Naissance d’une délégation

Martine Courvoisier

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Martine Courvoisier, « Naissance d’une délégation », Revue Quart Monde [Online], 137 | 1990/4, Online since 05 May 1991, connection on 18 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3819

Le risque de tout représentant est de trahir ceux qu’il représente. Risque aggravé lorsque ceux-ci ne maîtrisent pas les moyens de le contrôler. Comment avancer dans la voie de cette représentation avec des personnes extrêmement pauvres ? C’est à cette réflexion que contribue l’expérience du Mouvement ATD Quart Monde à Manille (Philippines) On verra comment une délégation de familles parmi les plus pauvres s’est constituée et préparée à rencontrer le pape à Rome.

Quand je suis arrivée à Manille, l’équipe de volontaires du Mouvement était présente depuis quelques années. Ils travaillaient dans des organismes du pays pour apprendre à connaître la culture, le mode de vie. Comme eux, j’ai commencé par l’apprentissage de la langue nationale, le tagalog.

A Manille, grâce à des organisations locales d’aide, comme Caritas, et d’autres organisations non gouvernementales (ONG), nous avions petit à petit été introduits dans des quartiers très pauvres. Nous avons créé deux bibliothèques de rue1 et commencé à rencontrer régulièrement les groupes de familles que les ONG connaissaient, aux côtés de leurs travailleurs sociaux. Nous nous sommes présentés, et avons présenté le père Joseph Wresinski, le fondateur de notre Mouvement. Nous avons été très étonnés que ces personnes très pauvres nous demandent tout de suite qui était cet homme, quelle avait été sa vie et pourquoi il s’était tant battu pour le peuple des plus exclus, ce peuple dont il venait lui-même.

Nous leur avons aussi parlé de la volonté du père Joseph que les plus hautes instances du monde rencontrent les plus pauvres pour connaître leur vie et leurs espoirs ; et que le pape avait accepté de recevoir des délégations de familles très pauvres de toutes religions et de toutes croyances. Il fallait que la voix des plus pauvres des Philippines lui parvienne.

Ensuite, nous avons organisé des réunions toutes les semaines. Nous allions inviter chacune des familles connues et souvent elles-mêmes amenaient des voisines. Très vite, nous avons eu un groupe régulier dans chaque quartier. Nos premières réunions se passèrent dans un local prêté par Caritas ainsi que dans un deuxième lieu où un autre organisme nous avait permis de rencontrer les familles des enfants de leur pré-école du quartier. Celles-ci nous ont invités à venir dans leur bidonville derrière le grand marché couvert, aux étalages alléchants et festifs. Mais elles n’avaient pas de lieu à nous offrir pour nous réunir : « Il n’y a pas de place chez nous, mais on sait à qui demander. » C’est ainsi qu’une commerçante en boissons fraîches nous a permis de nous abriter dans son garage faisant aussi office d’entrepôt.

C’étaient surtout des mamans qui venaient assister aux réunions, certaines se connaissaient entre elles. Nous commencions par relire ensemble chaque strophe du texte2 que le père Joseph prononça sur la dalle du Trocadéro le 17 octobre 1987, et elles nous disaient ce que cela représentait pour elles. Les débuts furent timides mais dès que l’une d’entre elles se lançait, d’autres suivaient et partageaient leur expérience de vie ou nous parlaient de quelqu’un qu’elles connaissaient et qui souffrait aussi de la grande pauvreté. Elles comprenaient que nous voulions recueillir des témoignages de vie, de courage, d’efforts renouvelés face à la misère en partant de leur expérience personnelle, mais aussi que nous les invitions à chercher autour d’elles des personnes peut être encore plus pauvres. Une maman nous dit : « De cette manière, ils sauront qu’ils ne sont pas tout seuls. C’est important, ça redonne courage quand tout va mal. »

Des liens d’amitié se tissaient à chaque réunion avec ces personnes, elles découvraient qu’elles pouvaient nous faire confiance et elles y venaient en toute liberté.

Après plusieurs semaines et consultations avec les responsables des ONG concernées, nous décidions de proposer qu’un couple par quartier soit délégué de sa communauté et de son pays dans ce projet d’aller à Rome. Nous avions déjà établi des relations assez solides avec les divers groupes pour pouvoir exposer sur quels critères devrait porter le choix de leurs délégués. Les différentes propositions avaient été revues et pesées ensemble.

