A la lumière de l'histoire

Michelle Perrot

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Michelle Perrot, « A la lumière de l'histoire », Revue Quart Monde [En ligne], 137 | 1990/4, mis en ligne le 05 mai 1991, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3818

Lors du colloque de Caen sur la représentation des plus pauvres dans la démocratie (voir encadré dans l'article de Anne Sourdel), Michelle Perrot avait fait une synthèse des contributions scientifiques pour l’auditoire plus diversifié du forum final. C’est cette synthèse que nous reprenons ici.

Index de mots-clés

Représentation, Histoire

Chers amis. Ce colloque est une manière d’événement. D’abord par sa forme : trois demi-journées de travail, quarante communications ; en-deçà, beaucoup de recherches se révélant dans ce forum qui groupe un public très diversifié, avec notamment deux dont nous n’avons cessé de parler durant ces journées : ces familles du quart monde dont la voix est si souvent absente et que nous voudrions entendre aujourd’hui.

Ce forum est le symbole même du passage d’un public à l’autre, et aussi du passé au présent. Symbole aussi de notre désir que nos savoirs ne soient pas des savoirs morts, inutiles, mais, tout en restant rigoureux, qu’ils apportent une réponse aux problèmes les plus brûlants de notre temps. Or, la grande pauvreté, aux frontières de nos cités opulentes, est certainement un défi majeur pour nos démocraties.

Ce colloque est encore un événement par son histoire. L’initiative en revient au Mouvement ATD Quart Monde qui poursuit ainsi l’effort commencé par le père Joseph Wresinski. Il avait, je crois, toujours recherché la jonction entre le quart monde et les intellectuels, entendons par là les universitaires. A la fois pour que les savoirs, précisément, ne soient pas morts, et avec l’idée que le quart monde avait son savoir et que les universitaires feraient bien de l’entendre.

L’occasion ! eh bien, c’est le bicentenaire de 1789. Il y eut bien des colloques en 1989, dont plusieurs sur des exclus de la démocratie, comme l’étaient les enfants ou les femmes. Mais pas sur les pauvres. Or, la Révolution française a parlé des pauvres ; elle a même proclamé le droit à l’assistance et élaboré une politique originale. Elle a fait des pauvres des citoyens, mais les a exclus de la représentation politique – comme d’ailleurs aussi les femmes : il y a là une ressemblance.

Par conséquent, la Révolution française est une expérience paradoxale à l’aube de notre modernité, en même temps qu’un acte qui ne cessera de se répéter.

Durant cette journée et demie, nous avons beaucoup appris sur la Révolution française. C’est peut-être un des points forts du colloque. Je ne peux, bien entendu, vous répéter tout ce qui a été dit à ce sujet.

La question de la « représentation » était au cœur  de ce colloque. Pourquoi ? Parce que sans représentation de soi dans la sphère publique, au sens le plus large du terme, on n’existe pas. Tout simplement, on n’a pas d’identité, ni pour soi ni pour les autres. On n’est rien, et c’est souvent ce qui arrive aux plus pauvres.

Qu’est-ce que cette question de la représentation ? Que veut-on dire ?

Nous sommes beaucoup interrogés à ce sujet.

Pour simplifier, relevons au moins trois points. La représentation désigne d’abord les images que la société, extérieure aux pauvres, se fait d’eux, la manière dont elle les perçoit, dont elle les désigne par des mots, des images matérielles et symboliques. Ces images sont beaucoup plus révélatrices de la société qui regarde les pauvres que des pauvres eux-mêmes, car, dans ce discours, ils se trouvent sans cesse travestis. Ce n’en est pas moins important.

Par représentation, on peut aussi entendre les mécanismes de toute nature : sociaux, politiques, juridiques, formels, informels, par lesquels les plus pauvres sont présents, entrent dans la sphère publique, éventuellement y participent ou, au contraire, en sont exclus. Nous avons là, évidemment, un ensemble de problèmes essentiels.

Enfin, les représentations sont aussi les représentations que les pauvres se font d’eux-mêmes et de la société qui les entoure : comment ils se voient, comment ils se pensent, comment ils comprennent la société, les autres et eux-mêmes dans cette société.

Sur ces trois points, qu’avons-nous appris ? Tellement de choses que je ne peux en faire une complète transmission !

Dieu merci, il y aura plus tard la publication des Actes qui rendra compte de ce qui a été dit.

