Un savoir inaccessible sans les plus pauvres

Alwine A. de Vos van Steenwijk

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Alwine A. de Vos van Steenwijk, « Un savoir inaccessible sans les plus pauvres », Revue Quart Monde [En ligne], 140 | 1991/3, mis en ligne le 05 février 1992, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3707

Quelle est la connaissance qui, en démantelant nos préjugés et jugements à l'encontre d'êtres humains défigurés par la misère, peut nous mobiliser et nous armer pour un combat à leurs côtés ?

Cette question, nous la lisons même dans le regard des enfants de la misère qui, si souvent nous interroge, anxieux, sur ce que nous pensons de leurs parents. Un volontaire l'évoquait à propos d'un enfant de dix ans dont l'attitude restait gravée dans sa mémoire. Il avait accompagné sa mère à l'Université Quart Monde d'Alsace. Dès que celle-ci prit la parole, le regard inquiet de son fils, tourné jusqu'alors vers la salle, se fixa sur elle. Son visage s'illumina de fierté puis de jubilation lorsque sa maman, écoutée dans un silence attentif, fut applaudie.

L'expérience des enfants du Quart Monde, nous nous  en doutons, est généralement tout autre. Qui écoute leurs parents, qui respecte leur parole ? Les enfants les voient qui se tiennent, silencieux, à recevoir discours, conseils et injonctions, à se voir rabroués dès qu'ils essayent de faire valoir leur propre point de vue. « Taisez-vous donc, Madame... ne comprenez-vous donc pas que pour le bien des enfants et le vôtre... » Dès leur jeune âge, les enfants sentent peser sur leurs univers un savoir hostile, venu d'ailleurs et qui paraît totalement étranger à la situation de misère qui les enferme, eux et leurs familles.

Savoir dont celui qui le profère ne mesure souvent pas le pouvoir menaçant : « Si vous faites comme je vous dis, vous aurez une aide financière, un logement... sinon, vos enfants vous seront retirés... » Un savoir qui se drape d'ailleurs souvent dans un langage technique incompréhensible, devenant ainsi comme une forteresse imprenable : comment discuter avec quelqu'un qui parle une langue étrangère ? Ainsi, l'enfant de la misère devient un homme que le savoir des autres aura fait taire. Il sera obligé de se méfier de ce qu'il sait lui-même de la vie, des êtres et du monde. Il lui faudra poursuivre des efforts considérables et s'allier à d'autres qui subissent le même sort, pour reconstituer sa pensée propre et celle de son milieu, systématiquement dévalorisées et, par là, dévitalisées, émiettées et rendues inopérantes.

Le père Joseph Wresinski nous avait avertis : « L'homme né dans la misère est le premier à la refuser, le premier aussi à savoir les gestes concrets nécessaires pour rendre ce refus efficace. Mais il faut, pour cela, qu'il puisse rassembler et développer ses idées en toute sécurité. Aucun homme ne reçoit le savoir d'autrui, ou n'est libéré par autrui, si son propre savoir n'est pas d'abord, non seulement pris en considération, mais mis en œuvre. Cela exige de sa part effort et courage. Nous sommes tenus de nous en porter partie prenante. »

Pouvons-nous encore aujourd'hui, en conscience, prétendre que le combat contre le chômage quasi-définitif des plus pauvres, que leur participation à la vie économique de la Nation soient essentiellement une affaire de crédits pour des programmes de formation plus nombreux ? La question est infiniment plus fondamentale et nous touche de plus près. Souhaitons-nous vraiment la citoyenneté de ces hommes, de ces femmes, dont l'apparence, le mode de vie et le langage nous laissent croire qu'ils ne sont pas tout à fait des hommes ? Voulons-nous vraiment vivre avec eux en égalité de droit et de dignité, dans la ville, à l'atelier, dans nos syndicats, nos associations, nos partis politiques, nos Eglises ?

Si nous le voulons vraiment, nous ne pourrons pas ignorer plus longtemps que leur expérience, leur savoir, leur façon d'envisager la citoyenneté commune sont indispensables à l'élaboration de nos politiques et programmes. Nous cesserons d'annoncer toujours de nouvelles mesures nationales et européennes, inventées sans eux, sur la base d'un savoir dont eux se méfient avec raison. Nous aurons à nous demander qui sont les maîtres, qui sont les disciples dans cette entreprise. Au bout du compte, ce n'est pas seulement la validité et la suprématie de nos propres connaissances, c'est notre capacité de nous en remettre à d'autres pour en apprendre de nouvelles qui est en cause. Sommes-nous prêts à abandonner le pouvoir jusqu'ici incontesté que nous donnait notre savoir ? Et de l'abandonner aux plus pauvres des hommes, des femmes, des jeunes, des familles qui, souvent, nous font peur ?

Ne disons pas trop vite que nous sommes prêts à cela.

Acceptons simplement ce que le père Joseph eut la sagesse - nous dirions : la tendresse - de proposer dans le rapport Wresinski : l'humble et patiente expérimentation d'une alliance nouvelle. Alliance telle que les plus pauvres puissent se convaincre de notre bonne volonté, sinon encore, de notre capacité d'être les serviteurs de leur intelligence des affaires du monde. A cette condition - l'action du père Joseph de par le monde l'a amplement démontré - ils auront le courage et la persévérance de mettre en force cette connaissance qui, sans eux, ne nous est pas accessible. N'en avons-nous pas besoin autant qu'eux-mêmes, si nous voulons que cesse l'oppression des uns par le savoir des autres qui met en échec nos meilleurs efforts de réaliser les Droits de l'homme ?

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