Ces critères étaient simples et réalistes. Nous les avions rassemblés après délibération avec les organismes intéressés dans un souci de ne pas heurter des coutumes ou des lois locales. L’un des critère portait sur le couple, marié officiellement. En effet, il nous fallait prendre en considération que les Philippines sont un pays très catholique, très pratiquant. Au-delà de la honte d’être très pauvre, la communauté ne devait pas avoir honte d’un couple qui n’aurait pas été marié. De toute évidence, il fallait aussi être en assez bonne santé de manière à ne pas trop souffrir de ce long voyage ou à ne pas manquer un suivi médical indispensable. Pour les couples avec de jeunes enfants, nous demandions que les parents s’assurent que leurs petits seraient gardés et entourés pendant toute leur absence. Nous avions aussi essayé de faire comprendre que nous ne cherchions pas à faire de ces personnes des « leaders de quartiers », prenant la place des leaders existants, mais bien des délégués qui se sentiraient envoyés par leur communauté. Leur première responsabilité serait d’accepter de parler des autres, en leur nom, et de rechercher dans leur quartier des plus pauvres qu’eux, pour être leurs messagers à eux aussi. Nous étions très conscients que cela ne devait pas non plus poser de problèmes au sein de la communauté dans le sens où les délégués auraient aussi à accepter d’être mis en avant par rapport aux plus pauvres, par rapport à leur quartier. Nous avions laissé à chaque groupe le soin d’élire ses représentants de manière à ce que ceux-ci se sentent entièrement investis de leur mission par leur communauté et reconnus par elle.

Nous appréhendions un peu ces élections. Mais celles-ci se sont très bien passées, avec beaucoup d’enthousiasme et de bonne foi. Dans chaque groupe les délégués ont été élus à l’unanimité.

Quand les sept délégués (trois couples et un veuf) furent choisis, nous avons continué les réunions avec eux une fois par semaine, jusqu’au moment du départ. Chacun apportait les messages qu’il avait recueillis (souvent par oral) et nous essayions de les leur faire écrire dans leur langue. Ensuite nous demandions à des amis de les traduire en anglais et nous les retravaillions avec les délégués pour être sûrs de déformer le moins possible leurs messages. Nous les encouragions aussi à dessiner des scènes de leur vie quotidienne, comme d’autres mamans qui ne savaient ni lire ni écrire. Elles venaient quelquefois accompagnées de leurs enfants, riant en prenant des crayons de couleur qu’elles n’avaient peut-être jamais connus. C’est ainsi que nous avons recueilli dans un bel album, des dessins représentants des lieux de vie, des travaux que les pauvres font pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.

Toutes les familles avec lesquelles nous avions préparé le voyage à Rome vivaient dans des conditions très précaires, dans des lieux de grande misère : taudis semés le long de la voie ferrée ; sous le pont d’une large avenue à grande vitesse, avec la peur constante qu’un gros véhicule ne vienne s’écraser sur leurs têtes, et dans une pénombre quasi -permanente ; dans ce bidonville acculé à la « rivière », canal d’eaux usagées et puantes que gonflaient régulièrement les pluies torrentielles ; dans ce cimetière, le plus grand de Manille, où un nombre inconnu de familles vivent dans les mausolées abandonnés et les tombes les plus délabrées, où, déjà depuis plusieurs générations, les enfants naissent, jouent et apprennent la vie des plus pauvres avant de devenir eux-mêmes parents.

C’était avec beaucoup d’émotion que nous recueillions les gestes que chacun avait posé en allant à la recherche des plus abîmés par la misère. Un jour, le délégué veuf (et père de sept enfants) arriva en retard à notre réunion hebdomadaire. Après s’être excusé de son retard, il nous raconta avec fierté qu’il avait réussi à retrouver dans un bidonville près des voies ferrées, les parents d’un jeune de seize ans décédé accidentellement. Le papa paralysé, la maman tuberculeuse ne pouvant travailler, leurs fils unique marchait tous les jours pendant des heures entières le long du chemin de fer pour ramasser de vieux sacs en plastique qu’il lavait avant de les revendre à bas prix à un chiffonnier. Un soir, particulièrement fatigué, il était monté sur le toit du train pour rentrer chez lui, soucieux d’économiser le prix d’un billet. Il avait été tué, décapité par des câbles électriques trop bas. Notre délégué était parti à la recherche des parents qui vivaient encore plus dans la déchéance et la souffrance depuis la disparition de leur fils, unique soutien de leur survie. Il y est d’ailleurs retourné plusieurs fois pour les tenir au courant de la préparation du voyage à Rome et de ce que cela voulait dire pour les plus pauvres de leur pays mais aussi de tous les autres pays. Il nous disait : « Ce jeune n’est pas mort pour rien, il ne sera pas oublié. »

Quand on est très pauvre, on est discrédité et la communauté dans laquelle on vit est de ce fait dévalorisée. Nous tenions donc à ce que ces délégués, reconnus par leur communauté, le soient aussi par l’ensemble des responsables de leur pays. Etant donné l’importance primordiale de la religion dans ce pays et la profonde foi du peuple philippin, nous sommes allés présenter notre projet au cardinal Sin. Il nous a proposé une messe d’envoi pour les délégués et les familles des différents quartiers. C’était une offre particulièrement précieuse pour la reconnaissance du projet lui-même et des plus pauvres à travers lui. Le cardinal a même fait une grande exception en célébrant cette messe dans sa résidence privée. Après la cérémonie, le cardinal et ses collaborateurs les plus proches se sont mêlés aux invités, pendant un goûter partagé sur le gazon dans des jardins enchanteurs. Une centaine de personnes, de différents quartiers pauvres, étaient venues à cette cérémonie officielle entourer les délégués et les investir de leur mission, dans un même élan de volonté et d’accord.

