Des mondes décalés

Claude Mormont

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Claude Mormont, « Des mondes décalés », Revue Quart Monde [Online], 135 | 1990/2, Online since 01 December 1990, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3872

Lors de leur rencontre en novembre dernier, les volontaires du Mouvement engagés dans une action pour le travail ou le métier ont rappelé le fossé qui sépare toujours les travailleurs les plus pauvres des autres travailleurs. Claude Mormont reprend ici des éléments de cette rencontre.

Quelles sont les références ouvrières des très pauvres ? Quand on vit avec des familles pauvres on s’aperçoit qu’elles sont réduites chez les jeunes comme chez les adultes. Cela se traduit, dans le domaine dont nous parlons aujourd’hui, par l’absence de comportements considérés comme normaux dans l’entreprise. Par exemple, un homme se présente en short à un entretien d’embauche ; un autre obtient quatre jours d’arrêt maladie mais ne prévient personne… Un minimum de savoir-faire en communication leur fait défaut. Beaucoup ont marqué cet apprentissage des relations sociales qui se fait dès l’enfance, or il constitue un préalable pour entrer dans l’entreprise

Le père Joseph Wresinski remarquait : « Le travailleur du Quart Monde se comporte comme un déraciné du monde du travail : il ne l’a pas assez fréquenté, ou ne l’a pas fréquenté dans des conditions lui permettant d’acquérir les façons de parler, de faire, de poser les gestes. Il n’a vraiment pas la manière et n’a aucun moyen de l’apprendre. »

Les références ouvrières

A Bordeaux (F), des jeunes ont cheminé deux ou trois ans avec la Maison des métiers. Certains d’entre eux ont un travail régulier et on s’aperçoit qu’ils ont en commun la participation à un groupe de JOC ou la présence au travail d’un membre de la famille. D’autres jeunes ne travaillent pas ou ont fait des petits boulots occasionnels : chez eux, personne ne travaille. C’est le cas de F., il est vif, plus que d’autres jeunes qui ont obtenu un travail et s’y tiennent ; or il continue de papillonner. On s’aperçoit que dans sa famille les expériences de travail sont plutôt restreintes.

Les plus pauvres se réfèrent davantage au travail précaire ou au travail « au noir » qu’à l’emploi ouvrier classique et au statut de salarié protégé par le droit du travail. Ces circuits non reconnus ne garantissent aucun droit mais offrent des moyens de survie. Les quitter pour conquérir des droits liés à un statut de travailleur, ainsi qu’à une formation, est une entreprise aléatoire. A Bordeaux, un jeune découvre qu’il est employé illégalement et ne sera jamais payé : il refuse toutefois l’idée de dénoncer son patron à l’Inspection du Travail. A Rastatt (RFA), un jeune sans formation travaille « au noir » dans des écuries pour un salaire dérisoire. Il refuse de quitter ce travail pour un vrai emploi dans une ferme expérimentale. Sa famille le soutient, même si sa mère se rend compte qu’il prend le même chemin qu’elle : « J’ai travaillé toute ma vie et je n’ai rien dans les mains, pas de retraite. Je ne connaissais pas mes droits », disait-elle.

Quand ils découvrent les droits des salariés, les travailleurs du Quart Monde basculent facilement dans une attitude tout aussi paradoxale, sans faire la part des droits théoriques et des pratiques effectives. A leur sortie de l’atelier de promotion professionnelle de Villeneuve-d’Ascq (F), deux hommes trouvent du travail, l’un dans le nettoyage, l’autre dans la restauration. Ils n’y restent qu’un mois parce que le patron ne compte pas les heures supplémentaires sur la fiche de paie. Des ouvriers leur reprochent d’avoir refusé des pratiques courantes dans ces entreprises : « Dans le travail, il faut passer sur un certain nombre de choses. »

L’exemple d’un chantier de réhabilitation d’HLM à Reims (F) illustre bien cette différence entre des personnes du monde de la misère et d’autres travailleurs, notamment immigrés. On a d’abord proposé ce chantier à des personnes très pauvres qui ont réagi avec lenteur et de façon individuelle. Dans le même temps, d’autres travailleurs se sont manifestés spontanément et ont communiqué l’information à leurs camarades. Dans un tel contexte, il est évidemment tentant de pendre ceux qui viennent spontanément et expriment clairement leur volonté de travailler.

