Le pouvoir de dire non

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Claude Guerrier

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Claude Guerrier, « Le pouvoir de dire non », Revue Quart Monde [En ligne], 139 | 1991/2, mis en ligne le 01 décembre 1991, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3739

La conjoncture actuelle ne peut inciter les personnes et familles les plus pauvres à l’optimisme. Parmi bien d’autres sujets d’inquiétude, la situation de l’emploi et du logement est préoccupante pour beaucoup. Les familles les plus pauvres sont, comme toujours, les plus touchées. Néanmoins, les quelques exemples ci-dessous veulent montrer qu’il n’y a pas de fatalité. Le refus des situations intolérables débouche souvent sur des innovations et des progrès. Les dispositifs réglementaires peuvent souvent y apporter leur concours.

Parmi les travailleurs sans qualification, en particulier les jeunes sortis de l’école sans diplôme, la situation du marché de l’emploi s’assombrit à nouveau depuis l’automne 1991. « Chômeurs non qualifiés, inutile de vous présenter », un tel slogan risque de devenir credo.

Et pourtant.

Le Monde du 20-2-91 évoque les chantiers de formation « en direct » de la Guadeloupe. Cent dix-sept salles de classe détruites par le cyclone Hugo ont été reconstruites par deux cent vingt stagiaires recrutés dans « les fonds de panier de l’ANPE », sans qualification, ni connaissance spéciale du bâtiment. Des professeurs patentés de l’enseignement professionnel les ont dirigés sous la responsabilité de cinq jeunes architectes de l’école de Saint-Etienne, les uns et les autres se trouvant ainsi confrontés à la réalité. La qualité des travaux réalisés assure une certitude d’embauche avant même la fin des chantiers aux stagiaires fidèles. Certains, et il faudrait comprendre pourquoi, ont préféré un travail aléatoire au noir à cette formation où ils n’étaient payés que mille huit cents francs par mois.

Un autre article du 12-12-90 du même journal décrit la Mission Jeunes de la Caisse des Dépôts et Consignations. Son directeur général a invité les chefs d’unité à repérer dans leur service des postes permettant à des jeunes d’acquérir une compétence qui leur manque. La plupart des jeunes ont environ vingt-deux ans et sont passés par de multiples petits boulots, plusieurs sont d’origine antillaise ou maghrébine, avec un niveau CAP ou BEP pour une moitié, entre BEPC et BAC pour l’autre. Il s’agit de prendre les plus faibles en veillant cependant à ce qu’ils aient des chances de réussite dans le poste proposé. Chaque jeune est confié à un tuteur, et, peu à peu, les tuteurs et les responsables de cette Mission Jeunes partagent leurs expériences pour articuler théorie et pratique. Si la préparation à des travaux administratifs ou financiers est la plus courante, il y en a aussi à des travaux de peinture, menuiserie, serrurerie, photographie, etc. On constate qu’une fois leur formation terminée, on a du mal à s’en séparer tellement « ils font l’affaire » (les règles de la fonction publique empêchent de les embaucher définitivement.)

On ne construit pas assez de logements à loyer abordable pour les familles à faible revenu. Dans les villes, les terrains libres pour la construction sont hors de prix. Des immeubles trop vieux ou construits à la hâte sont à démolir ou à réhabiliter. Le réaménagement qui s’impose pour divers quartiers amène parfois des drames en dispersant des familles qui se soutenaient dans leur pauvreté quand il ne s’agit pas d’expulsions sans relogement.

Et pourtant.

Cette cité comporte deux mille logements en immeubles-barres et quelques tours, environ huit mille personnes y vivent dont mille deux cents demandeurs d’emploi. La délinquance n’y est pas grave mais tenace. Pour ceux qui n’y habitent pas, cette cité a mauvaise réputation, alors qu’en vérité, on y trouve un certain code d’honneur entre voisins qui veut qu’on ne se vole pas, et une vie sociale assez extraordinaire « comme dans un village » (d’après La Dépêche du Midi) Tandis que la police renforce l’îlotage à titre préventif, le responsable de la Mission du développement social du quartier (DSQ) entend ne pas brusquer la population et ne pas casser la vie sociale existante, mais la développer par un travail de fourmi : propreté du quartier, nettoyage des halls d'immeubles par des jeunes en contrat emploi-solidarité, institution de correspondants d’immeubles, de gardes d’enfants plus souples que les crèches, de soutien scolaire, d’ateliers pour chômeurs… Autant d’éléments qui permettent à la population de prendre appui sur la vie de quartier au lieu de s’y enliser. On aimerait, bien sûr, savoir comment elle peut traduire cette capacité nouvelle de participer et d’influencer la vie économique, politique, culturelle de la ville et la préparation d’un avenir pour tous.

Dans une autre ville, un terrain est occupé par deux groupes de familles tziganes qui doivent être expulsés, car il doit être récupéré et devient dangereux du fait de la démolition d’un immeuble le jouxtant. En remplacement, on offre aux Tziganes un terrain agréable mais un peu petit et surtout trop humide. Ils ne le refusent pas à condition qu’on y fasse des plate- formes pour leurs caravanes avec installation d’eau, d’électricité et de toilettes. Le commissaire chargé de l’expulsion craignait fort un affrontement. Il a été agréablement surpris par leur volonté de discussion. Reconnaissant que le terrain offert ne pouvait convenir en l’état, il a accepté de surseoir à l’expulsion, et a même fait mettre des barrières de protection pour éviter des accidents pendant la démolition de l’immeuble voisin. Après quoi, un maître d’œuvre social a questionné chaque famille pour connaître ses désirs, ce qui a révélé qu’elles aspiraient toutes à avoir un toit comme tout le monde. La mairie et les HLM ont alors envisagé d’acheter trois propriétés pour répondre à leurs demandes.

Ces initiatives d’un professeur du bâtiment, d’un directeur d’établissement public, d’un responsable de DSQ et d’un commissaire de police font une différence pour des populations peu nombreuses, mais ce n’est déjà pas négligeable. Elles explorent aussi ce qui n’est qu’une étape d’insertion. L’insertion pose chaque fois concrètement la question de savoir comment la société se transforme avec et en fonction de ceux qu’elle ne veut plus exclure. Quelle que soit la conjoncture on peut avancer dans cette voie si des personnes s’y impliquent.

Claude Guerrier

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