Réflexions d’une élue municipale

Marguerite Vieille Marchiset

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Marguerite Vieille Marchiset, « Réflexions d’une élue municipale », Revue Quart Monde [En ligne], 126 | 1988/1, mis en ligne le 05 septembre 1988, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3914

La grande force du rapport Wresinski est d’oser dire que les problèmes de la pauvreté et de la précarité doivent être traités en termes de respect des Droits de l’Homme : un pays qui ne sait pas s’honorer de prendre en charge les pauvres, qui évite de regarder en face le mal être des plus démunis et n’arrive pas à se doter des moyens importants permanents d’y remédier efficacement, peut-il prétendre respecter les droits fondamentaux de l’homme à la liberté, à la sécurité ? Le concept même de respect des droits de l’homme implique l’obligation, pour une société qui en a tout de même les moyens, de s’attaquer immédiatement au problème. Le rapport est clair à ce propos :

« En dépit de réelles difficultés économiques auxquelles elle doit actuellement faire face, la France ne peut admettre que des citoyens puissent être affectés dans le libre exercice de leurs droits et devoirs. Nous avons constaté que cette liberté est compromise quand n’est pas assuré un minimum raisonnable à la fois de sécurité d’existence (ressources, logement, santé), d’instruction scolaire, de formation professionnelle et de chances de trouver un emploi ainsi que de moyens pratiques de mener une vie associative correspondant aux intérêts et aux projets d’avenir de chacun ».

Reconnaître les droits aux pauvres

L’idée qui est donnée comme une évidence dans le rapport et selon laquelle une lutte insuffisante contre la pauvreté constitue une atteinte aux droits de l’homme est-elle si communément admise, y compris dans les milieux ou services (élus, centres communaux d’action sociale, associations) où l’on est censé faire foi ou profession de bannir la misère ? Les prétextes ne manquent pas pour ne pas faire plus pour les pauvres ou rejeter les responsabilités ailleurs : on ne va tout de même pas, alors que certains peinent à gagner si peu, reconnaître un droit à un minimum de ressources à quelqu’un qui n’assure pas une contrepartie en travail… Quel usage d’ailleurs en ferait-il ? N’est-il pas plus sérieux – et meilleur pour lui – de lui donner en nature, en les choisissant à sa place, ses moyens d’existence ? Avec ce qui est accordé en aides de toutes sortes dans le département, il doit y avoir suffisamment pour que chacun vive décemment : il suffirait pour cela, de coordonner les interventions… Est-il sérieux de donner un logement convenable à une famille qui vit depuis toujours en taudis, qui va le dévaster et, au surplus, ne paiera certainement pas son loyer ?… À tout bien considérer, le problème de la pauvreté relève du domaine économique, de l’organisation de la société : les collectivités territoriales ne peuvent s’épuiser financièrement à résoudre les problèmes de l’État.

Nous avons tous entendu – n’avons-nous pas en nous mêmes – ce type de réaction cédant à un réflexe de fausse moralité, selon lequel devrait aidé celui qui participe, et laissé pour compte celui qui n’a pas encore manifesté son « bon vouloir ». Ce réflexe est l’expression d’un jugement, au nom duquel le pauvre a toujours tort… Tort de ne pas avoir ce « minimum d’égalité » qui permet la prise en compte de son problèmes par l’autre. Nous avons aussi, qui justifie certaines de nos réactions, de nos impossibilités, l’étroitesse de nos moyens locaux.

Une réponse de tous, sur tous les terrains

J’ai trouvé dans le rapport Wresinski aussi bien un constat fidèle de ce qu’est la pauvreté, spécialement dans nos grandes cités, que des propositions fortes et justes pour lutter avec efficacité contre une situation qu’il faut bien qualifier d’indigne d’un pays développé :

- l’exclusion sociale est la résultante d’un faisceau de manques et d’insuffisances (éducation, ressources, logement) ;

- l’exclusion ne peut céder que si une action est menée en même temps par tous, sur ces différents terrains. Dans une action sociale, globale, dont il faudra bien un jour cesser de parler pour se donner les moyens de la mettre en œuvre.

Parce que Besançon est maintenant une cité bien connue pour sa politique de garantie de ressources, il m’a été demandé de livrer les réflexions qu’inspirent à une élue de base les propositions du rapport. Je le fais volontiers en expliquant que la recherche conduite à Besançon n’a pas l’envergure du travail du père Wresinski et qu’étant menée dans un Centre Communal d’Action Sociale, c’est-à-dire très en aval, elle s’est effectuée sur trois points seulement qui représentent les besoins immédiats des personnes : les ressources, le logement, la santé. Mon propos sera avant tout de dire quelle part, semble t-il, les élus locaux doivent prendre au quotidien dans la mise en œuvre des actions propres à maintenir la structure familiale, la référence de chaque individu à une identité.

