Le droit à l’éducation : défi mondial

Federico Mayor

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Federico Mayor, « Le droit à l’éducation : défi mondial », Revue Quart Monde [Online], 136 | 1990/3, Online since 05 February 1991, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3855

Préparée par une très large réflexion de tous les pays des Nations Unies, regroupés en neuf régions, la Conférence mondiale sur l’éducation pour tous s’est tenue à Jomtien (Thaïlande) en mars dernier. Le discours introductif du Directeur général de l’Unesco, dont nous reprenons de larges extraits, situe les questions actuelles de l’éducation de base dans le monde. On trouvera, dans ce numéro, l’essentiel de la Déclaration mondiale sur l’éducation pour tous adoptée par cette conférence

C’est un honneur pour moi de prendre la parole au nom de la Banque mondiale, du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), de l’Unesco et de l’UNICEF, en cette circonstance historique qu’est l’ouverture officielle de la Conférence mondiale sur l’éducation pour tous (…)

Cette conférence a lieu à un moment où beaucoup trop d’êtres humains connaissent encore la faim et la misère. Nous vivons dans un monde où les inégalités sont flagrantes. Depuis une dizaine d’années, on constate un transfert net de ressources des pays pauvres vers les pays riches qui, en 1988, atteignait 50 milliards de dollars des Etats-Unis par an. Toujours en 1988, la dette des pays en développement s’élevait à plus de mille milliards de dollars. Ces pays sont vulnérables. Si leur population connaît la misère et la famine, si les adultes et les enfants se voient refuser le droit d’accéder aux connaissances et aux compétences nécessaires pour survivre, la démocratie et le développement y demeureront fragiles. Et avec le temps, la misère apporte son lot de conflits, de corruption et de destruction de l’environnement, laquelle nous met tous, que nous soyons riches ou pauvres, en péril.

Et pourtant, en cette fin de siècle, des forces positives sont à l’œuvre qui pourraient faire de notre époque un tournant dans l’histoire de l’humanité. Le début des années 90 nous a apporté une chance historique de parvenir à la paix et au désarmement, de mettre fin à l’affrontement idéologique et de promouvoir des valeurs humanistes universellement admises.

Cet effort pour replacer l’humain, et non plus l’idéologique, au centre des préoccupations politiques rend plus nécessaire que jamais la coopération internationale, en particulier dans le cadre du système des Nations Unies (…)

L’éducation devra mettre en place des fondations solides pour le monde où nous souhaiterions vivre au XXIème siècle. Mais la présence aujourd’hui de près d’un milliard d’adultes analphabètes et de plus de cent millions d’enfants privés d’une éducation de base, signifie que ces fondations sont fragiles. C’est là un autre aspect, très important, des conséquences qu’entraînent la pauvreté et l’ignorance.

Il n’y a jamais eu auparavant un tel écart entre les connaissances dont les populations auraient besoin pour devenir plus maîtresses de leur destin et accéder à plus de bien-être, et celles qui sont effectivement mises à la portée de ceux auxquels elles sont le plus nécessaires. Comment pouvons-nous espérer progresser sur la voie de la liberté et de la démocratie tant qu’à l’échelle du monde, un adulte sur trois sera analphabète ?

L’érosion de l’éducation de base

Face aux redoutables défis que nous avons à relever pour mener une action efficace en faveur de l’alphabétisation et de l’éducation de base pour tous, le problème qui devrait nous préoccuper plus que tout autre est l’érosion constante des systèmes d’enseignement que l’on constate dans de nombreux pays. Les questions d’éducation faisant rarement la une des journaux, on n’a guère pris conscience de leur très réelle urgence. Dans le monde en développement, ce sont des systèmes scolaires entiers qui ont cessé de croître, tandis que la qualité et l’efficacité de l’enseignement sont largement mises en cause.