Alors que les valeurs les plus couramment mises en avant dans l’entreprise sont celles de la compétence et de la motivation, les travailleurs les plus défavorisés semblent se référer à une autre valeur, présente d’ailleurs dans la conscience ouvrière, mais pas toujours mise en pratique : le refus de toute exclusion. Une illustration en est donnée par la façon dont ces travailleurs proposent aux équipes du Mouvement d’en embaucher d’autres : « Dans mon quartier je connais un gars : il faut qu’il puisse venir à l’atelier, car dans sa famille ils n’ont plus rien. » Des travailleurs plus dynamiques se réfèrent, dans la même situation, à d’autres valeurs : « Untel devrait travailler à l’atelier, car il bosse bien, on peut compter dessus, c’est un bon ouvrier. »

Le comportement au travail

Si le courage au travail des très pauvres est souvent reconnu, leur comportement reste incompris.

A Lyon (F), un ouvrier réussit les tests d’embauche dans une entreprise ; il est jugé vif, capable de s’adapter rapidement aux situations. Mais l’expérience montre qu’il parle peu et encontre de grandes difficultés à entrer en relation. On retrouve souvent de telles appréciations de la part de patrons ou de collègues : « Il est vif », « Il est courageux », « Il a le sens du travail. » Et pourtant le comportement de ces ouvriers reste incompréhensible. L’un s’en va après trois jours, alors que son comportement donnait satisfaction. D’un autre, un patron dit : « Il a de l’or dans les mains » et il veut le prendre en contrat d’apprentissage. Mais le jeune refuse et le patron ne peut que déplorer ce gâchis.

Ailleurs, dans une entreprise du bâtiment, un homme s’énerve car il s’estime traité comme « un moins que rien. » Il endommage un véhicule et s’en va. Malgré cela, l’entreprise est prête à le garder, car on le considère comme volontaire et courageux. Lui maintient son refus, tandis que le patron dit : « Je ne comprends pas qu’il s’énerve comme ça, il n’y a pas de raison. On ne va pas en rester là. »

En fait, dans les entreprises, les interlocuteurs des très pauvres se trouvent souvent démunis. Des patrons, des collègues disent : « Je ne comprends pas comment ces gens fonctionnent. » Souvent, ils se disent prêts à ne pas en rester là. Dans beaucoup d’entreprises, les très pauvres ne sont pas totalement inconnus, mais ils n’ont souvent fait que passer : « Ce sont ceux qui sont partis tout de suite. » A certains patrons, à certains ouvriers, cela pose question que des gens passent et ne tiennent pas. Mais tant qu’ils ne connaissent pas l’histoire de ces hommes et de ces femmes, il leur est très difficile de les comprendre.

Des échecs successifs

Les équipes du Mouvement sont témoins chez les travailleurs très démunis d’une perte de confiance en soi, nourrie par des échecs successifs, qui entraîne une sensibilité à fleur de peau à tout ce qui paraît une atteinte à la dignité : des remontrances sont jugées insupportables et provoquent un abandon du travail, les tâches confiées sont souvent jugées ingrates.

Des remarques, des observations que d’autres acceptent sans doute plus facilement, sont vécues par les plus pauvres comme une remise en cause de leur personne, comme un refus de leur faire confiance. Ils ne peuvent avancer sans cette confiance. Eux-mêmes le disent : « Si tu n’as plus confiance en toi, tu laisses aller, tu n’entreprends plus de démarches… A un moment, tu réagis, soit pour ta famille, soit parce que tu as rencontré un copain qui t’a redonné du courage. Tu réagis et tu repars. Mais comment continuer si tu n’es pas soutenu ? C’est long de retrouver confiance en toi. Il faut que de l’amitié se crée pour que tu retrouves confiance et oses de nouveau faire des démarches. »

Ils se sentent seuls

Les plus défavorisés se sentent seuls dans leurs efforts pour rejoindre le monde du travail. Ils ne peuvent souvent compter sur le soutien, ni des camarades de travail, ni des organisations de travailleurs. Ils ne peuvent s’appuyer sur des acquis antérieurs en termes de formation, d’expériences de travail positives… Ils ne sentent pas que d’autres nourrissent des ambitions pour eux et sont prêts à s’engager avec eux pour les réaliser. La question du soutien sur lequel ils vont pouvoir compter apparaît centrale et doit être notamment prise en compte dès qu’on parle d’insertion.

A Bordeaux, un adulte en qui plus personne ne croyait, a été embauché dans une entreprise de jardinage. Il avait de gros problèmes d’alcool. Mais un réseau d’amitié s’est créé autour de lui. Le voisinage, d’abord incrédule, est aujourd’hui fier que cet homme tienne au travail. Un volontaire de Bordeaux conclut : « On pense souvent que le capital de courage doit être porté par une seule personne. On découvre qu’il doit en fait être partagé par tous ceux qui cheminent avec elle. » En sens inverse, des tentatives échouent ou sont mises en péril par l’incrédulité des partenaires. Cela a failli se produire dans l’exemple ci-dessus, lorsqu’un directeur d’HLM a téléphoné au patron pour le mettre en garde : « Ne gardez pas cet homme, c’est un alcoolique et il a fait de la prison. »

