Pourquoi je crois au sport

Françoise Ferrand-Vander Elst

Citer cet article

Référence électronique

Françoise Ferrand-Vander Elst, « Pourquoi je crois au sport », Revue Quart Monde [En ligne], 128 | 1988/3, mis en ligne le 01 mars 1989, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3974

Être à l'aise dans son corps, même trop petit, trop maigre ou trop gros, c'est être à l'aise avec les autres, oser les rencontrer, les regarder parce qu'on n'est plus encombré par soi-même. À partir de cette conviction qu'elle développe d'abord, l'auteur parle de son expérience à Lille : le sport comme axe de présence en milieu défavorisé.

Pour nous, professeurs d'Éducation Physique et Sportive arrivant comme volontaires dans le mouvement ATD Quart Monde, nous ne pouvons que remarquer combien la misère déforme les corps. Le dos voûté, la tête baissée, le visage déjà marqué, les gars et les filles de 20 ans portent déjà des signes de vieillissement. Nous découvrons à la fois combien les parents sont fatigués, les nerfs usés par tant d'années de vie précaire, et l'extraordinaire vitalité des enfants qui ne demande qu'à s'extérioriser.

Notre profession nous a appris les joies du sport, de la vie d'équipe, la satisfaction de l'effort physique, la beauté des gestes harmonieux, le goût de la nature, la formidable impression de liberté dans des activités de plein air... Tous ces enfants et ces jeunes que nous rencontrons dans le quartier, qui jouent au foot entre les voitures, qui font de l'escalade sur les murs des usines, ou de l'acrobatie en mobylette sur les marches de l'église, ne sont inscrits à aucun club de sport. L'activité physique fait partie de leur vie d'une façon naturelle, décousue, au rythme des envies et des événements.

Il nous semble juste de partager ce que nous avons appris et qui continue à nous passionner.

Le sport nous permet d'entrer en relations avec tout un quartier, et avec les plus pauvres de ce quartier.

Avoir accès à un stade, à un gymnase, à une piscine n'est pas le plus difficile. Il s'agit surtout d'entraîner avec nous, de motiver dans la durée les enfants, les jeunes qui n'ont pas d'aptitude physique ou sportive particulière, qui ne sont pas les premiers appelés par leurs copains quand il s'agit de constituer des équipes.

La pratique de sports collectifs (foot, hand, volley) est facile à démarrer. Mais dès qu'il y a un match, la règle de base étant de gagner, de montrer que votre équipe est la plus forte, la plus rapide, la plus adroite, la logique est de mettre les meilleurs joueurs dans son camp. La sélection étant quasi inévitable, il s'agit surtout que chacun trouve une place pour que la réussite ou l'échec soit porté par tous. La réussite du groupe devient votre propre réussite, les efforts du groupe sont vos propres efforts.

À cette reconnaissance collective, il est important d'ajouter la proposition faite à chacun d'aller à la découverte de son propre corps, de ses capacités, de ses limites, d'apprendre à les dépasser par la pratique de sports individuels.

La rigueur de l'apprentissage, la répétition d'un geste technique maintes et maintes fois, ne sont pas naturelles et deviennent vite pesantes pour des enfants et des jeunes habitués à la sanction immédiate.

Nous avons besoin des meilleurs pédagogues, des éducateurs sportifs de haut niveau pour que ces stages d'apprentissage puissent se faire. Sans eux, le sport en milieu défavorisé restera un jeu, d'où parfois émergeront quelques exceptionnels champions, mais nous aurons raté la chance qu'il soit un levier pour tout un milieu.

À Lille, le sport comme reconnaissance collective1

Depuis quelques mois, Brigitte et moi avons opté pour le sport, comme des axes de notre présence sur le quartier. Sport tous azimuts. Sport tout âge.

Nous avons eu la chance de trouver en la personne du directeur des installations sportives universitaires, un type qui croit, comme nous, aux vertus du sport. Au-delà de tout règlement, de tout texte administratif, de tout argent. Il nous a ouvert tout grand l'accès au stade universitaire et à la piscine. Ces installations sont derrière la voie rapide qui borde le quartier. (...)

Piscine, foot, hand, cross, randonnée pédestre, gym, escalade, ski... Je crois vraiment que, après un an de présence sur le quartier, nous aurions pu proposer n'importe quelle discipline sportive, les gars étaient partants.

Bien sûr, il y avait les inconditionnels de foot, tel que Michel. Mais, même lui, il s'est passionné quand nous avons commencé à jouer au hand ou à faire des exercices d'acrobatie.

Un soir, Nanou, amie prof de gym passe me chercher cour Wallaert. Deux Kayaks sont fixés sur sa « Diane ». Elle m'emmène faire une descente de rivière dans les Ardennes Belges. Une échappée, une bouffée d'air que nous aimions déjà prendre quand nous enseignions ensemble. Heureusement, elle est passée assez tard. Le quartier est déjà mort.

Au retour, comme toujours après une absence, même d'un jour, les jeunes me font raconter cette journée. J'en ai plein les yeux, et plein les bras. Il m'est facile de leur partager cette passion des sports de plein air.

Le surlendemain ils me disent de passer chez Doudou. Il a trouvé un bouquin qui parle de construction de canoë. De la colle, du papier, du plastique, une forme allongée commence à se dessiner. Avec Frédéric, il est en train de s'affairer.

Peut-être ont-ils été jusqu'à essayer cette forme dans la Deule ? Je n'ai pas suivi les opérations.

Les plus jeunes, notamment les 12-15 ans, n'apprécient pas que nous soyons toujours avec les grands. Eux aussi accrochent au sport : rugby, natation, cyclotourisme, hand, aviron...