Un revenu minimum pour tous

L’idée perce peu à peu. Elle a cependant été combattue par presque tous les partis politiques, aidés en cela, il faut bien le dire, par une large majorité de travailleurs sociaux et de l’opinion publique. Au nom de deux grands principes : le refus de l’assistance et les contraintes financières.

Le risque d’installation dans l’assistance, de démotivation de la personne à se prendre en charge d’abord. Mais choisit-on de vivre dans l’exclusion ? Est-il possible de se complaire à y demeurer ? Est-ce que, lorsqu’on ne sait pas de quoi on se nourrira le lendemain, où on logera, est-ce que, dans ces conditions-là, on est en mesure de prendre en charge son avenir ? L’assistance, comme dans le domaine médical, est le plus souvent, au départ, la seule intervention possible. Elle ne mérite pas ce bannissement général qu’elle subit aujourd’hui, à condition que le service social poursuivre son intervention, dans le dialogue avec la personne, jusqu’à l’exonérer de cette situation intenable d’insécurité et de précarité et lui permettre, les périls immédiats étant écartés, de reprendre son souffle et de construire sa réinsertion. Dans l’évaluation de l’expérience de revenu familial garanti en Ille-et-Vilaine, l’équipe de l’Institut de Recherche du Mouvement ATD Quart Monde, cite une famille : « Quand il n’y a pas d’argent, c’est le diable dans la maison » qui gâche tous les rapports familiaux. L’exorcisation de ce mal est un préalable à la réinsertion. Le Minimum social garanti, pratiqué à Besançon, qui permet à une famille de vivre à l’abri des besoins immédiats pendant une période suffisamment longue, n’a pas d’autre but.

Travail minimum ou revenu minimum

La doctrine du travail social a toujours lié, lie encore le plus souvent la réinsertion (l’objectif) et le travail (le moyen).

Il est incontestable que les différentes mesures d’insertion par une activité professionnelle (PIL, PLIF, CLR, TUC, etc.) donnent ici et là certains résultats intéressants, parce que notamment ils habituent ou réhabituent les bénéficiaires au rythme du travail. L’intérêt à terme de ces dispositifs est cependant contestable, en ce sens qu'ils précarisent nécessairement certains postes qui jusque-là ne l’étaient pas, et surtout qu’ils précarisent l’emploi et par conséquent les ressources et les chances d’insertion. Le plus grave est que même s’ils n’avaient pas ce caractère précaire, ces pseudo-emplois ne peuvent toucher qu’une proportion infime des personnes dans le besoin.

Dans le département du Doubs, un « contrat Zeller » qui a mis à disposition un crédit de 500 000 F, a été passé en 1987 et a été renouvelé pour le même montant en 1988. Ce dispositif a permis de toucher 367 personnes, alors qu’une enquête effectuée en 1986 par les travailleurs sociaux de toutes les institutions dénombrait 4300 familles en situation de pauvreté. Les contrats ont ainsi permis de satisfaire, et temporairement, moins de 10% des cas recensés. Sont restées sans solutions toutes les personnes à qui aucune offre d’emploi n’a pu être faite ou qui ne pouvaient l’assurer, en raison de leur état de santé : celles-là étaient cependant les cas les plus dignes d’intérêt.

La société a le devoir urgent d’instaurer un revenu minimum, avec contrepartie de travail quand elle est possible. Elle doit admettre que la possibilité de contrepartie ne sera pas le cas le plus fréquent et que tout dispositif de garantie de ressources basé sur un travail est un leurre.

La dépense n’est pas supportable : c’est le second argument opposé à la mise en place d’un Revenu Social minimum. C’était, il faut le noter, celui utilisé pour ne pas augmenter le Minimum vieillesse dans les années 1960-1970. Et pour appuyer cet argument, on brandissait déjà des prévisions de dépenses tout à fait prohibitives. Les mêmes arguments sont repris aujourd’hui pour expliquer que le Revenu minimum social est inapplicable.

Je voudrais simplement livrer à la réflexion du lecteur des chiffres issus des études faites dans le Doubs : pour une population de 475 000 habitants, la dépense prévue pour étendre à toutes les communes du Département les mesures adoptées dans la ville de Besançon (minimum égal à 2800 F par mois pour une personne, + 25% pour la seconde, +20% pour les suivantes) a été chiffrée en 1986 à 40 000 000 F. Le plan de financement calqué sur le dispositif appliqué en Ille-et-Vilaine prévoyait :

- pour l’État : 20 000 000 F

- pour le département : 10 000 000 F (20 F par hab.)

- pour les communes : 10 000 000F (20 F par hab.)

Ce plan n’ayant pas abouti, les chiffres ci-dessus ne sont qu’une estimation. Réels sont par contre ceux correspondant aux dépenses réalisées à Besançon en 1986 : 4 400 000 F pour 120 000 habitants soit 36 F par habitant et 0,66% du budget de fonctionnement de la Ville. En rapportant ces résultats à la population française, la dépense serait de l’ordre de 2 milliards. Compte tenu des problèmes particuliers aux grandes agglomérations, ce chiffre serait certainement insuffisant : il représenterait cependant un effort considérable par rapport aux 570 000 000 F affectés au plan Zeller pour 1988.