Les statistiques que l’Unesco a recueillies spécialement pour la présente Conférence montrent combien l’éducation de base souffre depuis quelques années. Les pays industrialisés ont eu leur part de problèmes. Dans nombre de ces pays, la qualité et la fonctionnalité des connaissances acquises à l’école primaire et retenues jusqu’à la fin de la vie commencent à être passées au crible alors qu’on en vient enfin à analyser pleinement la question des connaissances théoriques et pratiques dont les enfants et les adultes ont besoin dans un con-texte de mutation sociale et technologique rapide. Il ressort d’enquêtes portant sur le niveau d’instruction des enfants et des adultes que 10 à 20 % de la population des sociétés dites avancées ne maîtrisent pas les mécanismes élémentaires de la lecture, de l’écriture, du calcul et de la résolution des problèmes. En outre, on commence à s’apercevoir que l’ignorance totale de la science, de la technologie et de l’écologie pose un problème sérieux aux niveaux national ou international. Aussi importe-t-il de mettre en place – ou de renforcer – un enseignement scientifique, une éducation relative à l’environnement et une éducation en matière de population, aussi bien à l’école qu’en dehors d’elle.

Dans un pays en développement sur cinq, les effectifs scolaires sont en baisse par rapport à 1980. Pour de nombreux pays qui continuent de faire face à une croissance démographique élevée, la perspective d’une généralisation de l’enseignement primaire semble de plus en plus lointaine. Les planificateurs de l’éducation confirmeront que ce qu’il est convenu d’appeler le « taux de scolarisation brut dans le primaire » a baissé depuis une dizaine d’années dans près de la moitié des pays en développement. Les abandons et les redoublements massifs continuent de représenter une plaie pour les systèmes éducatifs. Le taux d’abandon s’est dans bien des cas accru à tel point qu’un élève sur deux seulement finit par achever le cycle primaire. Ces problèmes sont particulièrement aigus en Afrique.

Il semblerait que la demande d’éducation de base et la confiance que celle-ci inspire diminuent. L’érosion chronique de la base des ressources et la baisse de qualité de l’enseignement et de l’apprentissage qui l’accompagne sont loin d’être étrangères à cette crise de confiance. Dans les deux tiers des pays en développement, les dépenses par élève de l’enseignement primaire ont diminué en chiffres réels depuis 1980. En 1987, elles s’élevaient à 29 dollars par élève et par an dans les pays à faible revenu et à 1 987 dollars dans les pays à revenu élevé. Sur trois enseignants exerçant dans les pays  en développement, près de deux gagnent moins qu’en 1980. Lorsque leur salaire devient inférieur au seuil de pauvreté ou n’est plus versé, les enseignants sont contraints de faire aussi un autre travail ou de partir (…)

Exploiter les opportunités nouvelles

Restituer à l’enseignement primaire qualité et crédibilité, réduire le fossé qui existe entre les possibilités d’apprentissage de base des garçons et celles des filles, faire baisser l’énorme nombre d’analphabètes et s’attaquer au problème élusif de l’analphabétisme fonctionnel dans les pays industrialisés suppose de surmonter des obstacles certes gigantesques, que certains peuvent même juger infranchissables.

Et pourtant, nous devons comprendre que les années 90 seront aussi une période ouvrant des perspectives nouvelles, dont nous n’avions jamais rêvé auparavant. Je dirai même qu’un grand nombre de ces opportunités existent déjà, à porte du regard de quiconque envisage les problèmes actuels de l’éducation en sortant des sentiers battus, sans œillères institutionnelles, et en faisant preuve d’imagination pour découvrir de nouvelles terres et de courage pour s’y aventurer.

Les possibilités nouvelles d’assurer une éducation à tous sont de divers ordres : technologique, pédagogique et normatif (dans la mesure où elles résultent des progrès de la législation relative aux droits de l’homme.)

Tout d’abord, il est possible de susciter une synergie beaucoup plus active entre l’éducation de base et ce que l’on appelle « la révolution de la communication. » La capacité des êtres humains à transmettre des connaissances et des savoir-faire nouveaux, et même à modeler les attitudes, s’est considérablement accrue. La technologie de la communication progresse, tandis que son coût baisse régulièrement. Le moment est venu de tirer parti, sélectivement, de ces percées de la technologie pour élever la qualité, accroître la portée et augmenter la rentabilité de l’éducation de base. Les établissements scolaires peuvent -  bien évidemment  - les exploiter, mais le potentiel éducatif des médias donne à chacun, bien au-delà de la salle de classe, des possibilités d’apprentissage s’insérant dans sa vie quotidienne.

