La rédemption du savoir

Michel Serres

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Michel Serres, « La rédemption du savoir », Revue Quart Monde [Online], 163 | 1997/3, Online since 05 March 1998, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/386

Les nouveaux moyens de communication vont changer le savoir, le sens... l'homo sapiens, probablement. Une chance extraordinaire de secouer l'ordre social actuel du savoir. A ne pas rater avec les plus démunis d'aujourd'hui.

Index de mots-clés

Société de l'information

Propos recueillis par Louis Join-Lambert et Pierre Klein.

Revue Quart Monde (RQM) : Les nouvelles techniques de communication, avec les réseaux Internet entre autres, sont-elles une menace ou un espoir pour les plus pauvres ?

Michel Serres (MS) La nouveauté, c'est la disparition de la concentration du savoir. Jusqu'ici, toute l'entreprise de formation consistait pour chacun d'entre nous à franchir, non pas une, mais plusieurs distances, entre son lieu de naissance, de départ, et l'endroit où se trouvaient concentrés les éléments du savoir : bibliothèques, universités, laboratoires, muséums d'histoire naturelle. Cette situation date aussi bien de la bibliothèque d'Alexandrie que de l'académie de Platon ; ensuite, on trouvera les universités, les écoles... On est à une distance spatiale de cet endroit mais peut-être aussi à une distance sociale si l'on n'est pas né dans la bonne classe, à une distance linguistique si nos parents ne parlaient pas le bon langage, à une distance financière, à une distance pathétique même, lorsqu'on n'ose pas s'approcher. Et la pédagogie de jadis était tout le parcours du combattant pour parvenir aux sources du savoir.

La nouveauté de notre monde est que la personne humaine ne se déplace plus, mais le savoir lui-même arrive à la personne au moyen de ces réseaux de communication. Et là, quelles que soient les craintes, les probabilités que certains, ou certaines classes, s'approprient ce trésor sont beaucoup plus faibles. Jusque là, le savoir était concentré, accumulé exactement selon les règles du capitalisme, même s'il n'a jamais été analysé comme tel. La France contemporaine réalise, à l'heure d'Internet, la Grande Bibliothèque comme une survivance du monde d'autrefois. Elle concentre le savoir quand les réseaux permettent de consulter n'importe quel livre à n'importe quel coin de la planète...

RQM : Dans Le premier homme, Camus montre comment son instituteur ne l'instruit pas seulement des matières scolaires mais le rapproche du savoir en allant convaincre sa grand-mère de le laisser poursuivre sa scolarité. Le premier obstacle chez les défavorisés est de faire confiance à leur propre intelligence.

M. S : C'est ce que j'appelais tout à l'heure la distance pathétique. Je ne veux pas dire que le réseau abolira toutes les distances. Il n'empêchera pas des relations humaines comme celles décrites dans Le premier homme de Camus. Mais il mettra la possibilité de savoir à la disposition de tous. Au fond, nous étions démocrates pour tout, sauf pour le savoir. Il était défendu, non seulement par des distances, mais aussi par des obstacles : « le mérite », l'idée qu'il faut être intelligent. Rien ne vous empêche maintenant de créer pour ATD Quart Monde, un serveur que les gens pourront consulter gratuitement.

C'est une nouveauté aussi grande qu'à l'époque de l'imprimerie où le savoir n'était qu'à la disposition de très peu de personnes. Mais il est allé à ceux qui pouvaient se payer les livres. Maintenant, il va à tous, en tous lieux, et c'est un très très grand espoir, un espoir de type démocratique...

RQM : Il reste cependant un autre aspect du savoir qui est sa présence dans une vie sociale, dans une communauté. L'appropriation "capitaliste" du savoir ne tient pas au savoir mais à une manière de vivre ensemble...

M. S : La manière de vivre ensemble avait déterminé un certain nombre de liens sociaux, de liens hiérarchiques, de liens de valeurs marchandes, de liens d'argent... Mais - sauf cas exceptionnels dans de petits monastères ou de petites écoles - pas de liens découlant du savoir ou de l'information.

