La famille et ses incertitudes

Louis Roussel

Citer cet article

Référence électronique

Louis Roussel, « La famille et ses incertitudes », Revue Quart Monde [En ligne], 139 | 1991/2, mis en ligne le 05 novembre 1991, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3748

Dans les vingt dernières années, en France, en Europe ou au-delà de l’Atlantique, la famille a subi des changements d’une ampleur encore inconnue. On insiste ordinairement sur les changements observés dans la formation du couple, au risque de laisser croire que les relations entre parents et enfants sont restées relativement stables. Mais la famille forme un tout et les changements des relations du couple parental ont des répercussions sur les relations entre parents et enfants.

Index de mots-clés

Famille

Les changements importants au sein de la famille sont plus aisément perceptibles lorsqu’on rappelle comment se caractérisait « la famille traditionnelle. » Non pas une famille très lointaine qu’il faudrait aller rechercher dans le Moyen Age, mais celle que j’ai pu connaître chez mon grand-père paysan, et dont il reste un très petit nombre en Europe.

La famille traditionnelle, une institution stable

Dans les familles traditionnelles, tous les comportements étaient institutionnalisés. Chacun connaissait les normes communes qui prévoyaient ce qu’il devait faire. La place de la femme et de l’homme, celle de la génération des parents et des enfants, était très différenciée. En réalité, cette famille se défendait comme une forteresse assiégée par des dangers multiples, en particulier ceux des famines, des épidémies, de la mort… Face à ces menaces séculaires, elle était en garde contre les comportements qui l’affaibliraient en détournant l’énergie de ses membres vers des attentes trop élevées ou des émotions extrêmes. Si, par exemple, les parents avaient eu pour leurs enfants les sentiments d’attachement, voire d’adoration, que l’on voit aujourd’hui, le chagrin aurait ruiné leur santé car, sur sept ou huit enfants, ils en perdaient la moitié avant que ceux-ci aient atteint l’âge de quinze ans.

Chacun donc obéissait à un ordre préétabli et le plus souvent légitimé par une religion. L’enfant apparaissait par une religion. L’enfant apparaissait essentiellement comme celui qui permettait à la vie et à la famille de continuer en reproduisant les gestes, les idées, la dignité, l’honneur que les générations précédentes avaient exprimés. On le préparait à reprendre la place de son père ou de sa mère, ou celle qu’il connaissait par un oncle, une tante ou un voisin. Son éducation se faisait comme par immersion, en le faisant participer très tôt et à sa mesure, à la vie et aux travaux des adultes. En cela, l’enfant se trouvait au centre d’un concert que jouaient avec ses parents, les autres instances d’autorité comme l’Eglise et les institutions, mais aussi tout simplement les voisins. De manière différente et à des places différentes, tous disaient la même chose.

La famille d’aujourd’hui, une entreprise de bonheur

La famille d’aujourd’hui diffère de la famille traditionnelle d’abord parce que son but n’est plus le même. Il ne s’agit plus seulement de survivre en faisant aussi longtemps que possible un pied de nez à la mort. La famille est maintenant dominée par l’idée qu’elle est une entreprise de bonheur. Ce n’est plus une institution qui impose ses manières d’être, ses répartitions des rôles pour se perpétuer. On accepte la loi, l’autorité certes, parce qu’il n’est pas possible en société de faire autrement. Mais leur règne s’arrête aujourd’hui à la porte de la maison, et, a fortiori, au seuil de l’alcôve conjugale.

La famille est devenue un royaume souverain dans lequel chacun légifère et agit. Le bonheur, nouveau principe qui supplante celui de la tradition, introduit l’incertitude, même entre les conjoints. Car le bonheur n’est pas défini. Le couple n’est pas sûr d’être durablement heureux. Il n’est même pas très sûr de partager une idée commune du bonheur. Et même si c’est le cas, il sait que cette image, aujourd’hui commune, se modifiera pour chacun des conjoints au cours de la longue histoire qu’ils vivront ensemble dans un mode qui changera lui-même, car la durée moyenne d’un couple qui ne divorce pas est aujourd’hui de quarante à quarante-cinq ans.

L’enfant au royaume incertain

C’est dans un projet familial marqué par cette incertitude fondamentale que l’enfant est introduit. Il n’est plus comme autrefois le produit du destin ou du ciel. Désiré par les parents, il est même considéré par eux comme une des conditions de leur bonheur. La réussite de la famille sera de donner le bonheur à tous ses membres, parents et enfants. Mais la quête familiale du bonheur de l’enfant redouble l’incertitude qui existe déjà dans la manière dont les conjoints comprennent et agencent leurs relations.

Quand l’enfant est petit, qu’il a le charmant visage et le petit corps auquel on aime donner soins et caresses, il n’y a guère de problèmes si sa santé est bonne et si la vie familiale échappe à la misère. Mais les enfants grandissent. Entre ce que les enfants désirent et ce que leurs parents estiment le meilleur pour eux surgissent alors les difficultés de l’éducation. Les parents de la famille contemporaine ne sont pas toujours sûrs de ce qu’ils doivent faire. L’enfant réunissait à l’école, le voilà qui, assez soudainement échoue, paraît triste, n’est plus le même. Que faire ? Dans la famille traditionnelle, la question ne se posait que très rarement. Aujourd’hui, on ne sait pas très bien ce qu’il faut faire et si on croit le savoir, on ignore comment l’imposer à l’enfant.

Dans beaucoup de familles, les relations d’égalité entre conjoints s’étendent aussi aux enfants. L’enfant ne reçoit plus d’ordres, mais des conseils pressants. Et lorsqu’il y a une certaine tension, parents et enfants négocient.