A Villeneuve-d’Ascq, un ouvrier est embauché à l’atelier et tient bon à la surprise de plusieurs services sociaux qui avaient eu de multiples difficultés avec lui. Avec le soutien d’un psychologue scolaire, cet homme et sa femme veillent à la scolarisation progressive de leur petite fille. Mais le juge pour enfants menace la fillette de placement si elle ne fréquente pas à plein temps la maternelle. Seul le père, et non la mère, lui paraît capable d’appliquer cette décision et il le lui dit. Résultat : le père quitte un travail qu’il s’était pourtant acharné à garder. Pour l’assistante sociale, cela importe peu : on peut toujours veiller à ce que cette famille touche le Revenu Minimum d’Insertion. Cet exemple pose la question du partenariat sur lequel les familles pauvres peuvent compter : comment peuvent-elles retrouver une identité de familles de travailleurs si d’autres n’y croient pas avec elles ?

Etre ambitieux

Pour que les très pauvres se mobilisent, il faut que des perspectives réelles leur soient offertes. Comme dans l’exemple précédent, ils perçoivent souvent l’absence de perspectives à leur égard. Leur déception est grande par rapport aux stages qui n’offrent pas de débouchés professionnels.

Deux jeunes de Bordeaux claquent la porte d’un préapprentissage en boulangerie qui semblait pourtant bien se dérouler. Les professeurs ne comprennent pas. Mais la mère d’un des jeunes dit : « Le patron lui a déjà dit qu’il ne le prendrait pas en apprentissage après ce préapprentissage. » Un jeune adulte dans le Val-d’Oise (F) quitte un stage en entreprise avant la fin, car suite à des expériences antérieures il craint le refus du patron de le garder. Le crédit – formation est perçu par des jeunes très démunis comme un espoir d’en finir avec les stages sans perspectives : il faut éviter qu’ils soient une nouvelle fois déçus. Par contre, à l’atelier de Reims, des jeunes arrivent et acceptent de faire des travaux sales. Ils savent que cela se situe dans une histoire car les jeunes avant eux ont commencé ainsi puis ils ont poursuivi un vrai apprentissage.

L’atelier « Avenir Jeunes de Reims » a permis à un premier groupe de jeunes, illettrés au départ, d’acquérir un métier. Cela a été possible parce que l’équipe a cru dès le début aux possibilités des jeunes, même quand eux-mêmes avaient beaucoup de peine à y croire.

Le désir de se former ne s’exprime pas de suite et reste lié à la possibilité de se projeter dans l’avenir et de faire des projets. Aussi le statut de travailleur en formation (salaire et contrat de travail) est déterminant par la sécurité qu’il apporte. Un père de famille de Lyon, qui participe régulièrement à la réflexion de la Maison des Métiers depuis deux ans commence seulement à parler d’apprendre un métier et souhaite partager son cheminement avec d’autres.

Ce dernier aspect doit aussi être pris en compte. Trop souvent les pauvres rencontrent des interlocuteurs qui les enferment dans les difficultés, dans ce qui ne va pas. Ils restent incapables de leur offrir une perspective qui les projette en avant. Or il est fondamental d’avoir une perspective plus large que l’action immédiate. Dans tous les lieux où il s’agit, le Mouvement propose à chacun, y compris aux pauvres, de poser des actes pour plus pauvres qu’eux. Un volontaire de Lyon explique cette démarche : « Je suis allé chez M. qui n’était pas allé travailler. Nous avons discuté avec sa femme et repris leur histoire depuis trois ans : Vous vous êtes mariés, tu es allé à la Communauté Européenne à Bruxelles avec le Mouvement en juin dernier et tu y as parlé au nom du groupe, on a tellement investi qu’on ne peut pas arrêter. » Un tel dialogue place M. non seulement face à une absence, mais face à son projet de se situer comme travailleur et citoyen responsable.

Entre ambitieux pour et avec les travailleurs les plus défavorisés, croire avec eux et à certains moments plus qu’eux que c’est possible, voilà des conditions indispensables à l’accès de tous au travail et au métier. Les plus pauvres sont les premiers artisans de ce combat. Ils le mènent top souvent seuls. Qui osera y croire avec aux ?

Claude Mormont

Claude Mormont, Belge. Après des études supérieures de chimie et de théologie, il devient volontaire du Mouvement ATD Quart Monde en 1977. Il assurera alternativement des responsabilités à Reims (F), au Bureau de programmation à Pierrelaye (F), à la ferme de vacances familiales à Wijhe (NL). Depuis 1986, il est chargé du secrétariat « Métier » au centre international du Mouvement. Avec sa femme, volontaire elle aussi, et leurs trois enfants, il habite à la cité de promotion familiale à Herblay (F)

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