La fonction-langage : une approche du langage oral et écrit

Laurence Lentin

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Laurence Lentin, « La fonction-langage : une approche du langage oral et écrit », Revue Quart Monde [En ligne], 136 | 1990/3, mis en ligne le 01 mars 1991, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3851

L’écriture est un langage. Elle est liée au langage parlé, mais pas identique. Comment apprend-on le langage, c’est-à-dire l’activité de parler-penser que prolonge celle de lire et écrire ? (D’après un exposé de Laurence Lentin)

La population la plus pauvre a besoin de prendre la parole et d’être écoutée. C’est l’un des secrets de sa libération. Il faut donc, comme c’était la conviction inébranlable du père Joseph en fondant le Mouvement ATD Quart Monde, que les personnes puissent parler de façon à être comprises.

Parler est une fonction biologique et sociale

Que connaissons-nous du fonctionnement universel du langage sous son aspect anthropologique ? Apprendre à parler, c’est apprendre à articuler de façon conforme à ce qui est parlé autour de soi, se rendre compréhensible dans différentes situations où l’on se trouve, essayer que le parler qu’on utilise soit le moins possible marqué par des difficultés qui coupent la communication avec des personnes dont on a besoin ou avec lesquelles on doit parler.

Soulignons d’emblée que l’on peut pratiquement dire la même chose de l’écriture. Combien de personnes n’osent pas écrire simplement parce qu’elles savent que les fautes d’orthographe, l’incertitude sur les coupures ente les mots, etc., feront de leur écrit un faible moyen de communiquer.

L’hypothèse sur laquelle je fonde mes travaux, la thèse forte de départ est que « tout être humain peut apprendre à penser-parler. » Tout être humain, porte en lui, à la naissance, la capacité d’apprendre à penser et parler, puis, dans les sociétés où on lit et écrit, à lire et écrire. Le droit au langage est un droit imprescriptible de la personne, qu’il appartient à la société de lui assurer comme ses autres droits.

Il est important de voir que le langage est à la fois commun à tous et propre à chacun. Donc, le langage de chacun est très lié à l’identité qu’il peut manifester en présence des autres.

Le langage, dans ma perspective, n’est pas un outil, il a des caractéristiques beaucoup plus profondes. Il est une caractéristique de l’espèce humaine qui n’appartient qu’à elle parmi les espèces vivantes. Aucun autre être vivant n’a, à la naissance, la virtualité, la capacité d’apprendre à penser et à parler. Ce n’est donc pas simplement un outil extérieur à l’individu, c’est aussi une fonction humaine fondamentale. Le langage est la fonction biologique et sociale supérieure de l’homme (Cf. Henri Wallon) On ne peut pas vraiment distinguer pensée et langage.

Cette conception du langage est très féconde parce qu’au lieu de s’attacher aux mots, à des mots isolés, on s’attache à l’expression de la pensée à travers le langage.

Tout être humain venant au monde apporte avec lui dans son patrimoine générique la capacité d’apprendre à penser-parler. La fonction langage est d’une part, biologique, puisqu’elle appartient au patrimoine de l’être humain et d’autre part, sociale, car cette capacité de l’individu ne peut se développer qu’en présence d’une société humaine qui lui fournit un langage commun dans lequel il pourra parler de ses expériences et les penser.

L’apprentissage du langage

L’enfant entre dans le langage de la société grâce aux personnes qui l’entourent. Si elles ne lui parlent pas, l’enfant ne parlera pas. Par contre, il parlera dès lors qu’on lui aura proposé un langage structuré, quel qu’il soit (un patois, un langage de groupe…) A partir de ce premier parler de l’entourage, l’enfant ou l’adulte peut ensuite apprendre n’importe quel autre parler. Le parler de départ importe donc assez peu. L’important est que l’individu trouve à portée d’oreille un parler qui fasse écho à la réalité que ses sens et sa condition lui font expérimenter.

Le langage oral est une création permanente de l’individu qui n’est néanmoins possible que s’il y a eu une alimentation, une expérience du langage. Car, c’est bien l’utilisation du langage qui nous apprend le langage. En cette matière comme en toute acquisition de l’individu, quel que soit son âge, la notion d’expérience est capitale. C’est elle qui apporte la matière de l’activité mentale, affective, sociale.

La langue n’est pas un catalogue de mots

La langue est un système dont on ne rend pas compte en donnant un catalogue de mots (Cf. Ferdinand de Saussure) C’est un système au fonctionnement extrêmement complexe et permanent. On a tendance à dire, notamment pour les enfants démunis : « Il parle mal, il n’a pas de vocabulaire. » Ce n’est pas une explication. D’abord parce que le vocabulaire est très relatif à chaque groupe humain et les utilisations de mots varient chez des parleurs très compétents, d’une famille à l’autre, d’une génération à l’autre, etc. Mais surtout parce que les mots à eux seuls n’ont guère de sens (beaucoup de mots, par exemple, peuvent avoir de nombreuses significations). Ce sont des énoncés comprenant plusieurs mots qui ont un sens en relation avec la pensée.