Probablement que le mot le plus souvent employé dans les relations entre parents et enfants est le mot « d’accord. » Il me semble aussi que ces négociations diffèrent par les motivations invoquées. Mes parents me disaient : « Si tu veux avoir un jour une situation, il faut que tu sois relativement fort en mathématiques », et cela me stimulait pour apprendre. La morale utilitariste à laquelle ils se référaient portait sur le long terme. Aujourd’hui, la plupart des parents ne peuvent pas tabler sur ce genre de motivations à long terme, ils vont introduire un stimulant intermédiaire. Ils vont promettre d’acheter le vélo qui avait tant plu à leur enfant en passant devant telle ou telle vitrine.

Je crois qu’il n’a jamais été aussi difficile qu’aujourd’hui d’être père ou mère. Certes,  dans le passé, la vie était beaucoup plus précaire pour une proportion importante de la population. Mais on savait ce qu’il fallait dire à l’enfant et comment le lui imposer. Aujourd’hui, les choses se compliquent encore du fait qu’à l’école ou ailleurs, les enfants voient des modèles, entendent des conseils et des suggestions, en contradiction avec ce que disent leurs parents. Autrefois, les grands-parents, les oncles et les tantes avaient un rôle de conseil et nuançaient mais prolongeaient l’action des parents. Aujourd’hui, la spécificité de l’entreprise de bonheur propre à chaque cellule familiale conduit les parents à défendre, y compris souvent vis-à-vis des grands-parents, leur monopole de la socialisation de l’enfant.

Cette attitude joue de manière ambivalente à l’égard de l’école. Tantôt les enseignants sont priés de s’en tenir strictement au champ de l’instruction : on les considère comme sans mandat pour l’éducation. Tantôt ils sont accusés de casser l’effort éducatif des parents parce qu’ils ne confirment pas les normes que les parents croient nécessaires sans pouvoir les imposer eux-mêmes.

Mais le plus grave peut-être tient à l’environnement social que la télévision introduit plusieurs heures par jour à l’intérieur des familles. La télévision n’est pas l’objet neutre, cheval de bois ou sac de billes, que l’enfant trouvait à portée de la main. Elle soutient devant l’enfant un certain nombre de valeurs qui ne correspondent pas nécessairement à celles des parents. En particulier, elle introduit longuement l’enfant dans un monde euphorique et irréel d’images qui flattent ses désirs ou les stimulent. Elle prodigue les normes d’un catéchisme social, d’après lequel on est un enfant bien si on porte telle marque de vêtements, si à tel âge on a une mobylette, si on va aux sports d’hiver, etc. S’il reste aujourd’hui une immersion de l’enfant, c’est probablement dans cet univers d’images qui fait une concurrence permanente et toute puissante aux parents. L’enfant voit son père partir travailler et revenir fatigué en fin de journée .Il comprend sans mal que le sort de la vedette de télévision est plus enviable que celui d’un ouvrier. La société réelle est présentée comme un monde de violence, effrayant et contraire à l’image que les parents cherchent à en donner pour que l’enfant ou l’adolescent croit que son courage et la maîtrise de son histoire le conduiront au bonheur.

En réalité, la négociation et la séduction que l’enfant exerce lui-même dans la famille, et le monde irréel des images qu’il voit à la télévision lui donnent une conscience fallacieuse d’une certaine toute-puissance. Il suffit à ses yeux de désirer vraiment pour que les choses arrivent. La famille le surprotège en même temps d’un monde réel qui affleure par sa violence et qui fait peur.

L’enfant saisit aussi la fragilité de la famille. L’incertitude qui règne entre les parents quant à leur bonheur commun et à son éducation, il sait, en regardant autour de lui, qu’elle peut se traduire par le divorce et l’éclatement de la famille. Il n’a pas, la plupart du temps, de récits de légitimité, religion, idéologie politique qui pourrait donner une certaine unité ou un sens à l’ensemble de la vie.

Il va donc avoir d’énormes difficultés à accepter d’entrer dans le monde adulte aux contraintes inévitables. On a aujourd’hui l’impression que bon nombre d’adolescents reculent le plus longtemps possible le moment de quitter leur famille.

Nous voyons aujourd’hui se multiplier parmi les enfants, et surtout parmi les adolescents touchés par des difficultés psychologiques, la petite délinquance, les expériences de drogues légères, le refus des études. Est-ce l’effet de l’augmentation des familles à risque, les situations difficiles (psychologiquement plus souvent que matériellement) dans lesquelles vivent les parents engendrant presque mécaniquement ces enfants à problème ? Ou bien la normalité même n’est-elle pas devenue pathogène ?

Sans prétendre ici approfondir cette question, je voudrais souligner que la situation actuelle des parents et des adolescents est une situation difficile. Mais, dans toutes les incertitudes présentes, demeure pour les parents la certitude qu’ils sont responsables de l’avenir de leurs enfants. Quelquefois, ils imaginent que l’avenir de leurs enfants peut reposer sur une petite Arche de Noé, où seuls de leur génération, ils seraient sauvés de la détresse générale. Mais je crois que beaucoup sont prêts à comprendre que le salut ne sera pas individuel, qu’il faut apporter des réponses à leurs enfants et aux enfants des autres dans une même démarche de courage et de tendresse.

Louis Roussel

Louis Roussel, professeur du secondaire à partir de 1949, a été détaché en 1961 dans une société d’étude pour le développement, spécialement en Afrique. A partir de 1967, il a été chercheur à l’Institut national d’études démographiques et professeur successivement  à l’Université de Nanterre et à celle de Paris V-Sorbonne. En 1975, sa thèse a porté sur le mariage dans la société française. Il a publié en 1989 « La famille incertaine » aux éditions Odile Jacob

CC BY-NC-ND