Partenaires pour quel changement ?

Anne-Claire Brand-Chatton

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Anne-Claire Brand-Chatton, « Partenaires pour quel changement ? », Revue Quart Monde [En ligne], 139 | 1991/2, mis en ligne le 01 décembre 1991, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3755

Les travaux d’une session publique tenue par le Mouvement ATD Quart Monde - « Reconnaître les parents les plus défavorisés comme partenaires pour l’avenir de leurs enfants », 15-16 mars 1991.- ont souligné que la volonté de changement est la pierre d’achoppement dans tout partenariat avec les parents les plus démunis. Dès qu’on approfondit cette question, on découvre des malentendus graves qui minent le partenariat.

Les parents les plus démunis sont environnés de personnes qui, professionnelles ou non, guidées par un ordre idéologique ou une conception de la solidarité, se font une certaine idée de ce qui doit changer dans leur condition matérielle, leur mode de vie, voire leur psychologie. La tentation est grande de ne les accepter comme partenaires pour l'éducation de leurs enfants qu’au nom d’une compétence qui s’apparente à la maîtrise d’un métier. C’est dans l’air du temps : dans certains pays, on voit s’ouvrir de véritables écoles de parents. En effet, l’acquisition du « métier de parent » se fait de moins en moins bien par simple transmission d’une génération à l’autre, l’évolution des conditions matérielles et culturelles, des connaissances sur le développement de l’enfant étant très rapide.

Comment les parents les plus défavorisés vivent-ils cet air du temps ? Que gagnent-ils en liberté et en responsabilité, eux qui se voient si souvent contraints à cette formation, et obligés de la vivre en dehors de toute vie associative car ils restent isolés par des mesures et des traitements spécifiques. Dans tel pays, par exemple, on les convoque en centre de ré-entraînement familial. Dans tel autre, des pères et mères doivent se rendre plusieurs fois par semaine dans le foyer où leurs enfants sont placés pour y être observés dans leur relation avec eux. Dans tel autre encore, nous voyons un juge obliger un père à s’engager à conduire sa petite fille à l’école alors qu’il doit abandonner son emploi pour y parvenir.

Ces parents tentent de répondre à ces exigences jusqu’à y épuiser leurs forces morales et physiques. Ne restent-ils pas ainsi otages d’une vision du changement qui n’est pas la leur car elle échoue à refuser vraiment la misère, à garantir un véritable avenir à tous les enfants ? Nos sociétés leur imputent injustement cet échec, alors que dans l’insécurité provoquée par leur condition, ils n’ont le plus souvent jamais fait l’expérience d’être considérés comme des parents. Par exemple, quand tel pays européen modernise sa législation sur l’aide et la protection de l’enfance, en tenant compte de la responsabilité fondamentale des parents dans l’éducation de leurs enfants, il spécifie que certaines décisions concernant l’avenir de l’enfant pourront être prises par des professionnels sans l’autorisation de leurs parents.

La clé détenue par les parents

Les plus pauvres résistent à l’enfermement dans une classification, dans des critères de changement définis en dehors d’eux et qui menacent constamment de les discréditer à cause de la misère. Ils ne prétendent pas pour autant que leurs vies forgées par des années, voire des générations, d’exclusion donnent toutes les clefs du changement. Ils savent que ce changement est impossible sans l’engagement des citoyens et le partage du savoir entre hommes de différentes expériences et cultures. Par contre, leur souffrance, leurs luttes quotidiennes, leurs espérances révèlent une clé indispensable, primordiale pour comprendre le changement que les familles du Quart Monde veulent et commencent pour bâtir un autre avenir : rétablir et assurer par tous les moyens une continuité pour leurs enfants.

Ils savent à quel point le dénuement matériel, et surtout le discrédit associé à la misère et toutes les dépendances qui s’ensuivent, livrent leurs enfants comme eux-mêmes aux actions et aux regards fragmentés d’autrui. Ces dépendances successives peuvent avoir au mieux une cohérence administrative, mais en rien elles ne donnent la continuité qui ouvre une mémoire des expériences personnelles, une histoire commune avec d’autres et la possibilité de projets. Par conséquent, ils n’abandonneront jamais de faire comprendre que la famille donne les moyens de cette continuité. Ils savent aussi qu’ils sont les mieux placés pour comprendre l’expérience de l’humiliation, que partage leur enfant, et à la lumière de laquelle doit s’apprécier la réalité de tout changement.