Le cardinal avait tenu à prononcer son homélie en tagalog pour honorer les familles présentes, alors qu’il n’est pas familier de cette langue. C’était en effet un véritable honneur pour « ces petits de l’Eglise et du monde » qui n’osent pas se joindre aux messes de leurs quartiers, tant ils se sentent honteux d’être si pauvres. En ce jour de célébration, ils étaient accueillis à bras ouverts par le plus hait dignitaire de l’Eglise de leur pays, dans ce lieu habituellement foulé par les plus riches, les plus hauts placés de la société philippine ou du monde entier.

J’entends encore une maman habitant le cimetière me dire fièrement plus d’un an après : « J’étais aussi chez le cardinal Sin, dans sa maison, avec tous les autres ! »

Chaque quartier avait apporté de la terre recueillie sur des lieux de misère. Une vieille femme qui habite sur un trottoir avec son mari nous avait expliqué : « C’est la terre de près de l’église de mon quartier. Car là où on habite, il n’y a même pas de terre, c’est trop sale, c’est de la boue mélangée à des ordures. J’aurais trop honte de vous donner ça. » Le cardinal a béni toutes ces poignées de terre qui devaient se mêler à celles des autres délégations avant d’être offertes au pape.

Une autre forme de reconnaissance de la délégation du Quart Monde a été le soutien matériel apporté à la réalisation du projet. Nous avons bénéficié de beaucoup d’aide dans les formalités administratives pour obtenir non seulement les visas, mais aussi, en tout premier lieu, un passeport pour chacun. Beaucoup d’adultes très pauvres n’avaient pas, ou plus, les documents nécessaires pour établir leur nationalité, leurs origines et même la preuve de leur identité. Tout un réseau d’entraide s’est formé autour de nous entre les différents ministères, ambassades et sièges sociaux concernés. Il ne s’agissait plus de structures administratives sans visage mais bien de femmes et d’hommes touchés au plus profond d’eux-mêmes : ils s’offraient à servir ce projet qui, malgré tout, leur restait incroyable quand ils découvraient qui en étaient les premiers bénéficiaires.

Pendant l’absence de la délégation plusieurs familles sont venues nous rencontrer à notre bureau et quelquefois chez nous, pour « avoir des nouvelles. »

Après le retour de la délégation, nous avons organisé une retransmission du voyage et de l’audience avec le pape dans une très grande université à Manille, avec l’appui et la collaboration de son président. Lui-même est très proche des pauvres, ayant été formé selon la spiritualité de saint Vincent de Paul, et ayant découvert le père Joseph à travers l’un de ses livres. Toutes les familles étaient invitées et même les familles vivant dans le cimetière étaient venues, alors que ce deuxième déplacement représentait beaucoup d’efforts pour réunir l’argent des transports (il leur fallait traverser tout Manille) et s’arranger pour la garde des plus petits. Les délégués ont redit avec timidité et beaucoup d’émotion, mais aussi avec plein de force et de joie, ce qui s’était déroulé pendant leur voyage, leur visite au centre du Mouvement en France, l’audience avec le Saint Père et la rencontre avec toutes les autres délégations. L’un d’entre eux a dit : « Même si on ne pouvait pas parler la même langue, on se comprenait quand même. On était tous pareils. On se reconnaissait dans les photos de nos familles et de nos quartiers. » Ils ont aussi beaucoup insisté et expliqué la dalle sur le Parvis des Libertés et des Droits de l’homme à Paris, et on redit avec leurs mots que chacun d’eux, présent ou absent, pouvait être sûr que « là-bas, on est représenté et plus jamais on se sera seul face à la misère. »

Ensuite, les délégués se sont engagés à faire connaître le Mouvement et surtout le père Joseph qu’ils considèrent comme l’un des leurs. Ils nous ont aussi demandé de commencer de nouvelles bibliothèques de rue dans leurs quartiers, avec leur appui. Une déléguée, qui était l’une des plus timides à s’engager avec nous ouvertement dans son quartier, nous a demandé après plusieurs mois, de raconter elle-même l’histoire du père Joseph aux enfants du bidonville où elle habite avec sa famille.

A Manille comme ailleurs, la misère, et la souffrance qu’elle engendre, continue et n’a pas cessé de resserrer ses filets autour de toutes ces familles. Mais la rencontre des autres délégations, l’audience avec le pape et son message : « Les plus pauvres sont les sauveurs des plus pauvres », leur ont permis de retrouver un sens à leurs efforts surhumains et quotidiens face à une misère destructrice.

1 Animation autour de livres dans des quartiers défavorisés.
2 Parlant de la souffrance et de l’espoir des victimes de la misère.
1 Animation autour de livres dans des quartiers défavorisés.
2 Parlant de la souffrance et de l’espoir des victimes de la misère.

Martine Courvoisier

Martine Courvoisier, 33 ans, de nationalité française, a vécu douze ans en Angleterre. Elle est volontaire du Mouvement ATD Quart Monde depuis trois ans. Après deux ans passés à Manille où elle était responsable de l’animation de deux bibliothèques de rues (dont l’une au Cimetière nord), elle fait partie, à Pierrelaye, de l’équipe chargée des relations internationales.

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