Cependant, je voudrais vous livrer rapidement au moins quelques-unes des conclusions auxquelles nous sommes parvenus et des questions qui demeurent

Les pauvres vus par la société

Les images que la société se fait des pauvres bougent, ne cessent de se transformer, se décomposent et se recomposent tout le temps.

Il y a eu une première grande rupture, semble-t-il, vers la fin du moyen âge : à ce moment-là, le pauvre cesse d’être la figure du Christ pour devenir quelqu’un qu’on rejette. Et le travail va devenir la notion fondamentale.

La pensée du XVIIIème siècle, siècle des Lumières, est à cet égard fondamentale. La Révolution en hérite, car si elle fait beaucoup de choses pour les pauvres, elle distingue soigneusement ceux qu’elle appelle les indigents, ceux qui sont pauvres sans que ce soit de leur « faute », et ceux qui ne veulent pas travailler.

La Rochefoucauld-Liancourt écrivait : « Si celui qui existe a le droit de dire à la société : faites-moi vivre, la société a également le droit de lui répondre : donne-moi ton travail. »

La question du travail est toujours au cœur de cette relation avec les pauvres.

Le XIXème siècle amène beaucoup de mutations : d’abord, un formidable brouillage des images avec la révolution industrielle : classe laborieuse et classe dangereuse, les ouvriers et les pauvres, c’est un peu la même chose. On ne sait plus trop où on en est.

A cette époque-là, il y a un foisonnement d’images des pauvres, presque toutes dépréciatives. En gros, ils sont : sales, bêtes et méchants ; sauvages, mineurs, irresponsables, imprévoyants ; ils ne font pas d’économies, ont beaucoup trop d’enfants, boivent trop, jouent, sont paresseux, simulateurs, font semblant d’avoir besoin de nous etc. Et puis, ils sont dangereux. Au premier degré d’abord : criminels et délinquants viennent de leur milieu. Au deuxième degré : ils sont un danger pour la société parce qu’ils éduquent mal leurs enfants et qu’ils pourraient bien faire dégénérer la race avec leurs tares et leur mauvaise santé.

Voilà, pour résumer, en les schématisant toutes les mauvaises images que cette époque a des pauvres.

Il y a, heureusement, des images plus positives qui viennent parois des membres des sociétés charitables : ayant contact avec les pauvres, ils parlent de la solidarité, de l’entraide, de la chaleur qu’on trouve dans ces milieux.

Et puis il y a le romantisme : Victor Hugo et Les Misérables, Eugène Sue, la Fleur-de-Marie des Mystères de Paris, nos grands classiques. Et peut-être encore un effet positif de la philanthropie sur les images du pauvre.

Le temps passe, et arrive la deuxième moitié du XIXème siècle avec un phénomène nouveau, dont nous sommes les héritiers : une séparation croissante entre classe laborieuse et classe dangereuse, pour des raisons multiples.

D’abord, parce que (autour de 1848) apparaît le suffrage universel masculin qui exclut un certain nombre de gens, par exemple ceux qui se déplacent beaucoup. Le mouvement ouvrier acquiert une forte image identitaire. La classe ouvrière est le prolétariat et se distingue du sous-prolétariat. Il s’instaure des frontières complexes de respectabilité : le prolétariat, en général, s’identifiant à la protection, au travail, au corps viril et fort de l’ouvrier.

D’autres facteurs contribuent encore à séparer classe laborieuse et classe dangereuse, et d’une certaine manière à compliquer les choses : les politiques sociales elles-mêmes.

Elles ont en effet pour objectif (et comment ne pas les approuver) de réduire la pauvreté. Cherchant à la diminuer, ces politiques sociales opèrent des tris, des classifications ; elles catégorisent : ici, les enfants trouvés, là, les invalides, là encore, les vieillards. Sur les femmes, pas grand-chose : elles constituent pourtant 60 % des assistés, mais on ne réfléchit pas beaucoup à leur sujet… Pourquoi ? Parce qu’elles sont censées vivre dans la famille. Et si une femme se trouve seule, c’est par sa faute… En conséquence, on ne s’en occupe guère. Et puis, voici les chômeurs sur lesquels on commence à s’interroger au début du XXème siècle.