Menacé par l’errance, M. Q. accepte que son fils soit placé, mais il insiste auprès des travailleurs sociaux et des personnes en qui il a confiance pour qu’ils téléphonent au juge de la jeunesse et témoignent de tout ce que sa femme et lui ont fait pour élever cet enfant. Dans un autre pays, des parents participent à l’élaboration d’un livre sur l’éveil des petits enfants. Ils conseillent l’illustrateur : « Ce dessin n’exprime pas assez où on habite, où nos enfants doivent apprendre à marcher. Les gens doivent savoir que c’est au milieu de la boue que des parents éduquent leurs enfants. »

Une recherche de changement

Comment impliquer toutes les familles du Quart Monde dans une recherche de changement si elle ne rejoint pas d’abord la continuité de leur refus de la misère et des conditions qu’elle inflige à leurs enfants ? Que leurs gestes paraissent maladroits, trop étroits à ceux qui sont libres de la misère, peut-être. Mais n’est-ce- pas d’abord parce que ceux-ci ne savent pas comment on est parent au milieu de la boue ou sous la menace de l’errance ?

C’est seulement si leur refus de la misère et leurs efforts insensés de continuité sont rejoints que leurs enfants pourront se développer en intelligence, en cœur, en persévérance, et sans avoir à le faire contre leur propre famille, leur propre milieu. C’est-à-dire sans renforcer la misère de plus faibles qu’eux. Si leurs enfants et les futures générations s’instruisent et accèdent à l’Université, ils n’y apporteront plus seulement cette expérience de promotion individuelle où les sociétés contemporaines puisent tant de satisfaction sur le dos des populations qu’elles discréditent d’autant plus. Ils y viendront en se chargeant de faire connaître des populations directement impliquées dans la grande aventure des hommes qui se libèrent de la nécessité et de la violence. On fera alors des découvertes dans nos lieux de savoir et de formation de l’opinion publique. On appendra que bien des hommes et des femmes discrédités sont ces pères et ces mères qui ont à nous dire ce qui les aide à élever leurs enfants pour un autre avenir, qui ont à nous demander que la société cesse de les rabaisser en les considérant comme sans histoire et indignes de contribuer au bien-être commun.

Du moins, est-ce que le père Joseph Wresinski, fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, a compris en se mettant à l’école des parents en grande pauvreté. Dès son enfance auprès d’une mère dans le dénuement le plus complet pour élever ses quatre enfants, il a su le prix de courage et d’usure qu’ils payaient des années et des années durant pour maintenir leur famille et la situer dans l’avenir. Il a appris les blessures cachées pendant des décennies à cause de l’arrachement de l’un ou l’autre à la famille. Il a rencontré chaque jour le scandale de l’avilissement, de l’abêtissement dans lesquels sont cantonnés les plus pauvres, refusant avec eux ce mépris le plus profond de l’homme qu’ils endurent : celui d’être amputés de toute continuité, de toute expérience, de toute pensée, donc de rester privés de tout moyen de changements, d’innovations. Porteur de cela, le père Joseph n’a eu de cesse toute sa vie d’emboîter le pas des parents rendus coupables d’exister pour tisser avec eux le fil de cette continuité qui ouvre aux vrais changements. Et il y a trouvé une extraordinaire intelligence de la manière dont la souffrance de la misère et son refus peuvent devenir gage de responsabilité pour sa propre vie, engagement pour d’autres, germe d’avenir.

Anne-Claire Brand-Chatton

Anne-Claire Brand, Suisse, née en 1954, mariée, trois enfants. Institutrice, elle rejoint le volontariat du Mouvement ATD Quart Monde en 1977. Après huit ans d’action culturelle « Art et poésie » avec les enfants et les familles du Quart Monde en Suisse, elle a actuellement la responsabilité de la mission de connaissance-expertise au centre international du Mouvement à Méry-sur-Oise (F)

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