants du Mouvement ATD Quart Monde, sur leur prétention à parler au nom des plus pauvres. Lui-même travaillait durement pour préparer toutes ses interventions au Conseil économique et social « Les pauvres ont si souvent été trahis par ceux qui prétendaient parler en leur nom… » répétait-il souvent. Il envoyait sans cesse les volontaires les interroger pour chercher à savoir et comprendre ce qu’ils pensaient des événements qui les concernaient directement, comme une réforme des prestations familiales, et des événements mondiaux, comme les boat-people ou le développement des nouvelles technologies.

Le contexte actuel des possibilités nouvelles favorise la représentation des plus pauvres. Gardons-nous tous de faire obstacle à leur parole en acceptant sans discernement ceux qui se disent représentants des plus pauvres sans prendre les moyens de les écouter, de les comprendre, sans s’engager radicalement à leurs côtés pour leur permettre de s’exprimer par eux-mêmes.

1 Le numéro 137 1990/4 de la revue Quart Monder lui a été consacré ainsi que le livre « Démocratie et pauvreté » coédité par les éditions Quart Monde

2 Cf. « Démocratie et pauvreté »

1 Le numéro 137 1990/4 de la revue Quart Monder lui a été consacré ainsi que le livre « Démocratie et pauvreté » coédité par les éditions Quart Monde et Albin Michel, préface de René Rémond, postface de Michel Vovelle, Paris, 1990.

2 Cf. « Démocratie et pauvreté »

Bruno Couder

Bruno Couder, né en 1950, marié et père de cinq enfants. Ancien élève de l’Ecole polytechnique. Volontaire permanent depuis 1974, est délégué national depuis 1983. Auteur avec Jean Lecuit de « Maintenant lire n’est plus un problème pour moi »

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