La syntaxe est la façon de répartir, de mettre en relation les mots les uns avec les autres dans les énoncés que l’on prononce. C’est cet agencement qui produit du sens et donne une signification.

Donner du sens à la parole de l’autre

Recevoir le parler de l’autre est un autre aspect important de l’activité de langage. En effet, la parole de l’autre déclenche immédiatement tout un travail de pensée dans le cerveau de celui qui reçoit. Cette mobilisation tant mentale qu’affective, porte sur la mémoire, l’imagination, l’évocation du vécu, éventuellement des projets, le refus ou l’adhésion, etc.

Pour recevoir la parole de l’autre et parler soi-même, il faut être capable de prévoir ce qu’on va dire ou ce qui va être dit, c’est-à-dire être capable d’anticiper la construction de l’énoncé et le sens. Or, cette anticipation est difficile lorsqu’on se trouve en présence de personnes qui ont des références langagières et des expériences très différentes. C’est ce qui arrive souvent vis-à-vis des populations les plus défavorisées. A cela s’ajoute qu’on est d’autant plus prêt à faire attention au sens que quelqu’un cherche à donner à ce qu’il dit, ou au sens qu’il peut donner à ce qu’il entend, qu’on a de la considération et de l’intérêt pour lui.

Cette anticipation, condition indispensable pour que le langage aboutisse à un sens, est une activité totalement inconsciente. Nous ne savons pas comment elle se passe.

Mais cette activité de donner du sens à ce qu’en entend ou de lire quelque chose qui a du sens demande que l’apprenant ait aussi des plages de silence pour apprendre. Il faut parfois apprendre à se taire à certains enfants ou adultes qu’on veut aider dans leur apprentissage du langage. De même qu’il faut se taire pour qu’ils puissent parler et ainsi apprendre : « Tu parles, je t’écoute. Je parle, tu m’écoutes. »

Vers un choix de variantes langagières

C’est l’utilisation du langage qui nous apprend ce fonctionnement inconscient du langage. Pour y arriver, il faut des expériences très nombreuses, répétées et diversifiées. On apprend d’autant mieux à parler qu’on le fait dans les situations les plus diverses et si possible avec des interlocuteurs divers. Sans cette diversité, celui qui apprend s’habitue au seul langage de ceux qui l’entourent. Il s’aperçoit alors que d’autres interlocuteurs ne peuvent le comprendre, ou il a honte, ou les deux à la fois.

Pour diversifier leur langage et l’enrichir, le secret est toujours de partir de la manière dont parlent les gens. Il ne faut pas leur proposer brutalement un parler trop éloigné du leur. Il faut éviter un fossé tel que le parler ne débouche pas sur un sens.

La diversité des interlocuteurs et des circonstances attire l’attention sur la question des « fautes » de langage. En parlant, chacun fait ce que l’on considère comme des fautes. Ce n’est pas l’important. L’important est que toute personne doit avoir un choix suffisant de variantes langagières pour que dans ce choix, il y ait un parler accepté par la majorité de ceux qui l’entourent et qui lui permette de converser avec les autres en défendant sa dignité. Pour aider un enfant qui apprend à parler ou un adulte qui ne dispose pas du choix que je viens de mentionner, il faut en premier lieu leur apprendre à expliciter. Dans toute relation, il y a beaucoup d’implicite. Mais pour apprendre vraiment à penser et à parler, on ne peut pas se passer de l’explicite. L’important n’est pas de corriger le langage de l’autre mais de lui renvoyer quelque chose dont il va pouvoir se servir. Il est très important d’expliciter à un bébé ce qui lui arrive. Cela a l’air parfois simplet, mais c’est la condition pour que l’enfant ait un choix dans son système langagier. Il faut expliquer au bébé ce qu’il vit à maintes reprises dans la journée : « Maintenant, on a fini de manger, on va aller se laver les mains. Maintenant qu’on les a lavées, on va les essuyer. Maintenant qu’on est bien propre, on va faire la sieste, etc. »

L’explication améliore la relation, propose à l’enfant un fonctionnement langagier dont il peut se servir, le prépare à l’écrit, car l’écrit est explication.

