Connaître, c’est choisir un point de vue

Gérard Fourez

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Gérard Fourez, « Connaître, c’est choisir un point de vue », Revue Quart Monde [En ligne], 140 | 1991/3, mis en ligne le 05 février 1992, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3712

Peut-on dire qu’aucune connaissance n’est neutre ?

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Epistémologie

Revue Quart Monde : Vous avez fait des recherches et publié plusieurs livres de philosophie des sciences. Le dernier porte sur l’enseignement. Vous montrez que plus une discipline nous paraît neutre et moins nous sommes attentifs aux représentations implicites du monde qu’on lui fait véhiculer.

Prenez les deux énoncés suivants rencontrés dans un cours de physique : « Nous allons prouver que la distinction entre matériaux conducteurs et isolants est un fait. »  « Nous allons voir qu’il est intéressant de distinguer dans certaines conditions, entre matériaux isolants et conducteurs. » Le phénomène électrique est le même. Mais vous ne pouvez pas en parler sans choisir un point de vue spécifique. Le premier énoncé suggère que la science est une description du monde en soi. L’expérience du scientifique en tant que telle s’impose comme un fait : et reconnaître un fait c’est reconnaître qu’il n’y a pas de désaccord sur la manière d’interpréter une situation du monde. Le second énoncé souligne que cette description est celle qu'un sujet fait de ces matériaux lorsqu’elle lui est utile. Selon les circonstances, les sujets pourront faire d’autres descriptions de ces matériaux.

Au début du XIXème siècle, un changement s’est opéré dans le monde de la connaissance scientifique. Il s’est divisé en deux grands mouvements. Dans le premier, la pensée scientifique était sans cesse centrée sur la résolution de questions touchant à la vie concrète des personnes. Dans le second, elle se consacrait à des problèmes prédéfinis par des scientifiques et se coupait volontairement d’une relation avec la vie quotidienne. Du premier on pourrait dire qu’il a été l’œuvre des ingénieurs, des médecins et des architectes. Même s’ils ne font pas toujours le lien avec ce que veulent leurs clients, ils ont gardé au fond d’eux-mêmes l’idée que le savoir scientifique doit être articulé aux demandes des populations. Les autres, au contraire, se sont situés dans l’idée de construire un savoir pour lui-même indépendamment des projets des gens.

RQM : On voit les avantages d’un développement des savoirs lié à la demande des hommes. Par ailleurs, on sait aussi que des découvertes théoriques fondamentales ont eu ensuite des applications inattendues. En quoi donc craindre la primauté donnée à la logique des spécialistes ?

On ne peut parler de quelque chose qu’en isolant un point de vue qu’il soit ou non scientifique. On se trouve toujours devant une représentation finalisée qui dépend d’un but au sens le plus général. C’est la force de la représentation et sa faiblesse. Sa force parce qu’ainsi elle répond effectivement à un certain contexte. Mais c’est aussi sa faiblesse car ce contexte bouge, se modifie. La force de la représentation produite par les spécialistes scientifiques c’est qu’elle a été construite avec un accord sur ce qu'on allait faire, avec une grande précision sur la manière dont se construit cette représentation. Cette représentation scientifique fonctionne très bien dans le cercle restreint des scientifiques et des techniciens, mais sa faiblesse est d’avoir aussi un tas d’autres conséquences au-delà d’eux.

La grosse question, c’est qu’un milieu technocratique s’imagine qu’on peut faire fonctionner le monde suivant les représentations des spécialistes. On élimine alors allègrement tous les autres sujets de l’histoire et leurs points de vue propres d’où s’élaborent leurs représentations du monde. On s’imagine d’ailleurs qu’il n’y a pas de sujet à cette science d’un moment donné. A ce point de vue, c’est un type de science qui devient très totalitaire.