En même temps, beaucoup de pays ont besoin d’une assistance pour ouvrir les programmes et les méthodes de l’enseignement primaire sur la vie de la communauté. Cela ramène à la notion de qualité de l’éducation, qui a si souvent fait l’objet de proclamations mais qui doit aujourd’hui être clairement formulée. Elle ne peut signifier uniquement que l’on accroîtra, sans les modifier, les contenus, les méthodes et les manuels. Elle signifie aussi que sera offert à chaque apprenant, enfant ou adulte, un enseignement orienté vers le succès et les réalisations, et non des programmes axés sur une sélection et porteurs d’échecs. Notre connaissance du développement intellectuel de l’enfant et de ses implications pédagogiques progresse et ces acquis doivent être pris en compte par les programmes et l’évaluation de la formation des enseignants. Les réseaux régionaux d’innovation éducative auxquels l’Unesco, le PNUD et d’autres organisations apportent un soutien depuis un certain temps ont généré quantité d’approches nouvelles de la formation des enseignants, de la gestion des établissements scolaires, de l’élaboration de programmes adaptés, de la pratique pédagogique et de son efficacité, ainsi que des moyens de mobiliser la collectivité. Nous devons nous montrer beaucoup plus audacieux et déterminés à évaluer, mettre en commun et repenser en permanence ces innovations concrètes.

Il n’y a pas de temps à perdre

Le cadre d’action pour répondre aux besoins éducatifs de base dont cette Conférence mondiale est saisie se fonde sur la ferme volonté d’agir maintenant. La Conférence représente sans doute la dernière occasion que la communauté mondiale aura avant la fin de ce siècle de faire en sorte que l’éducation de base ne continue pas de glisser sur une mauvaise pente.

La communauté internationale doit notamment se mobiliser et donner à l’éducation de base, dans ses programmes de coopération et d’assistance, un degré de priorité beaucoup plus élevé. Malheureusement, le drame de la paupérisation de l'enseignement primaire et de la montée de l'analphabétisme dans les années 80 n’a pas encore, semble-t-il, provoqué le mouvement de solidarité internationale qui s’impose. L’aide extérieure à l’éducation est restée stagnante pendant toute la décennie. Toutes sources confondues, l’aide à l’éducation n’a ainsi représenté au plus que 33 cents par an pour chacun des 500 millions d’enfants du groupe d’âge correspondant que l’on dénombre dans le monde en développement. Il faut que, dans les années 90, les nations riches redécouvrent notre patrimoine commun. Il est temps que nous apprenions à nous en soucier.

Sur le plan pratique, nous avons commencé, dans le cadre des préparatifs de cette Conférence, à aborder certaines des questions fondamentales qui se posent au sujet des ressources. En premier lieu, nous souhaiterions que les ministres des finances examinent les priorités budgétaires de façon à inverser dans les années 90 le mouvement de contraction des dépenses publiques consacrées à l’éducation de base. En second lieu, indépendamment du renforcement de la dotation budgétaire affectée à l’éducation de base, il faut mobiliser de nouvelles sources de financement dans le secteur public et dans celui de l’entreprise privée et exploiter pleinement le potentiel des communautés. En troisième lieu, il faut que tous les pays – du Nord, du Sud, de l'Est et de l’Ouest – travaillent ensemble à appuyer et à amplifier le mouvement qui se dessine aujourd’hui, timidement encore, en direction d’une détente à l’échelle mondiale pour réaliser une réduction significative des dépenses militaires, dans les pays industrialisés comme en développement, et pour trouver au problème complexe et explosif de la dette internationale des solutions économiquement raisonnables et humainement défendables.

En s’attachant à trouver des solutions constructives et courageuses à ces problèmes de portée mondiale, les dirigeants des pays créeront les conditions qui feront de « l’éducation pour tous » un objectif économiquement et politiquement réalisable. Nous avons les moyens d’atteindre ce noble but, mais encore faut-il que nous choisissions de les utiliser de manière appropriée. L’éducation pour tous est à notre portée. Quand il est possible de tant faire pour tant d’êtres humains, c’est aujourd’hui même qu’il faut s’y mettre.

Federico Mayor

Federico Mayor Zaragoza est né en 1934 à Barcelone (Espagne). Marié, il est père de trois enfants. De formation scientifique, il est, depuis novembre 1987, Directeur général de l’Unesco

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