L’apprentissage du penser-parler est inconscient et aboutit à une intuition. Le premier apprentissage est hors réflexion ; il est le résultat d’une expérience en interaction avec des parleurs compétents. Expliciter suppose, au contraire, d’être capable de deviner ce que l’autre ne sait pas. Très souvent, la communication ne passe pas parce que l’on ne choisit pas bien l’implicite par rapport à l’explicite. C’est souvent le cas lorsqu’on est dans une situation de demande : il faut avoir l’intuition des informations à donner à la personne en face de soi. Cela relève d’une éducation à faire. Si l’on habitue un individu dès l’enfance ou même plus tardivement, à expliciter des choses qui ne le concernent pas directement, qui ne violent pas sa personne, ce sera un obstacle de moins pour exprimer sa personne devant les autres.

Par exemple, un commentaire sur ce que l’on vient de faire, sur les vêtements, la promenade, etc., après s’il y a un blocage dû à autre chose, c’est l’affaire d’un thérapeute. Par exemple, ne pas crier à l’enfant : « Non Jean-Paul, pas ça ! » mais lui dire : « Jean-Paul, ne touche pas ce sac, il y a du verre cassé dedans. »

Chacun de nous apprend d’une manière qui lui est propre ; nous avons chacun nos cheminements dans le cadre de grands principes, de grands processus mais pas forcément en suivant l’escalier qu’a tracé Piaget.

Une zone de passage entre oral et écrit

Quand l’enfant naît, il apprend à parler. Dans nos sociétés qui lisent et écrivent, l’apprenti parleur est déjà un apprenti lecteur et producteur d’écrit. Il ne faut pas qu’il y ait rupture entre le langage oral et le langage écrit.

Si cette rupture existe, l’apprenant pourra peut-être devenir un déchiffreur mais il ne pourra pas donner une signification, un sens à ce qu’il lit et devenir un lecteur véritable.

Je considère que parler, lire, écrire sont trois activités langagières. J’ai donc établi une sorte de schéma pour comprendre l’acquisition du langage par un enfant ou tout apprenant.

L’apprenant qui ne maîtrise pas des variantes qui peuvent appartenir à la fois au langage parlé et au langage écrit ne peut accéder à la lecture-écriture ; faute de pouvoir insérer un texte dans son propre fonctionnement langagier il ne peur aboutir à du sens.

On a constaté que grâce au travail que des équipes du Mouvement ATD Quart Monde font dans des pré écoles, les enfants qui les ont fréquentées ont acquis la possibilité de s’exprimer de façon explicite et de faire fonctionner un système syntaxique diversifié.

Langage et respect de l’identité

Pour conclure, je voudrais insister sur deux points d’une très grande importance par rapport aux milieux défavorisés.

En premier lieu, pour aider des personnes à développer leur maîtrise du langage, il importe de ne pas se contenter de les comprendre à moitié, car si notre explication verbale est contagieuse et les aide eux-mêmes à être plus explicites, notre attention à ce qu’ils cherchent à dire, notre volonté de comprendre complètement le sens de ce qu’ils disent sont tout aussi essentielles.

Ma deuxième remarque a une portée à la fois psychologique et politique. Parler, écrire, c’est faire paraître son identité. L’éducation au langage peut donc facilement attenter à l’identité de la personne, en bridant sa liberté de penser, sa propre réalité avec les langages qui lui conviennent et en dévalorisant le ou les groupes qui utilisent les mêmes langages qu’elle.

Pour ma part, je crois que c’est la maîtrise d’une diversité de langages et non pas l’imposition d’un langage standard (unique si c’était envisageable) qui permet à chacun d’adapter la verbalisation ou l’écriture de sa propre pensée à son interlocuteur, quel qu’il soit, et donc d’affirmer sa propre identité en étant compris de tous.

L Lentin : « Apprendre à parler à l’enfant de moins de six ans », Ed. E.S.F.

L Lentin et al. : « Du parler au lire », Ed. E.S.F.

M. Th. Rébard : « Un apprentissage personnalisé de la langue écrite » publications de la Sorbonne Nouvelle, Paris.

M. Uzé : « Je parle donc je lis » et les livrets « On y va », ouvrages destinés à l’apprentissage des illettrés et préfacés par Laurence Lentin, Ed. Fleurus.

Laurence Lentin

Laurence Lentin, après avoir enseigné dans des classes préélémentaires, élémentaires et secondaires, a fait, depuis 1969, des recherches systématiques sur l’acquisition du langage. Elle est directrice du Centre de Recherche sur l’acquisition du langage oral et écrit, à la Sorbonne Nouvelle (Paris III). Elle a aussi fondé et préside l’Association de formation et de recherche sur le langage (AsFoRel), qui forme de nombreux spécialistes de l’enfance au développement des capacités langagières orales et écrites de l’enfant et de l’adulte. Depuis 1983, elle poursuit en collaboration une recherche sur le développement du langage d’enfant très défavorisés dans les pré-écoles du Mouvement ATD Quart Monde.

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