Mais lorsqu’on a établi toutes ces catégories, il y a un résidu, un reste, dont on ne sait que faire. Ce sont ceux qu’une loi de 1885 appelle les « inaptes à toute espèce de travail. »

Quelle est la conception de cette époque ? Eh bien, on pense que le mieux est de s’en débarrasser, de les expulser. Cette loi de 1885 est captivante : elle décide qu’on va expulser dans les colonies pénitentiaires de la Guyane et de la Nouvelle-Calédonie les multi-récidivistes – qui sont, à la vérité, de petits délinquants : vol, mendicité, vagabondage. Selon cette loi, la justice est en droit, au bout de huit incriminations, de les expulser parce qu’ils sont « inaptes à toute espèce de travail. »

Voilà l’image même de ce résidu dont on ne sait que faire et que l’on cherche à évacuer complètement, même si la loi n’est pas réellement appliquée. Il y a même plus grave, à la fin du XIXème siècle, et au début du XXème siècle : une doctrine que l’on appelle eugénisme ou darwinisme social et qui n’est pas loin de préconiser la stérilisation des pauvres, des plus pauvres, de ces gens qui souvent transmettent de mauvaises maladies. Avant 1914, c’est purement virtuel, mais nous savons qu’entre les deux guerres, cela devient réel... Pensez à l’élimination des tziganes par le régime nazi. Vous avez là une image tout à fait frappante.

En somme, ces images des pauvres sont le fruit du traitement de la pauvreté. Il faut toujours s’interroger sur les effets que peut avoir ce traitement – et cela nous amène au deuxième point que je traiterai rapidement, bien qu’il soit central.

Les formes de représentation publique

Avant la Révolution française, on ne peut pas dire que les pauvres étaient représentés. N’idéalisons pas l’Ancien Régime. Mais on nous a signalé, au cours du colloque, que des assemblées générales de communes incluaient alors les veuves et les mendiants.

Pendant la Révolution française, la question se pose de la citoyenneté. Tous les pauvres sont, certes, citoyens mais pour avoir le droit de vote, on met aussitôt des conditions, qui grosso modo sont : de fortune, de propriété ; et même en 1850, après qu’on ait établi le suffrage universel, on ajoutera des conditions de domiciliation. Autrement dit, pour voter, il faut répondre à un certain nombre de critères : être un homme, avoir un domicile fixe pendant un certain temps, être sur la liste de ceux qui paient (en 1850) l’impôt mobilier. Et puis, ne pas avoir de casier judiciaire (ce qui peut bien arriver, quand on est parmi les très pauvres).

La citoyenneté reste donc, en définitive, très théorique pour les plus pauvres, au point même que beaucoup ne se font pas inscrire sur les listes électorales. Le problème des non-inscrits est encore un problème actuel de notre démocratie. Combien de gens ne sont pas inscrits sur les listes électorales et qui appartiennent précisément au quart monde, parce que cette sphère si importante de la citoyenneté, ou bien ne leur est pas accessible – ils bougent tout le temps – ou bien même ne leur paraît pas désirable, ni même intéressante.

Alors, pourquoi ? Il faut le dire ; la citoyenneté est un  bien et il faut souhaiter que tous puissent accéder à une citoyenneté active.

Si l’on ne peut pas exercer cette citoyenneté individualiste, ou si on n’y attache pas d’importance, pour être représenté, il y a des médiations ; c’est la grande question des porte-parole de toute nature.

Comme porte-parole, il y a d’abord ceux que le groupe éventuellement se donne à lui-même, ou reconnaît comme étant véritablement son expression.

On nous a parlé pendant ce colloque de ce qui se passe à Sao Paulo, mais cela pourrait aussi bien se passer ici : une femme émanant du groupe des pauvres a organisé « un quartier pauvre » et en est devenue la représentante. Ces fameux Comedores, c’est-à-dire groupe de quartier autour d’un repas, ont pour centre les femmes de ce quartier.

Dans la France d’autrefois, il était très fréquent que les ménagères soient considérées comme les gardiennes du juste prix du pain. Quand son prix était trop élevé, c’était elles, en général, qui menaient les groupes pour protester contre sa hausse. C’était leur rôle.

Et puis, il y a les personnalités extérieures au monde de la pauvreté lui-même, mais qui par leur vie finissent par s’identifier et par être reconnues par les pauvres… On nous a donné plusieurs exemples, notamment Raoul Follereau qui est devenu  le porte-parole des lépreux, voire du tiers monde entre 1950 et 1960, et auquel on a véritablement fait confiance.

Le père Joseph, je crois, vous le reconnaîtrez pour un de ceux qui, venant du monde de la pauvreté, en a été le représentant.

Quand il n’y a pas de porte-parole émanant du groupe, ou reconnu par lui, alors il y a tiers, des médiateurs, des personnes intermédiaires.

