Faire travailler la science à l’égalité

Michel Serres

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Michel Serres, « Faire travailler la science à l’égalité », Revue Quart Monde [En ligne], 140 | 1991/3, mis en ligne le 05 février 1992, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3721

A l’aube du XXIème siècle la connaissance scientifique et la culture peuvent-elles jouer un rôle dans la lutte contre la grande pauvreté et les inégalités ? (Entretien avec Michel Serres)

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Epistémologie

Revue Quart Monde : Le père Joseph Wresinski a remplacé avec les habitants du camp des sans-logis à Noisy-le-Grand une soupe populaire par une bibliothèque et un jardin d’enfants. Il considérait et le Mouvement ATD Quart Monde à sa suite que le savoir, la culture sont décisifs pour les questions de grande pauvreté. Croyez-vous important pour notre société d’aborder la misère en ces termes ?

Je suis d’accord avec votre fondateur pour plusieurs raisons, mais j’ai aussi une difficulté que je voudrais vous exposer et une question.

Dès le XIXème siècle dans la bonne langue française, le pauvre est celui qui dispose de peu de ressources, l’indigent celui qui manque de moyens pour s’alimenter et se vêtir, et le misérable celui que l’on décrit simultanément sur le plan économique et sur celui de la morale et de la culture. Il n’a pas de maison et sa dignité en est atteinte. Il est jugé dans le non-droit par ses contemporains puisqu’il est errant, que personne ne peut répondre de sa morale. Et le mot misérable bascule aisément sur cette pente pour désigner celui qui fait le mal.

La misère touche donc aux questions de la culture puisqu’elle est largement constituée par le jugement d’autrui. Et je trouve qu’en mettant en relief les questions de savoir et de culture, le père Joseph Wresinski nous conduit au fondement des réponses à la misère.

Au fondement de réponses modernes aussi car nous voyons la science, l’invention technologique piloter l’activité économique industrielle et pouvons prévoir que le XXIème siècle misera sur la science avant l’économie, sur l’intelligence avant la richesse.

Nous aurions donc tort d’abandonner l’idéal né au début du XIXème siècle et qui voulait garantir la libération par le savoir, et l’égalité dans un Etat par une éducation générale et populaire. Mais cet idéal que je partage et au nom duquel j’ai voulu être éducateur et professeur, risque, nous le savons désormais, d’être perverti.

En effet, et c ‘est une des vraies questions du monde contemporain, on peut s’approprier le savoir, la culture et la science et ne pas les mettre à la disposition de tous. Dans mon expérience même, je peux dire que les sciences dures et les sciences humaines sont la propriété de peu de gens. Ma difficulté devant l’idéal auquel je viens de me référer est donc que le savoir, la culture, la science travaillent actuellement  à l’inégalité, à la concurrence, à la division et par conséquent fabriquent aussi de la misère.

Je voudrais d’ailleurs introduire ici une question qui peut choquer certains mais qui doit provoquer notre examen. N’est-il pas vrai que, de tout temps, la seule formation culturelle, le seul livre et le seul discours qui a pu être à la fois, propriété des plus riches et des plus pauvres, des plus intelligents et des plus sots, des plus puissants et des plus faibles, et que peut-être l’imbécile comprend aussi bien ou mieux que le génie, c’est la religion ? Avancerons-nous vers l’idéal du partage des savoirs sans avoir compris cette expérience très ancienne des hommes ? Je ne le crois pas.

RQM : Dans votre discours de réception à l’Académie française vous avez conclu : « Les plus pauvres, les faibles, les rejetés, les exclus, sont peut-être les seuls qui peuvent nous apprendre quelque chose sur le devenir de l’homme. » N’est-ce pas parce que les plus pauvres, bafoués dans leur humanité, sont, comme le disait le père Joseph des experts en humanité ? Pouvez-vous vous expliquer ?

Je suis persuadé depuis très longtemps en effet que seule la pauvreté expérimentée, même la misère, donne l’expertise en matière d’humanité. J’en suis absolument sûr. Dans l’histoire de la philosophie, très rares sont les traditions qui disent cela mais elles existent dans l’Antiquité et j’y rattache saint François d’Assise qui avait un idéal religieux mais aussi un idéal philosophique : il voulait savoir quelle société on peut faire entre pauvres.

Il y a une sorte de transformation des valeurs à opérer aujourd’hui à l’intérieur de la culture où toutes les valeurs sont du côté de la force, de la concurrence, de l’intelligence, de la violence et ainsi de suite et non pas du côté de la fragilité et de la faiblesse.

Il faut dire que la faiblesse est importante autant que la force. Je pense en disant cela à Xavier Le Pichon qui est un grand théoricien de la géologie. Vous savez qu’on explique les tremblements de terre par des avancées de plaques très profondes sous l’écorce terrestre. Ce sont des forces extrêmement considérables qui, agissent. Mais elles se manifestent seulement aux points de cassure qui sont les points d’évolution de la terre. Or Xavier Le Pichon souligne que ces points de rupture sont justement les points de faiblesse, ceux où la résistance est la plus faible. Dans le monde humain, n’est-ce pas aussi à l’endroit où la résistance est la plus faible que l’évolution sera la plus grande ? Ne manquons-nous pas d’une compréhension positive de la faiblesse ?

RQM : Vous avez fait une réflexion sur la place de la culture au XXème siècle, sur l’avenir. Les populations en grande pauvreté apparaissent à beaucoup comme retardataires. Et l’un des soucis de notre réflexion commune pour agir est de déceler les chances d’avenir pour les plus pauvres. Où sont-elles ?

Je ne sais si je réponds exactement à votre question mais je ne crois pas du tout que votre action soit retardataire. Je pense au contraire que vous êtes dans l’avenir. Car, traiter en actes et en réalité, du rapport entre culture, science et misère c’est prendre pied sur le front du plus grand problème mondial contemporain. Un problème que les grands philosophes du XIXème siècle, confrontés à la question du paupérisme n’ont pas réussi à poser et à résoudre.

Se placer là c’est être en pointe. Car on peut faire de la science dans un laboratoire ou un cabinet de travail, mais la faire travailler à l’égalité et la confronter à l’expérience acquise par les hommes ensemble, me semble relever à certains égards d’une science supérieure. Disons d’une science du vivre ensemble pour laquelle mes collègues scientifiques et moi n’avons pas acquis de compétences spéciale.

Michel Serres

Michel Serres est membre de l’Académie française, professeur de philosophie à la Sorbonne (Paris) et à l’Université de Stanford (Etats-Unis) Son dernier livre « Le tiers instruit » (Ed. François Bourin) porte sur les questions d’éducation et de métissage.

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