Aujourd'hui, le lien social peut passer par là. Au chômeur, on croit devoir donner une formation professionnelle, ainsi qu'une information à l'exclu pour en faire un citoyen. L'insertion, la formation, l'enseignement, sont trois problèmes qui doivent être réglés ensemble. Ainsi, l'enseignement prend la totalité de la société, non seulement dans la formation intellectuelle et professionnelle, mais aussi dans l'  « être ensemble » des citoyens.

Dès aujourd'hui, la formation va devenir évolutive pendant toute la vie et le lien d'information s'introduira de plus en plus à l'intérieur même du lien social. Autrefois, nous avions une société de rétention d'informations plutôt que de diffusion. C’est pour cela qu'il y a des exclus.

RQM : Pourquoi cela changerait-il ?

M. S : Parce que maintenant, les moyens techniques sont là. Autrefois, lorsqu'une papeterie perdue dans la forêt des Landes faisait faillite, l'ouvrier n'avait plus qu'à prendre sont baluchon et parcourir à pied les distances dont je parlais... Aujourd'hui, il devrait pouvoir trouver à sa mairie ou à son ancienne école, ouverte après dix-sept heures pour les adultes, tous les renseignements et informations pour transformer sa vie. En négatif, il y a l'énorme crise que nous traversons en matière de chômage et d'économie et, en positif, il y a la technologie qui est là. Tout le monde sait que la seule façon de s'en sortir est d'améliorer les techniques d'information, de formation...

RQM : Mais il demeure une concurrence très forte que la rareté de l'emploi ne décourage sûrement pas. Partager mon savoir avec mon voisin n'est pas forcément dans mon intérêt...

M. S : L'économie est fondée sur l'échange, qui est fondé sur la rareté. Vous avez deux francs et j'en ai zéro. Si vous me les donnez, j'aurai deux francs et vous zéro. C'est un jeu à somme nulle. Le savoir a exactement la structure inverse. Vous ignorez le théorème de Pythagore et je le sais. Si je vous en donne connaissance, vous allez le recevoir et, pourtant je le garderai. Ce n'est pas un jeu à somme nulle.

Le savoir est le lieu de la non-rareté, à l'opposé de l'économie. Il est vrai que l'on a toujours classé le savoir comme une rareté économique. Mais, qui vous dit que de savoir réparer une mobylette est moins intéressant que de savoir la mécanique quantique ? Dans cette société où les éboueurs deviennent plus importants que les physiciens, le savoir est en train de s'égaliser. Bien sûr, certains ne sont pas d'accord. Ils essayeront de mettre obstacle à cette diffusion du savoir afin de le garder pour eux seuls : afin qu'il reste lié au privilège, au mérite... Je crois inévitable, avec les réseaux, que tout le savoir soit à la disposition de tout le monde. Et j'y travaillerai, c'est le moment maintenant. Il n'y aura plus à acheter le savoir. On achète des livres, on achète tout le savoir, on n'achètera plus rien.

RQM : Reste néanmoins le problème du secret : secret de fabrication, de compréhension.

M. S : Une fois que l'information circule, il ne peut plus y avoir de rareté nulle part. Le réseau est un lieu où l'on ne cache plus rien. Mon grand espoir est que sur le réseau, le vrai pirate soit le pirate de la vérité, c'est-à-dire qu'il y lance tout. La disparition du secret complet était un phénomène absolument imprévu il y a dix ou vingt ans. Aujourd'hui encore, les grandes firmes achètent des savants, des secrets de fabrication, et c'est une des difficultés de la recherche scientifique. Demain arriveront dans les laboratoires, des pirates qui mettront tous les secrets dans le réseau. Le savoir ne sera plus dans des lieux, des espaces de rareté que la société protège. Il va être un océan, un volume dans lequel la société se plonge, se perd. La rareté pourra venir de l'énormité de l'information, mais on trouvera des parades en travaillant sur des navigateurs de plus en plus puissants.

