Je veux qu’on sache que ça existe

B…

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B…, « Je veux qu’on sache que ça existe », Revue Quart Monde [En ligne], 136 | 1990/3, mis en ligne le 01 mars 1991, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3843

Dans une civilisation où l’écrit est omniprésent celui qui ne sait pas lire et écrire bute sur des obstacles matériels constants. Le sentiment de honte s’y ajoute qui marque et fragilise les relations. (Propos recueillis par Brigitte Pythoud)

Quand j’étais enfant, je rêvais d’être vétérinaire. J’ai grandi dans une ferme. Les jours d’école, je travaillais cinq ou six heures en plus : je trayais les vaches, je rentrais le foin. Mon beau-père me disait : « Lire et écrire, à quoi ça te sert ? Tu sais traire les vaches. » Les vacances, je ne les ai pas connues. Je devais aussi renoncer aux fêtes de l’école parce que je devais travailler. Je crois que je n’ai pas eu le droit d’être un enfant.

Au début, ça allait à l’école. Jusqu’à la troisième année. Après on m’a laissé tomber. C’était à l’époque où mon grand-père qui me défendait est mort.

Quand il y avait des dictées, l’instituteur m’humiliait devant tout le monde. Alors, les jours où il y avait la dictée, je n’allais pas à l’école.

Une fois, l’instituteur m’a envoyé à Fribourg : je ne savais pas lire et écrire, il ne trouvait quand même pas cela normal. Là, ils ont dit que je pouvais apprendre, mais il fallait aller dans une école spécialisée à Fribourg. Mon beau-père n’a pas voulu me payer le voyage.

J’avais quatorze ans quand il est tombé malade. L’instituteur m’a laissé partir parce qu’il fallait bien que quelqu’un s’occupe de la ferme. C’était la fin de l’école pour moi.

Plus tard, j’ai travaillé comme forgeron. Mon patron voulait que je fasse un apprentissage chez lui, mais je suis parti parce que je savais que je n’arriverais pas à cause de mes problèmes de lecture.

Beaucoup de fois, j’ai commencé un travail que je ne pouvais pas continuer parce qu’il y avait trop de papiers Je n’ai jamais été renvoyé, c’est toujours moi qui partais quand il y avait des papiers à remplir. Je ne voulais pas qu’ils sachent. J’ai travaillé comme magasinier, puis ils ont introduit l’ordinateur… Aujourd’hui, tu ne peux plus travailler quelque part si tu as ce problème. J’ai travaillé aussi au jardin botanique, il y avait tous les noms en latin.

L’été passé, j’ai travaillé aux fouilles. Je devais faire des photos et des dessins. Ça me plaisait bien. Je trouvais beaucoup de choses car j’ai développé un sens de l’observation très fort : dan la vie de tous les jours, je dois tout reconnaître sans le lire. J’aimerais bien travailler dans l’archéologie, mais pour continuer je devais apprendre à lire et à écrire car en hiver, il n’y a que les papiers à faire. Alors, j’ai cherché autre chose.

Au bureau du chômage, ils me demandaient : « Pourquoi quittez-vous le travail ? » et comme je ne répondais pas, ils disaient : « Celui-là ne veut pas travailler. » A la fin, ils m’ont donné une assistante sociale parce que j’étais considéré comme instable.

Là où je suis maintenant, ils savent. Mais pas tout le monde le sait. J’ai de bonnes relations avec la personne à qui je peux le dire.

Je ne peux plus aller sur les chantiers car je suis diabétique et le médecin m’a interdit de faire de gros efforts physiques. Alors, ils m’ont proposé d’aller travailler dans un atelier protégé. Mais ça, je le refuse. Ils ne peuvent pas m’abaisser encore plus. Ça finirait très mal si j’allais là. Le travail social m’a toujours plu, par exemple, être avec les toxicomanes.

A l’époque où je changeais toujours de travail, j’ai commencé à fumer pour oublier cette vie. J’ai vécu une année dehors parce que je n’osais pas revenir dans cette société où tout est écrit. Un jour, la police m’a arrêté et m’a amené directement à l’hôpital psychiatrique. J’y suis resté un an et demi. Là, j’étais complètement isolé. Mon amie était enceinte. Je ne pouvais pas lui écrire, alors elle a avorté parce qu’elle n’avait plus de nouvelles de moi. Elle a su où j’étais six mois après.

Je voulais sortir de là. Ils m’ont dit que j’avais signé pour rester là. C’est vrai, j’avais signé, mais je ne savais pas quoi.

J’étais en observation, mais ils n’ont jamais su que je ne savais pas lire et écrire. Je n’ai jamais eu assez de confiance pour dire mon vrai problème. Je crois que tous les problèmes que j’ai viennent de là : si j’avais pu apprendre à l’école, j’aurais eu une autre vie.

Quand j’étais en clinique, ils m’ont aussi fait signer pour la tutelle. Je ne savais pas ce que c’était. Je suis sous tutelle encore maintenant. A mon tuteur, je lui ai dit que je ne savais pas lire et écrire. Il m’a répondu : « ça ne vous empêche pas de travailler. »

Une fois, quelqu’un de ma commune est venu me trouver avec des factures. Je lui ai dit que je paierais si le syndic du village disait publiquement que quelqu’un est sorti de son école sans savoir lire et écrire. Il m’a répondu : « Mais vous avez les mains pour travailler. »

Les copines que j’avais ne comprenaient pas pourquoi je partais sans laisser des messages. On se disputait souvent à cause de ça. Je ne leur ai jamais dit que je ne savais pas. Ma compagne actuelle, elle, elle sait. Maintenant, quand je pars, je laisse un dessin, par exemple le café où je vais. Elle a eu des problèmes quand elle a expliqué à ses collègues que je ne savais pas lire et écrire. Ils ne parlaient plus avec elle comme avant.

Des fois, je pense comment ça serait si j’avais des enfants. Je n’aimerais pas leur dire : « Je ne sais pas le lire, va chez maman. » J’aimerais apprendre à lire et à écrire avant, mais j’ai aussi peur d’apprendre. J’ai peur d’oublier mes images et de changer de monde.

Tout ce que je veux, c’est que ça change. Mes amis me disent : « Mais tu parles bien. Ce n’est pas un problème, tu te débrouilles bien. » Ce n’est pas vrai, je ne me débrouille pas du tout.

J’aimerais faire quelque chose dans la vie qui me plaît. Mon rêve, c’est d’écrire des lettres, des poèmes. Je rêve aussi d’écrire un livre sur ma vie.

B…

B…, qui habite actuellement Fribourg (Suisse) a trente-six ans. Il a demandé à être aidé pour apprendre à lire par l’association « Lire et écrire » (Suisse Romande) dont Brigitte Pythoud est coordinatrice

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