- Jadis, l’Eglise se considérait comme la représentante normale des pauvres : par l’intermédiaire de ses prêtres, de ses curés de paroisse. Peut-être en reste-il quelque chose aujourd’hui : l’idée que l’Eglise a en charge les pauvres.

- Et puis il y a ces philanthropes, hommes et femmes, laïcs ou religieux. Qu’est-ce que la philanthropie ? C’est la gestion privée de la pauvreté. On peut dire qu’au XIXème siècle il y a une véritable concurrence, une rivalité même, entre les philanthropes de tous bords : les catholiques, les protestants, les laïcs sont tous un peu rivaux, rivalité souvent bonne dans la mesure où elle permet que se multiplient les œuvres, donc les possibilités de parole, mais avec aussi un risque d’appropriation de la parole des pauvres. Ces philanthropes développent une « intelligence des pauvres », une science des pauvres, réelle ou supposée, qui a des effets de représentation sociale.

- Après eux, leurs successeurs, liés au développement  de l’Etat : les travailleurs sociaux. Ce sont, en quelque sorte, des professionnels institués de la pauvreté, liés à l’application des lois. S’ils sont indispensables, il peut y avoir un revers à la médaille : parce que ces médiateurs privés ou institutionnels viennent avec leurs idées d’ailleurs, leurs valeurs extérieures au milieu et ils interviennent souvent sur la vie des plus pauvres, parfois au  nom de leurs propres normes - qui ne sont pas nécessairement celles des pauvres. Un exemple : en 1889, une loi est votée qu’on appelle la loi de la déchéance paternelle : un mauvais père pouvait être déchu de son rôle de père et ses enfants lui étaient en conséquence retirés. (Cette loi, même si les situations sont différentes, reste d’actualité.) Quand on en regarde les premières applications, on s’aperçoit que ceux à qui on enlevait leurs enfants n’étaient pas tant des mauvais pères, qui les brutalisaient, mais souvent des hommes qui n’avaient pas de travail. Il y a là évidemment l’existence d’une norme extérieure au milieu, et qui lui est appliquée alors que peut-être il s’occupe fort bien de ses enfants. Cela ne signifie pas qu’une loi sur la protection des enfants ne soit pas nécessaire. Elle l’est. Mais il faut réfléchir à son application.

Différentes institutions font donc un effort d’intégration du monde de la pauvreté.

L’auto-représentation des pauvres

J’en arrive au point de plus important : l’auto-représentation des pauvres, la parole des pauvres eux-mêmes, leur expression, fondamentale pour saisir ce qu’ils sont, et pour eux et pour les autres.

Ce problème, des historiens se le sont posé et se le posent de plus en plus. Vous imaginez bien les difficultés qu’ils rencontrent. Comment faire l’histoire des plus pauvres, alors que ce sont des gens extérieurs aux plus pauvres qui écrivent sur eux et qui nous rapportent leurs paroles ? Tout un travail de lecture, de décodage, de confrontation est nécessaire pour arriver à lire et à entendre cette parole.

Ces dernières années, apparaît toute une recherche historique sur la connaissance des vies obscures, innommables, qu’étaient celles des pauvres. On écrit par exemple aujourd’hui la monographie d’une famille ; on recueille son histoire orale : Où étaient les parents, les grands-parents ? Que faisaient-ils ? Pourquoi ? Quel était leur travail, leur lieu de vie ? Tout cela est essentiel pour faire émerger une histoire et une parole qui, autrement, ne seraient nulle part.

Et c’est ici que le rôle du Mouvement ATD Quart Monde est tout à fait fondamental et que les historiens professionnels peuvent le retrouver et le rejoindre pour faire un véritable travail et se mettre aussi à l’écoute de ces documents.

Il en a été question pendant le colloque : la parole dite, produite par les pauvres, on a commencé à l’entendre.

Quelle représentation, en général, voit-on à travers ces textes qui sont les leurs, ceux de leurs frères, en quelque sorte ?

Tout d’abord, l’importance de la famille, l’idée que c’est le seul groupe sans doute, dans un monde inhumain, qui ait quelque chaleur et où l’on puisse se réfugier. Ce qui pose d’ailleurs le problème de ceux qui sont hors de la famille, et il y en a beaucoup. Ceux-là ne sont-ils pas les exclus des exclus ? C’est une question que je me pose, et que je pose à ATD Quart Monde qui me paraît raisonner seulement en termes de familles.