En fait, il va naître une nouvelle manière d'appréhender le savoir dont nous n'avons pas idée. Car c'est la tête humaine qui change fondamentalement, comme elle a changé à la Renaissance. Savez-vous que la transmission de pans entiers de science est en train de s'effondrer en ce moment ? Déjà, des universités prestigieuses aux États-Unis voient décliner le nombre d'étudiants en mathématiques parce que, dans l'univers actuel, on n'a plus besoin de ce type de mnémotechnique, de ce type de fonctionnement intellectuel.

RQM : Parce qu'il est déjà présent dans toute l'information que l'on peut avoir, on n'a plus besoin de le maîtriser soi-même, c'est bien cela ?

M. S : En partie. On est encore loin de pouvoir évaluer ce qui va disparaître, mais les transformations épistémologiques me paraissent beaucoup plus profondes même qu'à la Renaissance. Dans le volume d'information où la société nagera, « surfera », elle aura des chances de démocratisation inconnues jusqu'à ce jour. Cette évolution n'est pas une malchance pour les milieux les moins instruits d'aujourd'hui.

En effet, quel est l'unique livre qu'ont chez eux les gens qui n'ont pas d'argent ? C'est le dictionnaire, le Petit Larousse. Leur apprend-il des mathématiques, de l'histoire, de l'économie ? Non. C'est un livre très spécial dans lequel la jouissance est de « surfer », de se débrouiller dans ce grand espace d'information. Internet n'est rien de plus qu'un immense dictionnaire, un gigantesque espace dans lequel le corps se déplace.

L'intelligence n'est pas de savoir axiomatiquement comment on déduit... Pour Montaigne, ce n'était plus « tête bien pleine », la diffusion de l'imprimerie détrônait cette mémorisation des voyages d'Ulysse, des contes..., qui servaient de supports aux connaissances de l'époque. Déjà Montaigne ne trouvait plus de sens à mémoriser une bibliothèque potentiellement illimitée. Mais sur Internet, faut-il encore une « tête bien faite » ? Peut-être « surfera » mieux « pied bien démerdard ». Voilà la définition de l'intelligence d'aujourd'hui. Celui qui courra le mieux avec ses deux pieds ne sera pas forcément polytechnicien agrégé de philosophie ; ceux-là auront la tête trop lourde pour se débrouiller là-dedans... Par conséquent, il y aura des chances nouvelles pour des gens que l'ancien monde traitait de débiles. C'est un nouveau départ avec des chances également réparties.

L'homme se promènera dans le volume de l'information comme il se promène dans les forêts et les montagnes, pour explorer le monde physique. Jusqu'ici, le savoir était un lieu d'apprentissage de la déduction, de l'induction, de la mémoire. Il devient aujourd'hui un lieu de promenade. Cela n'est jamais arrivé.

RQM : L'école d'aujourd'hui fait-elle obstacle à ce changement ?

M. S : Oui, toutes les écoles. On est à la veille de la plus grande révolution pédagogique de l'histoire. Il faudra changer nos structures d'enseignement. L'école a changé chaque fois que l'on a changé de support. Le support ne dépend pas de la pédagogie, mais la pédagogie dépend du support. La plus grande révolution pédagogique a eu lieu lors de l'invention de l'écriture chez les Grecs. Et puis, les grandes civilisations qui ont inventé le rouleau chez les Juifs ou les hiéroglyphes chez les Égyptiens, ont parallèlement inventé l'école biblique, les scribes...

RQM : Pendant des générations, les enfants ont appris le métier de leurs parents, apprentissage qui faisait immédiatement sens. N'en va-t-il pas de même de l'école ? Le contexte local fait valoir ce que l'on apprend. Les précédents donnaient sens au savoir acquis localement. S'il n'y a plus de local, où va se trouver le sens ?

M. S : Lorsqu'il y a un changement de support, la transmission est suspendue. Cela s'est produit en Occident entre 1960 et 1980 et constitue un des bouleversements les plus profonds de cette période. Les parents n'ont plus enseigné à leurs enfants ni la morale sexuelle ni la religion ni la morale en général ni le civisme... Cela a vraiment été un tremblement de terre inouï à la fin de ce vingtième siècle.

