L'accès à l'écrit : une liberté

Louis Join-Lambert

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Louis Join-Lambert, « L'accès à l'écrit : une liberté », Revue Quart Monde [En ligne], 136 | 1990/3, mis en ligne le 05 février 1991, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3840

1990 a été proclamée Année internationale de l’alphabétisation. Les populations des plus pauvres sont évidemment concernées par la question de l’accès à l’écrit. Notre dossier cherche à en ressaisir les enjeux.

Dans les sociétés industrialisées, l’écrit accompagne la plupart des gestes de la vie quotidienne. Cela tend d’ailleurs à devenir le cas dans l’ensemble du monde. La justification utilitaire de l’instruction est donc évidente. Elle risque de faire passer au second plan ce qui est pourtant immédiatement perçu par tous ceux qui lisent, écrivent ou apprennent : ces activités de l’esprit touchent directement à notre liberté et à notre identité.

Dans la grande pauvreté, l’illettrisme a une portée particulièrement humiliante et culpabilisante. Dans les milieux moins dépourvus, l’illettrisme appelle des questions sur les circonstances familiales et scolaires de l’apprentissage d’une personne. Pour les milieux les plus pauvres, cette histoire importe peu : l’illettrisme est considéré comme « naturel », on n’éprouve pas le besoin de l’expliquer. Au fond, l’ambition du corps social pour les plus démunis n’est pas très ferme. La difficulté, pour ne pas dire l’échec de la communication avec eux n’est pas vraiment ressenti comme celui d’une société. Au contraire, leur illettrisme et celui qui est fréquent dans leurs milieux est invoqué comme soi-disant « preuve » d’un manque d’intelligence et « explication » de la situation de grande pauvreté.

Notre dossier se démarque donc de cette approche. Les plus pauvres eux-mêmes s’en protègent. C’est pourquoi les actions seulement orientées vers les techniques d’apprentissage du lire et de l’écrire ne parviennent généralement pas à les toucher durablement. Comme le montre le témoigne d’un illettré, ils préfèrent même souvent rompre leurs relations plutôt que de les poursuivre sous une telle étiquette.

Néanmoins, une interview de Janine Béchet sur le « colportage » du livre auprès de familles pauvres montre bien qu’elles aspirent à mieux. Certes la confrontation au livre est d’abord, à leurs yeux, porteuse du risque de passer pour des êtres ignorants et inintelligents. Mais l’essentiel est que si le colporteur s’intéresse vraiment à la pensée de son interlocuteur sur sa vie et sur le monde, celui-ci n’a plus peur des livres. Ils deviennent l’occasion de révéler et d’approfondir des intérêts souvent insoupçonnés pour des sujets extrêmement variés. Le colporteur apprendra éventuellement plus tard que l’emprunteur du livre ne sait pas lire ou à peine.

Des faits aussi simples mais significatifs devront alimenter les réflexions actuelles sur l’illettrisme ou les illettrismes. Olivier Mongin et Joël Roman présentent pour la France ces réflexions d’origines et de tendances variées ; le souci légitime de l’évolution des pratiques ou de l’aisance de lecture du plus grand nombre risque de faire perdre de vue la situation des plus pauvres. Or celle-ci est de grande portée car elle soulève avec force la question des relations d’intelligence entre les citoyens.

Deux articles sur l’écriture personnelle (Ecrire pour oser, Ecrire pour comprendre les plus pauvres) y font l’écho. Ils ont été demandés, indépendamment, à une mère de famille ayant connu la misère et à une infirmière qui a quitté son emploi pour rejoindre le volontariat d’ATD Quart Monde aux côtés des plus pauvres. Pour la première, écrire permet de mieux penser et se faire comprendre, pour la seconde, de mieux écouter et interpréter, de vérifier et de rappeler auprès des plus pauvres ce qu’ils ont essayé de faire entendre. Comment ne pas se référer ici à l’inlassable foi du père Joseph dans l’intelligence des plus pauvres, à sa conviction que cette démarche d’écriture et de réflexion des uns en direction des autres plus que toute autre recherche, leur est due. Elle est non seulement possible mais rejoint l’essentiel de la culture.

L’ambition d’introduire aux plus grandes œuvres culturelles est une préoccupation centrale exprimée dans l’article d’Evelyne Pisier pour qui le refus de l’illettrisme raterait son but s’il concourait à un morcellement des cultures. Il doit concourir à l’existence même d’un moyen de culture commun entre le humains.

Le langage est typiquement un moyen commun à un groupe : il ne s’entretient que par la création de tous les membres du groupe. Laurence Lentin souligne que la « fonction- langage » est inséparablement biologique (manifestée dans le développement organique de l’individu) et sociale (premier équipement collectif d’un groupe humain, a-t-on écrit naguère).

C’est volontairement que ce dossier ne rapporte pas d’abord l’illettrisme à l’échec scolaire qui est plus un symptôme qu’une cause. Par contre, nous retrouvons l’école dans une réflexion plus large sur l’éducation pour tous. Il nous a semblé important de faire connaître la volonté actuelle des Nations Unies de se ressaisir et de remobiliser tous les peuples du monde autour du droit à l’éducation pour tous. Tel est le sens de la conférence mondiale de Jomtien (Thaïlande). Nous publions des extraits de l’introduction du Directeur général de l’Unesco et, en document, la déclaration finale. Ils soulignent les problèmes mais aussi les chances à saisir et les engagements de coopération pris au niveau le plus global.

Louis Join-Lambert

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