Tous ensemble

Grands ou plus jeunes, ce qui leur plait, c'est de faire du sport avec des copains. Michel aurait pu devenir professionnel de foot. Il en avait les capacités. Il a fait plusieurs essais dans des clubs, il n'y est pas resté. Il se sentait tout seul, à part.

Comme il dit :

- J 'aime encore mieux jouer avec les brêles de Moulins !

Nous avons forcé l'intégration des plus jeunes dans des clubs. Natation et hand notamment. En groupe. Il est vrai que leur arrivée bouleversait un peu l'équilibre du club : le bruit, la discipline... Mais quand les entraîneurs sont prêts à s'y investir, comme ce fût le cas pour la natation, l'enjeu vaut le coup. Et tout le monde est gagnant.

Au hand, Doudou tire de véritables boulets de canon. Il a fallu qu'il apprenne et qu'il s'habitue à les tirer dans les cages, plutôt que sur les gars qu'il trouvait trop nuls !

Pour un croche pied parfois involontaire, mais parfois narquois d'un des joueurs de foot, Michel pique sa crise. Et un clin d'œil, il devient blanc, serre les dents, et se dirige telle une furie vers l'acteur du croche-pied. Celui passe vraiment un sale quart d'heure. Personne ne s'interpose dans ces moments là. Un jour, je menace Michel de l'exclure des entraînements.

- C'est plus fort que moi. J'peux pas m'en empêcher, me dit-il.

L'entraînement est devenu régulier. Pratiquement tous les soirs, en salle ou sur le stade, nous quittons le quartier à pied ou en mobylette, avec le ballon.

Aux entraînements réguliers, il fallait aussi ajouter quelques extras. De l'inhabituel. Notre part d'aventure, de risque.

Un dimanche matin, certainement après une nuit blanche, les jeunes débarquent dans la cour Wallaert. Ils ont projeté d'aller faire un cross dans le bois de Boulogne, à l'autre bout de Lille. J'ai une bonne excuse pour ne pas y aller. Suite à un accident, je n'ai plus de mobylette.

- Ça fait rien. Tu prends la mienne.

C'est Thierry qui fait l'offre. Alors là, je ne peux résister ! Sa mobylette, la plus rapide du quartier, que personne n'a le droit de toucher puisqu'il s'en sert tous les jours pour aller au travail. J'arrive.

Thierry est monté sur celle de Luc. Et nous voilà à une dizaine, pétaradant dans les rues de Lille endormie.

À un feu rouge, Xavier me lance :

- Ca te plaît hein, d'être avec nous !

- Ma foi ! oui !

Je fus quitte, cette fois, à essayer de les suivre dans le parcours du combattant.

Pour compenser le peu de temps que nous pouvons leur accorder, nous avons promis aux plus jeunes, de faire avec eux une sortie à vélo par mois. Nous arrivons à nous y tenir grâce à la direction départementale de la Jeunesse et des Sports qui nous prête des randonneurs en parfait état de marche.

Au cours de toutes les sorties que nous avons faites, nous n'en avons détérioré aucun. C'est dire la fierté et le soin apportés à du beau matériel.

Tourner autour de la Place Déliot avec des vélos flambants neufs ou presque, il y avait de quoi susciter la jalousie des plus grands, gars et filles, deux d'entre elles n'ont jamais fait de vélo. Inutile d'insister. Nous ferons donc une sortie à pied. Une longue randonnée pédestre dans le plat pays.

Nous sommes une vingtaine, sacs aux dos, à quitter la Place Deliot.

Qu'ils soient à pied, en vélo, en mobylette, en voiture, ou plus tard en bus, tous les départs de la Place sont enivrants.

On part ! Salut le quartier ! On va respirer !

Forts de notre expérience antérieure à Seclin, nous avions imposé le contrat : pas d'alcool. Il fut tenu sans que personne n'ait à le rappeler, trop préoccupés les uns et les autres par nos ampoules, notre fatigue, et nos extinctions de voix d'avoir trop chanté.

Lorsque nous avons revu Thierry récemment, alors que, comme des anciens, nous parlions des souvenirs communs, il nous dit :

- Il y a quelque chose que vous m’avez fait découvrir, et ça, j'peux plus m'en passer, c'est les voyages, et le ski.

Chaque année, il emmène sa femme faire du ski. Quand il en parle, on est avec lui sur les pentes.

Pourtant, nous n'avons guère fait beaucoup de ski ensemble. Mais il a suffi d'une fois pour qu'il prenne goût et passion.

La première fois, il en avait vraiment gros sur le cœur quand il nous a vus partir le vendredi dans la nuit. Il bossait le samedi matin, et son parrain l'avait prévenu :

- Tu manques un jour, comme t'es nouveau, tu es renvoyé.

Nous lui avions promis que la deuxième fois, et en fait, il n'y en eut que deux, nous choisirions la date en fonction de ses congés. Nous avons tenu parole et nous avons bien fait.

Le foot restait quand même notre point d'ancrage, car il était pratiqué dans tous les quartiers où vivaient des volontaires ATD.

1 Extrait de « T'es jeune ou quoi ! », Françoise Ferrand, éditions Science et Service Quart Monde.

1 Extrait de « T'es jeune ou quoi ! », Françoise Ferrand, éditions Science et Service Quart Monde.

Françoise Ferrand-Vander Elst

Née en 1945, professeur d'Éducation Physique et Sportive rattachée à la Direction Départementale de la Jeunesse et des Sports du Nord, elle enseigne pendant quatre ans en secteur extra-scolaire. En 1971, elle rejoint le volontariat du mouvement ATD Quart Monde. Engagée pendant quinze ans avec les jeunes, elle anime maintenant les universités populaires du Quart Monde

CC BY-NC-ND