Le sens dépend du support. Autrefois, les hommes parlaient sans écrire. Dès qu'apparaît l'écriture, le monde se transforme. Une transmission s'établit. Il peut y avoir des contrats juridiques, fondations du droit ; des échanges stables, fondations du commerce ; des institutions, fondations de la politique. Il peut y avoir des hommes ensemble, fondations des cités. D'ailleurs, on a dit « histoire » et avant, « préhistoire ».

Dès qu'est arrivée l'imprimerie, les siècles précédents nous ont paru illisibles et sont devenus « les ténèbres du Moyen Âge ». À partir de la Renaissance, un sens nouveau apparaît qui nous est donné par Erasme, Montaigne, Rabelais... Avec la Réforme arrive la liberté de pensée, chose impossible dans une transmission non imprimée.

Aujourd'hui, un nouveau support apparaît, un sens va apparaître. Il n'est pas prédonné aux canaux dans lesquels on le fait passer. Ce sont les canaux qui précèdent le sens, qui fabriquent le sens, et tout le monde sera stupéfait de découvrir qu'un sens nouveau est apparu. Inutile de le chercher aujourd'hui, il est absent de notre monde. Ce n'est pas vous qui le trouverez. Ce sont vos enfants ou vos petits-enfants...

RQM : L'enjeu essentiel d'aujourd'hui est donc l'accessibilité de ces nouveaux canaux à tous les enfants.

M. S : L'accessibilité est en théorie libre et pas chère. Le prix estimé d'une « université à distance » au nouveau campus installé par un gouvernement précédent dans la couronne externe de Paris, est de 1%, un centième... Avec seize fois moins d'argent que les quatre tours à huit milliards de la grande Bibliothèque, on aurait mis tout le savoir concentré à la disposition de soixante millions de personnes. Sans qu'elles aient à payer leur billet de seconde classe de Biarritz à Paris...

Comme vous le savez, l'énergie qui se balade dans les réseaux n'est même pas à l'échelle entropique. Donc ces choses-là sont quasiment gratuites.

RQM : Le coût des logiciels et de la course à la sophistication n'est pas négligeable. Pourtant, vous disiez que le temps d'accès d'un chercheur américain à une base de données est cent fois moins élevé que celui d'un chercheur en Afrique qui a un matériel, des liaisons, beaucoup moins puissants.

M. S : C'est vrai. Pour le moment, cette avancée technologique profite surtout aux riches, comme d'habitude, mais il peut en être autrement. Les Américains essayeront, bien sûr, de garder la priorité, mais pour nous qui sommes plus démocrates, plus républicains, plus « partageurs », cela peut nous aider beaucoup. Je suis optimiste, né optimiste...

Je pense à Claire Hébert-Suffrin qui a créé, il y a quinze ans, un réseau d' « Échanges de savoir », sans ordinateur à l'époque. Elle a mis en rapport quelques personnes susceptibles d'échanger leurs connaissances, de russe de réparation de mobylette, de physique nucléaire, de tout, mais en dehors de l'idée d'argent. C'est devenu un réseau de vingt-cinq mille personnes qui s'étend dans presque toute l'Europe. Elle a eu une intuition vraie de ce qu'est le savoir : le partage, la gratuité, l'échange, l'espace. Si nous mettons tout cela sur ordinateur, cela devient la véritable université.

RQM : Cette conception nous intéresse et nous déconcerte en même temps. Le père Joseph Wresinski, fondateur de notre Mouvement, a toujours demandé à ceux d'entre nous qui sont des universitaires de convaincre les universitaires que l'on avait besoin de leur savoir.

M. S : À cette époque, le père Joseph Wresinski avait raison, mais maintenant vous n'avez plus besoin d'eux. Le savoir est à votre disposition, voilà la différence.

RQM : Il distinguait, par ailleurs, différents savoirs. Celui des universitaires et celui des « gens de terrain » ne sont pas les mêmes. Celui-là est un savoir empirique, ratifié, modifié par l'expérience de vivre. Le père Joseph Wresinski disait : « Apportez votre savoir mais surtout, ne les empêchez pas d'élaborer le leur »

M. S :  C'est justement ma lutte. Je suis en opposition violente avec tout ce que les politiques font aujourd'hui en France, en matière d'informatisation ou de mise en réseau des écoles. Ils vont partir d'en haut, des spécialités, des inspecteurs... et vont rendre obligatoire... C'est la copie de l'ancien monde sur le nouveau monde, les dinosaures plus Internet.