Ceux qui croient pouvoir construire un savoir pour lui-même durablement, indépendant de toute demande sociale sous-estiment deux choses. D’abord le poids de leur propre milieu social, scientifique dans le choix des questions qu’ils travaillent. Je pense par exemple, à un laboratoire de mathématiques qui fait du travail très intéressant autour des questions du trafic de la ville. Ça intéresse qui ? Les gens qui, comme eux, vivent aux alentours de la ville et y viennent en voiture faire leurs courses, travailler, etc. Ensuite ils sous-estiment aussi le poids de ceux qui disposent de fonds pour financer la recherche scientifique. Or les fonds proviennent essentiellement des mondes industriel, militaire et politique. Surtout les deux premiers.

A l’opposé de cela, toute une série de théories du savoir font remarquer une diversité de savoirs qui naissent de points de vue différents. Ces théories reposent la question de la pluralité  des sujets de l’histoire. C'est-à-dire que, dans l'histoire humaine que l’on construit, il y a des groupes dirigeants, dominants et des groupes dominés. Certains estiment que l’ensemble des populations n’ont qu’à s’intégrer dans le discours dominant, ce qui supprime la possibilité de points de vue diversifiés. On arrive alors à des philosophies politiques dans lesquelles les dominants font des choses pour ceux qui ont à recevoir. Et le savoir, l’engagement dans l’histoire de ceux qui ne sont pas les leaders des groupes (les chefs, les pasteurs), n’a plus aucun intérêt. Il faut faire quelque chose pour les gens, mais ils ne sont pas sujets, leur initiative n’a aucun intérêt. Les spécialistes voient le monde et disent comment tout le monde doit agir.

RQM : Pourtant votre équipe travaille dans une perspective critique par rapport à cette vision. Et elle travaille dans un cadre universitaire. C’est donc possible !

Des départements plus critiques pourront exister pendant un certain temps en créant à un certain moment une structure de résistance aux pressions dominantes. Mais, il faut qu’un tel département fasse un certain nombre de compromis, dont l’utilisation d’un langage plus technique pour montrer qu’il est capable de l’utiliser aussi bien que d’autres et qui confirme en quelque sorte la nécessité des spécialistes. S’il n’y parvient pas, il se fait éliminer sous prétexte qu’il ne fait pas des choses suffisamment sérieuses. Cela implique aussi qu’il y ait eu, par exemple, dans les institutions une période favorable, quelques personnes intéressées par une recherche orientée vers des solidarités avec des populations défavorisées ou des organisations liées à elles.

RQM : En quoi croyez-vous que l’apport de connaissance d’un Mouvement de solidarité comme ATD Quart Monde est utile ?

A la lecture d’un texte récent, écrit par un membre d’ATD Quart Monde, je me suis dit qu’il fallait que vous évitiez certaines illusions. Il ne suffit pas aux autres de regarder la réalité que vous regardez pour en avoir la même compréhension que vous. Vous la regardez d’un certain point de vue, avec un projet. Ne le cachez pas. On apprend au travailleur ATD Quart Monde ce qu’il doit regarder comme au biologiste ce qu’il doit regarder en fonction des buts respectifs.

D’autre part, si les discours de science sont partiels, et donc critiquables lorsqu’ils ne le reconnaissent pas, il ne faut  pas croire que la connaissance que vous développez peut échapper à cette condition. Il n’y a que les discours à partir de points de vue particuliers.

Ce que je trouve intéressant dans le point de vue d’ATD Quart Monde, c’est le refus de faire d’une partie de la population des objets de l’histoire. Tous doivent être sujets de leur histoire et ainsi sujets de l’histoire de tous.

Gérard Fourez

Gérard Fourez, né en 1937, est docteur en physique théorique (Maryland, USA), et licencié en physique et mathématique (Louvain, Belgique.) Depuis 1969, il est professeur aux facultés universitaires de Namur dans le département « sciences, philosophies, sociétés » qu’il a fondé et qu’il dirige actuellement. Il enseigne entre autres la philosophie de l’éducation à laquelle se rapporte son plus récent livre « Eduquer, écoles, éthiques, sociétés » aux Editions Universitaires, Bruxelles.

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