Le père Joseph

La Croix, 17 février 1988

Alfred Grosser

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Alfred Grosser, « Le père Joseph », Revue Quart Monde [En ligne], 126 | 1988/1, mis en ligne le 01 octobre 1988, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3899

Il est mort peu après la fin d’une année presque triomphale. D’abord la publication d’un document dont la page de titre disait : « Conseil économique et social : Grande pauvreté et précarité économique et sociale. Rapport présenté par M. J. Wresinski. J.O. de la République française. » Cette République semblait ainsi prendre à son compte les thèses centrales du mouvement Aide à toute détresse que le Père Joseph avait créé trente ans plus tôt. Puis, en octobre, au Trocadéro, des hommes politiques éminents de tous bords ont participé au spectacle donné sur la colline de Chaillot par un quart monde dont on acceptait l’autoprésentation, alors que dix ans plus tôt, lors d’un rassemblement pourtant spectaculaire et impressionnant à la Mutualité, seule Simone Veil était venue, et seuls deux articles avaient, en l’absence de la télévision, évoqué le mouvement, son développement, son implantation devenue internationale.

Quelles thèses ? D’abord et surtout celle de la condamnation à la misère. La plupart des hommes et des femmes rencontrés en 1956 dans le bidonville de Noisy-le-Grand, puis de ceux dont le Père Joseph et ses volontaires ont partagé la vie, n’étaient pas devenus pauvres. Ils étaient nés pauvres et condamnés depuis leur naissance à accumuler tous les handicaps, à se voir privés de tous les droits. La misère quotidienne. Le sous-habitat. L’espérance de vie égale à la moyenne de 1850. Puis l’instruction impossible. Un enfant sur dix accédant à la maternelle ; un sur vingt au niveau du certificat d’études.

Les municipalités communistes ont eu autant de mal que les bourgeoises à admettre que qui ne travaille pas n’est pas nécessairement un paresseux, un bon à rien. Le mépris de Karl Marx pour le Lumpenproletariat, le prolétariat en guenilles, n’a jamais cessé d’être présent au sein du mouvement ouvrier luttant pour les droits des travailleurs.

L’exclusion c’est le silence. Silence par absence dans le champ de conscience des autres : on n’est pas recensé, on ne figure pas sur les listes électorales, on consomme peu – quels partis, quels publicitaires pourraient bien percevoir votre existence ? Silence parce qu’on ne sait pas s’exprimer, parce qu’on n’a pris conscience ni de la situation ni de la solidarité qui vous lie aux autres exclus : le mouvement ATD Quart Monde a précisément voulu se faire la voix des sans voix, tout en les aidant à accéder eux-mêmes à la parole. Par l’éducation. Par la connaissance qu’il fallait d’abord élaborer : d’où l’Institut de recherche si fécond créé par le mouvement.

Mais il ne peut y avoir ni apprentissage ni prise de conscience ou de parole sans accession à la dignité. Le thème central, la thèse centrale est là et surtout la pratique centrale : respect de la dignité et incitation à la découverte du respect de soi. Respecter les démunis en vivant avec eux et non en leur apportant des aumônes du dehors ; les respecter en tant que mères et que pères en jouant sur la dignité de la cellule familiale plutôt que sur l’enfant arraché d’emblée aux parents chutant alors encore plus dans « l’indignité ».

Conduire au respect de soi par les moyens les plus divers : l’enfant considéré par l’école comme handicapé mental accède à la normalité, puis à l’épanouissement par la découverte de l’amitié avec une fillette qui le traite en égal. L’esthéticienne transforme et rajeunit le visage de la femme négligente de son corps et lui redonne ainsi une personnalité, une volonté, une âme.

Tout cela est de mieux en mieux compris et accepté. Et ATD Quart Monde a eu de plus en plus de volontaires et d’alliés. Mais la jubilation n’est pas mise de vue. La crise et le chômage ont créé de nouvelles normes de pauvreté, ont de nouveau creusé des fossés au sein de la société, des fossés presque aussi infranchissables que les anciens, eux-mêmes encore mal comblés et, surtout, la morale ambiante n’a guère été contaminée par le Père Joseph. Certes, tous les candidats parlent de solidarité et même d’un minimum vital à accorder à tous. Les égocentrismes, la morale la plus individualiste font des ravages. Des hommes et des femmes, comme Joseph Wresinski et les volontaires, avaient vocation à devenir la mauvaise conscience d’une société prospère. Il ne faudrait pas qu’ils servent, par leur existence, à donner simplement bonne conscience à la partie de notre société qui peut encore vivre dans les charmes de la consommation sans cesse accrue.

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