Mon idée serait de ne pas partir des notions de savoir, de formation, de compétence, mais de connecteur les hommes entre eux selon leurs besoins et leurs possibilités. Les exclus seront déjà moins exclus s'ils sont ensemble et, de cette connection, va naître une demande. La pédagogie classique actuelle est une offre qui ignore la demande. Elle met des marchands d'œufs sur la place du village alors qu'il n'y a pas d'acheteur. Les professeurs ne se soucient pas de la demande.

Il faut inverser le sens de la pédagogie et partir du problème de l'insertion. L'insertion, c'est d'abord de donner aux exclus, aux pauvres gens, la possibilité de former une vraie communauté, de dialoguer entre eux, de parler entre eux de leurs besoins. À ce moment-là, il y aura des « demandeurs d'œufs », ils seront très vite intelligents et sauront chercher vite le savoir. Pendant ce temps-là, les offreurs, le Centre national d'enseignement à distance, l'université, auront préparé des serveurs gratuits. Ce sera une vraie révolution qui ne partira pas d'en haut.

Avec le changement de support, tout va changer : le savoir, le sens, la tête humaine, comme à l'époque de la diffusion de l'imprimerie.

Lorsque le cerveau se débarrasse de certaines charges, il se libère pour d'autres. La mémoire libérée par l'imprimerie à l'époque de sa diffusion, a permis d'inventer la physique, un peu comme les mathématiques à l'époque de l'écriture. Cela se compare à l'évolution de l'homme vers la station debout. Ses pattes de devant désormais libres pour la préhension, sont devenues des mains, libérant ainsi la bouche de cette tâche. L'homme a alors pu se mettre à parler. Ce changement de sens était imprévisible.

Je crois donc que l'avancée prodigieuse des techniques actuelles, n'est pas historique mais hominienne, pas de l'ordre de l'histoire mais de l'évolution.

RQM : Nous sommes enthousiastes et en même temps troublés. Tout cela nous donne une très grande responsabilité. Permettez-nous de vous citer le père Joseph Wresinski : « Nous n'allons pas attendre l'achèvement de nos mutations... pour nous ranger aux côtés des plus pauvres, d'autant moins que ces mutations réalisées sans eux et sans tenir compte de leur expérience ne leur serviront pas pour après. La grande pauvreté que nous emmenons vers une nouvelle société ne disparaît pas ainsi comme par enchantement. Il faut nous en défaire par la construction même de cette société, sinon elle sera à nouveau comme incrustée dans ses murs » Vous nous avez parlé de l'histoire des grands changements. Or, la pauvreté de l'ancien monde est restée, incrustée dans les murs de la Renaissance, et elle est toujours là. Ces nouveaux canaux vont amener en quelque sorte un homme nouveau. C'est "une année de grâce", on va remettre les dettes du savoir ou de son absence. Mais l'homme nouveau sera-t-il automatiquement moins inégalitaire ?

M. S : Le fait de la circulation de l'information est une variable principale qui transforme tout. Ne pas préparer ce nouveau monde pour les plus pauvres serait aveugle et « salaud ». Ce serait préparer un monde encore plus cruel que l'actuel. Si l'on ne prend pas ce virage-là, on risque de précipiter ce monde dans une pauvreté plus grande encore.

Aujourd'hui, l'absence de savoir n'est plus un handicap. C'est la nouvelle donne. Aujourd'hui, c'est la remise des dettes, comme vous le dites, c'est "la rédemption" du savoir. Mais, il faut que cette remise à zéro profite aux plus faibles. Il y a pour eux, cette chance, cette possibilité d'un nouveau départ, maintenant. C'est le moment.

Michel Serres

Michel Serres est membre de l'Académie française, professeur de philosophie à la Sorbonne (Paris) et à l'Université de Stanford (États-Unis).

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