Il est sûr, en tous cas, que l’effort à consentir est important mais que réparti entre les trois collectivités, État, Département, Commune, il est parfaitement intégrable dans un budget, surtout si, comme le préconise le rapport du père Joseph Wresinski au Conseil économique et social, il est consenti par paliers annuels, et vers un objectif précis qui ne serait pas remis en cause.

Un logement décent

Parce qu’ils craignent de ne pas être payés, il arrive que les organismes d’HLM, oubliant le rôle social d’accueil qui est fondamentalement le leur, refusent l’accès au logement aux plus pauvres ; on voit même des catégories de sans-droits nommément désignées (bénéficiaires de l’A.A.H., de l’A.P.I., de T.U.C., par exemple).

Les difficultés des gestionnaires d’HLM ne sont pas niables et le rôle de l’État est déterminant dans la définition de la solvabilité des familles par rapport au paiement de leur loyer. À cet égard, je ne suis pas certaine que la circulaire du 1er février 1988 du Ministère de l’Équipement et du Logement, relative aux diverses formes d’Aide Personnalisée au Logement, soit de nature à convaincre les logeurs d’accepter en plus grand nombre les familles les plus démunies.

Je pense aussi que le logement de ces familles est surtout une affaire de concertation au plan local, dans laquelle les élus ont une responsabilité de premier plan. Ils doivent faciliter l’accès en cautionnant le montant des loyers, en s'interposant entre logeurs et locataires, pour éviter toute expulsion motivée par la seule impécuniosité.

Il est nécessaire d’abord de prendre en compte les besoins des familles les plus marginalisées, qui souhaitent le plus souvent un confort minimum correspondant à leurs moyens. Les programmes de réhabilitation des quartiers anciens obéissent le plus souvent aux seules règles de qualité et d’esthétique foncières. Il appartient aux associations, mais surtout aux élus qui ont accès aux lieux de décision, d’être les porte-parole des plus démunis, reconnus ainsi, selon ce que préconise le rapport, comme de véritables partenaires.

L’aide au logement implique une participation financière importante des collectivités territoriales, parce qu’il faut bien résorber certains impayés, apporter une caution pour un loyer qui ne sera peut-être jamais payé. Je suis certaine par contre qu’un aménagement concerté des quartiers anciens, lieu habituel de vie des plus démunis, génère d’importantes économies à la collectivité comme aux familles à reloger.

L’accès aux soins

Nous vivons dans un pays qui peut être fier de son dispositif de protection de la santé. Il s’agit là cependant d’un bien fragile et sujet à d’incessantes remises en cause. La décentralisation a, dans le domaine de l’Aide Médicale, en rapprochant le « décideur » du « payeur » certainement contribué à la floraison de règlements et de conditions d’attribution, tous aussi restrictifs et dictés par les seules préoccupations financières.

Est-il tolérable qu’une personne sans aucun moyen financier doive justifier par un certificat médical préalable, qu’elle devra payer, qu’elle a besoin de l’Aide Médicale à Domicile ? Est-il admissible que la nationalité soit une condition d’admission à cette prestation ? Le rôle des élus locaux et de leurs services qui interviennent au départ du dossier est de faire en sorte que les règles fondamentales de l’Aide Médicale ne soient pas tournées et que la prestation puisse ainsi jouer pleinement son rôle préventif en matière de santé.

Le Conseil économique et social a accepté les conclusions du rapport Wresinski et notamment celle de faire du traitement de la grande pauvreté une priorité nationale. Il a prévu, pour cela, que dix départements seraient désignés comme pilotes pour une expérimentation des mesures préconisées dans le rapport. Le département du Doubs a la chance d’être parmi ceux-là, mais il me semble que le Père Joseph n’aurait pas accepté l’option prise par l’État d’éluder le principe de son engagement financier dans ces opérations.

Il est tout à fait normal que les collectivités locales organisent entre elles, sur le terrain, la lutte contre la misère et y participent financièrement. Elles le font, le plus souvent depuis de longues années. Le rapport du père Wresinski préconise que l’État harmonise ces actions pour une plus grande égalité des personnes quelle soit la région où elles habitent, et qu’il abonde financièrement les moyens locaux.

Sans moyens financiers nouveaux, le Doubs a donc mis sur pied trois groupes de travail : « ressources », « logement, « santé », regroupant toutes les institutions. Leurs premières conclusions devraient être remises avant la fin juin. Nul doute qu’elles impliqueront fortement l’État. La suite qui sera donnée sera le test de la volonté effective des pouvoirs publics de faire des problèmes de pauvreté une priorité nationale.

Marguerite Vieille Marchiset

Adjointe déléguée aux affaires sociales de la ville de Besançon

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