D’autre part, ces pauvres parlent certes de leur misère, du travail qu’ils n’ont pas ou qu’ils désirent, mais autant, et davantage peut-être, de la souffrance, du mépris, de l’humiliation, du besoin d'être considéré, d'exister, du besoin aussi d’être utile, de servir à quelque chose dans une économie, dans un échange de dons et de contre-dons : « Je reçois, mais, moi aussi, j’ai quelque chose à donner ! » Et puis ils expriment des désirs simples : une maison, un jardin, une famille, quelque chose qui permettrait d’être heureux, ici et maintenant, tout simplement.

On a parlé, en relisant tous ces récits, de culture du quart monde. C’est une notion difficile. Culture, oui, si l’on entend par là les manières de voir, de dire, de faire, par lesquelles les gens du quart monde organisent leur propre vie et s'expriment, voire même suggèrent une alternative à notre monde de la consommation.

Cela étant, méfions-nous de ne pas excessivement cristalliser une culture du quart monde qui serait un enfermement supplémentaire. Le quart monde, il faut l’abolir ; la misère, il faut la supprimer ; il ne faut donc pas créer des images qui soient ensuite des poids et des prisons.

Pour finir quelques remarques

* Il ne faut pas confondre pauvreté et exclusion. On peut être un exclu sans être pauvre ; les étrangers sans être nécessairement pauvres, peuvent être exclus ; les femmes : certains et certaines d’entre vous ont trouvé que le problème des femmes, des rapports masculins-féminins, n’avait pas toujours été suffisamment abordé au cours de ce colloque. Je partage fortement cette opinion.

* L’histoire du quart monde pose problème. Si l’on suit ATD Quart Monde, on aurait peut-être tendance à privilégier l’idée d’une reproduction de la pauvreté : des familles se transmettraient la pauvreté de père en fils, et cela depuis très longtemps.

Chez les historiens, les sociologues, on aurait plutôt tendance à admettre qu’il y a certes un héritage de la pauvreté, mais qu’on peut aussi tomber dans la pauvreté et qu’en définitive il y a comme des flux de la mer qui apportent des flots nouveaux de pauvreté. C’est un problème, c’est une question. Mais j’attire votre attention sur le danger qu’il y aurait à faire des plus pauvres une catégorie, un quasi « peuple. »

* La question des valeurs. Quelles sont les valeurs importantes ? Celles du quart monde, telles qu’on les a vues à l’instant, ou bien aussi celles de la citoyenneté de l’individu, telle que nous l’a léguée la Révolution française ? Pourquoi pas les deux, En tous cas, ne rejetons rien de tout cela.

Pour conclure, j’ajouterai ceci :

- Quelle est l’utilité de cette démarche ? Je dirais d’abord : soyons modestes ! Nous n’abolirons pas la grande pauvreté seulement en en faisant l’histoire ! Faire l’histoire de la pauvreté est une chose, mais ce n’est pas suffisant. C’est une toute petite chose.

- Et pourtant, cette démarche n’est pas inutile, car l’histoire, la sociologie ou l’économie, disons les sciences humaines, les sciences sociales pour être plus large, peuvent permettre de comprendre pourquoi c’est ainsi et où l’on en est. Bien entendu, il faut que ce savoir soit critique, qu’aucune question ne soit éliminée, qu’on soit intransigeant et qu’on accepte de s’affronter, de ne pas être d’accord. Je crois même qu’il faut poser au départ l’idée qu’on ne sera pas d’accord : un faux consensus serait mauvais ; cela masquerait les problèmes au lieu de les cerner.

- L’histoire permet de rendre visible ce qui est caché, de le rendre visible pour l’extérieur quoi ne voit pas qu’il y a eu des pauvres dans l’histoire et qui ne les voit pas davantage aujourd’hui. Cela permet aux plus pauvres de conquérir une identité, c’est-à-dire par conséquent une représentation qui leur permette d’exister dans le domaine public, dont justement ils sont exclus.

Il y a là, vous l’imaginez bien, une tâche immense à laquelle nous sommes conviés et tous nécessaires.

Michelle Perrot

Michelle Perrot, professeur à l’Université de Paris VII (Jussieu), a enseigné l’histoire dans le secondaire et le supérieur depuis 1951 (agrégation). A orienté ses recherches et ses nombreuses publications sur l’histoire du monde ouvrier, celle de la prison, celle de la vie privée et celle des femmes. Collaborations avec ATD Quart Monde depuis 1977.

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